Toutes les entreprises qui proposent des solutions illimitées, dans la musique, le cinéma ou le livre, disposent de données sur les usages des lecteurs. Evidemment, l'édition étant devenue le dernier terrain de jeu de ces entreprises, les éditeurs restent méfiants : pour preuve, le peu d'entrain des grands groupes à se précipiter chez Kindle Unlimited, que ce soit en France ou ailleurs. La lecture numérique, toujours présentée comme La solution pour lire Fifty Shades of Grey à l'abri des regards indiscrets fait tout de même quelques infidélités à votre vie privée.
Le 20/01/2015 à 12:05 par Nicolas Gary
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20/01/2015 à 12:05
Le modèle est presque parfait : avec la solution d'abonnement illimité pour le livre, les éditeurs découvrent ce qu'implique la rémunération à la performance. Et pour les auteurs, cette équation, outre qu'elle donne mal à la tête, devient une vraie plaie. Le prestataire ne paye en effet qu'à partir d'un certain nombre de pages lues, autrement dit : on touche à la plus extrême logique de rentabilité.
Pour le consommateur, plus question de prendre le risque d'un livre décevant, et d'un mauvais achat. En outre, payer 10 € pour accéder à des dizaines ou des centaines de milliers d'ouvrages, rend le produit particulièrement attrayant. Loin d'être paradoxale, la position des prestataires de ce service les pousse à affiner au mieux leurs outils de recommandation. Pour s'assurer que l'éditeur soit satisfait, et qu'il engrange quelques revenus, les algorithmes doivent turbiner pour mettre devant les yeux de l'abonné, un choix de livres répondant à ses critères, et ses goûts.
Dernièrement, Russ Grandinetti, le vice-président Kindle a défendu bec et ongle son petit dernier : Kindle Unlimited, c'est l'offre ultime pour les clients, ménageant leur porte-feuille, tout en offrant un panel varié d'ouvrages. Depuis six mois que l'abonnement existe, aucun chiffre n'est sorti – un classique chez Amazon, qui laisse volontiers les spéculations des analystes et de la presse aller bon train. Avec une certitude : « Dans toutes les catégories de médias numérique, les abonnements ont trouvé le succès, à un certain niveau. » Et le livre ne dérogera pas, c'est Amazon qui l'a décidé.
JD Hancock, CC BY 2.0
En France, la situation ne sera pas commode : une levée de bouclier généralisée semble indiquer que l'abonnement, s'il n'est pas géré par les éditeurs, est illégal, en regard de la législation sur le prix unique du livre numérique. Outre-Atlantique, ce sont les acteurs de l'édition qui dénoncent Kindle Unlimited, comme Mark Coker, PDG de la société de distribution d'ebooks. Smashwords, l'a expliqué : « Kindle Unlimited est une mauvaise affaire pour les auteurs, parce qu'il implique une exclusivité et donne le champ libre à Amazon pour contrôler les compensations financières. »
Retour vers le futur : le DRM ou l'environnement propriétaire
Tout le modèle économique des offres d'abonnement repose sur un principe simple : un écosystème de lecture maîtrisé de A à Z par la société. Exactement le même principe que ce qu'Apple, Kobo ou Amazon peuvent proposer avec leurs solutions de lectures, pour les ventes d'ebooks à l'unité. « Tous les détaillants et distributeurs ont investi dans les outils d'Adobe, ce qui rend le retour en arrière très coûteux », nous précise un distributeur. « Dans le même temps, les DRM applicatifs déployés sont très exigeants et offrent des possibilités d'intrusion dans la sphère privée encore plus inquiétantes. Amazon sait tout de ses usagers, à la page lue près. Et c'est d'ailleurs ainsi que fonctionne Kindle Unlimited. »
Que l'on ne s'y trompe pas : l'abonnement implique d'abandonner à l'entrée du service toute garantie d'anonymat. « Oyster, par exemple, constitue une base de données d'usages de lecture, qui sera précieuse, pour mieux vendre son service, et orienter les lecteurs vers les bons livres. C'est toujours ce discours lénifiant sur la prescription », souligne le distributeur. La réalité est autre : ces données servent bien à attirer les éditeurs, en expliquant que le croisement entre les métadonnées fournies et les Big Datas recueillies serviront à mieux valoriser un fonds de catalogue confié au prestataire. « Sauf que l'on retrouve cette long tail si bien vendue avec le numérique, qui ne fonctionne pas si bien que cela. »
Le comportement de l'usager est donc fliqué : achat ou emprunt, qu'importe, les objectifs restent les mêmes. « Utiliser les informations que donnent les lecteurs, pour leur suggérer un achat ou les conseiller, c'est ce que nous faisons depuis la préhistoire de la librairie. La dimension industrielle provoque juste un peu plus d'appréhension, parce tout est informatisé », nous souligne un libraire en ligne. « Après tout, à quelques exceptions près dont se régalent les internautes, personne ne se plaint réellement des conseils personnalisés d'Amazon. »
Surtout que, pour ce dernier, l'une des perspectives est simple : puisque les grands éditeurs ne trempent qu'à peine le bout des lèvres dans Kindle Unlimited, les recommandations formulées par Amazon iront toutes vers des ouvrages autopubliées. « Ce n'est pas un vice : après tout, les éditeurs ne jouent pas le jeu, donc Amazon oriente au maximum les choix de lectures vers sa propre offre. Ce qui aboutira, finalement, à ce que le lecteur n'achète plus que les livres sortis de Kindle Direct Publishing, la plateforme d'autopublication maison. Et se détourne donc des ouvrages des éditeurs. »
Données personnelles : la vraie mine d'or
Plusieurs sources commencent par ailleurs à faire remonter les informations : si les données des utilisateurs sont protégées, pour garder à l'abri la vie privée, ni l'auteur, ni l'éditeur ne peuvent accéder à ces informations. Un manque cruel pour les services marketing qui puiseraient volontiers à cette source. L'arrivée prochaine de l'EPUB 3 changerait la donne : grâce au Javascript, des solutions de traçage se profilent. Mais en attendant, on assure que des société comme Kobo ou Bluefire mettent à disposition ces fameuses données, contre espèces sonnantes et tribuchantes. Kobo nous assure toutefois ne pas avoir connaissance de business spécifique autour de ces données. (via DBW)
Wired s'interrogeait d'ailleurs sur les motifs qui poussaient les éditeurs à s'engouffrer dans les offres illimitées, comme récemment Macmillan avec Oyster. « Avoir plus de la moitié du Big Five sur notre service, en moins de 18 mois après le lancement, je pense, est un gage que l'abonnement est un modèle viable pour les livres numériques », assurait le fondateur de Scribd, Andrew Weinstein. Scribd, d'ailleurs, comme Oyster, partagerait des informations sur les activités de lectures – sans donner de détail sur les lecteurs, individuellement. Et pour le moment, on ignore si cela se fait avec une contrepartie financière.
En France, Youscribe nous avait garanti, dans un entretien de mars 2014 : « Nous nous plaçons bien plutôt dans une utilisation sémantique, pour rapprocher les lecteurs des livres qui pourraient les intéresser. Commercialiser et valoriser des données personnelles ne fait pas partie de l'ADN de YouScribe. » Son PDG, Juan Pirlot de Corbion, confirme, un an plus tard : « C'est toujours d'actualité. » Sollicitée, la société Youboox explique pour sa part : « Nous commercialisons des opérations de marketing ciblées par catégorie de livre et nous envisageons de commercialiser certaines études auprès des éditeurs. »
Marie-Ange Rousseau by ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Des informations pour lesquelles la société Adobe s'est fait tirer l'oreille, après que le public a découvert comment elle transférait sur ses serveurs des données liées aux bibliothèques personnelles, aux lectures, etc. Le tout via Adobe Digital Edition, l'outil indispensable pour identifier les ebooks équipés d'un DRM. Des informations recueillies à l'insu des utilisateurs ? « Personne n'a pris le temps de lire les 70 pages de contrat de licence, que l'on a tous signé », plaisante un lecteur adepte du numérique.
Abonnement, une valeur marchande évidente
Pourtant, savoir que les grandes firmes font remonter sur leurs serveurs toutes les données de lecture, au moment de la connection à internet, ou durant la lecture, dans le cas de tablette, cela ennuie quelque peu. « Apple ne s'en occupe pas trop pour le livre », nous assure un professionnel, mais toutes les données, marque-page, annotations, niveau de lecture, temps passé, et ainsi de suite, « c'est stocké quelque part, évidemment ». Et il faut être conscient que tout ce qui se passe sur une liseuse, ou une tablette, est bien enregistré.
La CNIL est pourtant ferme sur le principe : « Toute donnée collectée doit être signalée comme tel, et son utilisation doit être précisée, qu'il s'agisse de fins commerciales, ou non. » Verra-t-on, pour la sécurité des lecteurs, débarquer des options indiquant que l'on refuse le transfert de ses données de lecture ? Dans ce cas, la seule indication serait celle de l'achat – pas très porteur pour les moteurs de recommandations robotisés.
Or, si les éditeurs peuvent se montrer réticents sur la question de l'abonnement, la position se comprend. On se souvient de la montée au créneau d'Arnaud Nourry, PDG de Hachette Livre, sur le sujet : « Je serai le dernier à plonger. Ça n'a aucun sens. Dans la musique, les formules d'abonnement peuvent avoir du sens, parce que les gens consomment beaucoup de morceaux. Si nous allions vers l'abonnement, nous irions, c'est sûr, vers la destruction du modèle économique que nous mettons en place. »
Pourtant, les données moissonnées ne sont pas sans valeur. Elles pourraient tout à fait intervenir dans le cadre de négociations commerciales, au titre d'actions promotionnelles, ou comme des sur-remises. « Tout cela a une valeur, de la même manière qu'une mise en avant sur la page d'accueil du libraire en ligne, ou dans une catégorie spécifique. » Chez certains éditeurs, dans les conditions générales de vente, la remise est liée à l'existence d'une librairie physique. « Imaginer qu'Amazon compenserait cette absence par autre chose n'est pas inenvisageable. »
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