Le 11/02/2015 à 08:54 par Cécile Pellerin
Publié le :
11/02/2015 à 08:54
De passage à Paris, à l'occasion de la sortie de son dernier roman, » (Métailié) traduit par Myriam Chirousse, Rosa Montero a accepté de répondre à quelques questions.
Votre livre questionne sur la douleur, la souffrance et la mort sans jamais anéantir le lecteur ni l'entraîner dans un sombre désespoir. Comment faites-vous pour parvenir à cette apparente légèreté, à ce « bonheur d'être triste » ?
Ah, merci beaucoup pour ces si belles paroles... En réalité c'est un apprentissage que je me suis efforcée de suivre tout au long de ma vie. J'ai une théorie selon laquelle nous, les romanciers, sommes plus obsédées par la mort et le passage du temps que les autres... Nous écrivons contre la mort, et nous essayons de lui trouver une place, de la comprendre. De l'accepter, d'une certaine manière. L'Idée ridicule de ne plus jamais te revoir est un livre sur la vie, sur la possibilité d'apprendre à mieux la vivre, plus sereinement, plus pleinement. Mais réussir à vivre avec sérénité et plénitude implique d'être arrivé avant cela à un certain accord avec la mort, la sienne et celle de ses proches. C'est pourquoi ce livre parle aussi de la mort, mais toujours du point de vue de la vie.
De quelle manière avez-vous procédé pour faire fusionner avec tant de réussite, l'histoire de Marie Curie avec des instants de la vôtre et rendre ainsi une émotion immédiatement transmissible au lecteur, car toute proche ?
Merci encore ! Comme tu le sais, ce livre est né parce que mon éditrice espagnole m'avait envoyé le très court journal de deuil que Marie Curie a tenu l'année suivant la mort de son mari. Il ne fait que 28 pages et elles sont déchirantes, un hurlement de douleur. Mon éditrice voulait que je fasse un prologue dans le but de publier le journal dans une de ses collections de textes courts, mais lorsque j'ai lu ces 28 pages, j'ai compris que ce n'était pas ce que je voulais faire. Je voulais utiliser l'immense figure de Marie Curie pour y projeter, comme sur un écran, une série de réflexions et d'émotions qui se bousculaient dans ma tête et dans mon cœur ces deux ou trois dernières années. Des réflexions et sensations évidentes pour tout être humain lorsqu'il essaie de comprendre ce qu'est la vie. Le livre est donc sorti ainsi, d'un jet, en faisant de Marie la mesure de notre humanité. Le miroir de ce que nous sommes.
Je ne connaissais pas la vie de Marie Curie et, en lisant votre livre, elle est devenue un personnage étonnamment romanesque. L'était-elle vraiment avant qu'une coïncidence ne vous conduise à écrire sur elle ou avez-vous souhaité qu'elle le devienne ?
Mais siiiii, c'est incroyable !!!! C'est parce que la vie officielle de Marie Curie, ce que tout le monde connaît d'elle, n'est que la partie émergée de l'iceberg. Sa vie est bien plus grande, plus paradoxale, plus complexe... Par exemple, ce mélange incroyable de la raison la plus pure et de la passion la plus folle... Comme je viens de le dire, ce choix a d'abord été un hasard... Mais ce qui est certain c'est que je me suis aussi reconnue en elle. Mise à part l'ENORME distance qui me sépare d'un tel génie, la vérité est que nous avons beaucoup en commun, à une échelle pour moi plus minime et humble, bien sûr. Par exemple : ce mélange entre raison et passion ; le conflit qui existe entre le désir d'aimer et la soif de liberté individuelle ; l'obsession ; le perfectionnisme ; la conscience du paradoxe de la vie ; la préoccupation pour les questions sociales... J'ai même l'annulaire plus long que l'index, comme elle !!!!
Rosa Montero ©Daniel Mordzinski - 2014
Pensez-vous que la culpabilité soit un sentiment féminin ?
Je crois que la culpabilité est un sentiment judéo-chrétien propre à notre société ; des hommes et des femmes le ressentent, me semble-t-il, mais je crois aussi que les femmes ont ce sentiment de culpabilité particulier lorsqu'il s'agit de rompre avec le modèle féminin traditionnel... Par exemple, la culpabilité de travailler et de négliger par conséquent un peu ses enfants...
Votre livre parle d'une femme et plus généralement s'interroge sur la place des femmes dans la société, sur la difficulté de pouvoir vivre (encore aujourd'hui) selon son propre désir, sur la peur des hommes face à la réussite sociale de la femme. Le qualifieriez-vous de roman féministe ? Pensez-vous qu'il s'adresse d'abord aux femmes ?
Nooooon ! Bien qu'en tant que citoyenne je sois féministe, ou plus précisément, antisexiste, je déteste la littérature pamphlétaire. Je ne considère absolument pas mon livre comme un livre féministe, et par conséquent il ne s'adresse pas plus particulièrement aux femmes. Bien sûr qu'il parle de Marie Curie, et qu'une partie raconte les difficultés extrêmes qu'elle a rencontrées du fait d'être une femme, dans une époque où on ne leur permettait même pas d'étudier à l'université. Mais tout d'abord, ce que je décris est une réalité qui affecte autant les hommes que les femmes.
Je veux dire qu'ils faisaient partie de cette société et c'est donc pertinent aussi en ce qui concerne les hommes, me semble-t-il. Par ailleurs, la plupart de ces grandes réflexions que j'évoquais et qui m'ont amenée à écrire touchent à des thèmes évidents pour les hommes comme pour les femmes. Par exemple, l'importance de la parole dans la vie des êtres humains ; les réflexions sur l'identité ; le fait que notre mémoire soit invention ; le fait qu'il nous coûte tant de savoir quels sont nos propres désirs, parce que nous passons notre vie à dépendre des désirs que les autres ont pour nous, et sommes particulièrement piégés par l'injonction maternelle ou paternelle... Ou toutes les réflexions sur la douleur, la mort, la perte, le deuil. Face à tout cela, peu importe d'être un homme ou une femme. De fait, nombre de mes lecteurs sont des hommes.
Vous écrivez : « tout n'est pas horrible dans la mort ». Pensez-vous (au-delà du temps qui apaise la souffrance) qu'on puisse vraiment se libérer du poids de la mort, de la sienne comme de celle de ceux qu'on a aimés ?
Hahaha, à vrai dire si je te réponds sincèrement, je te dirai que mon livre est plus sage que moi... Mon livre porte en lui une sérénité et une acceptation que je crois ne pas avoir atteintes dans ma vie réelle... Ou du moins elles m'échappent tout le temps, hahaha, la vie est compliquée. Mais tu vois, grâce à ce livre il m'est arrivé des choses merveilleuses... Les lecteurs m'ont envoyé énormément de lettres, plus que pour aucun autre livre. Et dans 90 % d'entre elles ils me racontaient des histoires liées à la mort... Ils me parlaient de leurs pertes et de leurs deuils. Mais ce qui est extraordinaire, c'est que ces histoires n'étaient ni tristes, ni terribles, mais belles...
C'étaient des histoires magnifiques qui célébraient la vie et l'amour. Par exemple, ils me racontaient comment, pendant l'agonie d'un de leurs proches ils avaient passé une après-midi à lui tenir la main, en s'aimant plus et en se rapprochant plus qu'ils ne l'avaient jamais fait, plus heureux que jamais... Et ces belles histoires, ils ne les avaient probablement jamais racontées à personne, parce que ce ne sont pas des choses dont on parle. Le deuil est officiellement toujours un deuil sombre... Mais il peut y avoir aussi beaucoup de lumière dans la nuit. Je me suis alors rendue compte du fait que mon livre avait offert un espace à toutes ces personnes pour qu'elles puissent reconnaître et arracher la beauté qu'il y avait eu dans la douleur. Et tout cela me paraît terriblement émouvant et merveilleux, parce que c'est vraiment là le sens de l'art. Comme le disait Georges Braque, l'art est une blessure qui devient lumière.
Retrouver L'idée ridicule de ne plus jamais te revoir, en librairie
La façon dont vous rendez compte de la douleur, de la dépression, de cette folie qui entraînent à la dérive est magistrale, extrêmement belle. Ici le langage EST la REALITE. Votre écriture déborde de sincérité mais est-elle impulsive ou, au contraire, travaillée, ciselée jusqu'à atteindre la vérité ?
Ah, je suis ravie de toutes ces belles choses que tu me dis ! Tu es très généreuse. Eh bien tout cela est très, très travaillé. De fait, le livre, bien qu'il paraisse sans forme, a une structure invisible extrêmement solide. Une structure très narrative. Le problème de certains livres qui ont différents ingrédients et qui manquent d'une action qui les structure, c'est que tu peux être en train de les lire et de les apprécier, mais d'un coup tu les abandonnes pour aller dîner et peut-être que tu n'y reviendras pas.
Il m'est arrivé de tomber sur ce genre de livres. Si cela n'arrive pas avec celui-ci (et d'après ce que me disent mes lecteurs, cela n'arrive pas, au contraire, ils semblent ne pas pouvoir le lâcher), c'est justement parce qu'il est construit, parce qu'il a cette structure narrative cachée. Au bout du compte, oui, cette simplicité apparente est très élaborée. John Steinbeck disait : le mieux est toujours le plus simple, la difficulté est que pour être simple il faut beaucoup travailler.
Si je vous dis que la lecture de votre livre m'est apparue comme une heureuse coïncidence (dont la vie et les éditions Métailié m'ont fait cadeau) ; que, peu à peu, je commence à lâcher du lest, me débarrasse de quelques # ; cela ne devrait pas vous surprendre. A votre avis, la littérature peut-elle nous amener à entendre « le chant de l'enfant, splendide sous le figuier » ?
Merci ma chère... Eh bien tu vois... on écrit pour apprendre. Tu n'écris pas pour enseigner quoi que ce soit, tu écris pour découvrir, pour lever un interdit, pour comprendre... La littérature, en effet, au moment de l'écrire comme au moment merveilleux de la lire (je suis une lectrice passionnée) nous sauve de l'horreur et nous apprend à vivre.
Quels livres en français pourriez-vous conseillez au lecteur désireux d'en savoir davantage sur Marie Curie ?
A la fin du livre je cite les livres sur lesquels je me suis basée pour l'écrire... Je ne sais pas s'ils existent en français ou non. La biographie qu'Eve, la fille de Marie, a écrite, est essentielle. Très belle. J'espère qu'on peut encore se la procurer en France.
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