« Non, non, je ne suis pas d’accord », me dit Lambros Fisfis en un anglais parfait. Je ne sais alors pas grand-chose de ce Grec brun et chétif à peine plus âgé que moi, si ce n’est qu’il fait du stand-up ; je n’apprendrai que plus tard qu’il s’agit en réalité d’un des nouveaux comiques les plus connus de son pays. Nous sommes sept autour de la table, le repas est terminé depuis une heure, mais pas les bouteilles de vin. Les conversations diverses fusent d’un bout à l’autre de la table de Lambros l’humoriste et Sarah la danseuse. Beau couple, petite trentaine. Déjà sages, encore espiègles.
Le 09/06/2015 à 14:26 par Thomas Deslogis
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09/06/2015 à 14:26
Lambros Fisfis
« Non, les humoristes n’ont pas à parler politique ». L’ambiance est bonne, typique de cet entre-deux où les trentenaires ne font plus de soirée, ils dînent, mais où le naturel revient au fil des verres. Et puis Lambros n’a pas besoin d’alcool pour maintenir une bonne humeur générale, c’est son job. L’idée émergente de ce futur papier me pousse alors à approfondir le personnage en lui affirmant que selon moi l’artiste a toujours une responsabilité qui dépasse son art. Je pense évidemment à Coluche, même si je n’en suis pas encore à demander à Lambros de se présenter aux élections. Pour m’expliquer son désaccord, il me sort une de ses répliques aux allures de déformations professionnelles. « Y a l’humoriste qui cherche les rires et celui qui cherche les applaudissements. Moi, je cherche les rires ». Je me surprends à rire et applaudir en même temps, comme pour continuer le débat.
En remerciant le couple à la porte de leur appartement dont le style épuré, mais arty me fait penser à ceux du 11e arrondissement parisien, je glisse à mon hôte que j’aimerais le revoir dans la perspective de ce portrait, le deuxième de la série que je prépare alors autour des jeunes artistes européens. Demande acceptée, il a l’expérience de l’interview, surtout depuis qu’il a travaillé pour la télé. En attendant de pouvoir lui poser mes questions, je me renseigne un peu sur internet, et à ma grande surprise le premier sketch que je trouve (heureusement sous-titré) tourne autour de la crise économique. Un entretien d’embauche pour un poste de serveur durant lequel les deux candidats surdiplômés sacrifient leur minuscule salaire, et bien plus, sans que rien de tel ne leur soit demandé. Et c’est drôle en plus. Étonnant pour celui qui m’expliquait qu’il ne cherchait « que » les rires. Me voilà impatient d’en savoir plus sur Lambros Fisfis.
Quinze jours plus tard, rendez-vous place Mavili, sur la terrasse du café Flower, à l’heure à laquelle le soleil athénien rend l’air spectaculairement étouffant. La pollution y est peut-être aussi pour quelque chose me dis-je en traversant cette ville où l’horizon est gris quand le ciel est bleu. Le boulevard qui mène à la place Mavili est une sorte de mini-rocade encerclant le centre de la capitale. En face de moi, une imposante montagne, un contraste. Plusieurs musées bordent les quatre voies assourdissantes, beaucoup d’ambassades aussi, dont l’Américaine, qui, comme un réflexe, se démarque des autres en étant bien plus excentrée, bien plus imposante, bien plus sécurisée, et au style architectural cubiste et labyrinthique qui fait tout sauf se fondre dans le décor. Le café Flower porte bien son nom, la terrasse est recouverte de lierres faisant semblant de couvrir le bruit constant de la petite autoroute. La verdure est une politique urbaine de première importance à Athènes, la quasi-totalité des rues sont bondés d’orangers et de jasmin. Une triple bonne idée qui offre de l’ombre toute la journée, embellit cette ville de ciment, et couvre les odeurs d’un système de déchet sur trottoir qui laisse franchement à désirer. Lambros prend un café, il est 15 heures. En l’attendant, je m’étais déjà commandé une bière, il est 15 heures.
Derrière lui et face à moi une jeune femme semble particulièrement attentive à notre dialogue en anglais et tandis qu’elle abandonne son stylo j’attrape le mien, Lambros commence à me raconter son parcours. Première presque surprise, le comédien a d’abord fait des études de marketing. Si mon étonnement est limité, c’est qu’il m’est tout à fait concevable qu’un type un brin clairvoyant plongé dans un univers où la séduction est un moyen de faire payer autrui finisse par se dire : vaut mieux en rire ! Et se tirer. Une sorte de Gaspard Proust en moins cynique et moins bourgeois, ce qui n’a rien d’une critique pour notre compatriote, le fait est que celui-ci ne vient pas de la publicité, mais de la finance, et qu’il est français. Mais Lambros Fisfis est grec et, comme je le pressentais après avoir visionné le sketch ci-haut, je le découvre profondément concerné par les problèmes de son pays lors de ce second échange, bien plus que son opposition à mes propos « politiques » n’aurait pu le faire croire.
Lambros Fisfis - crédit Alexander Cabrita
Syriza ? Une bonne chose, mais restons prudent. La fin du bipartisme réjouit Lambros, la jeunesse du parti également. « Ils n’ont pas encore la culture de la corruption », dit-il avec une pointe de défaitisme. Une pointe seulement, il est globalement optimiste, « parce que je crois plus que tout en la jeunesse, la jeunesse est toujours la clé, et peut-être encore plus aujourd’hui, jamais la jeunesse n’a eu quelque chose d’aussi puissant qu’internet entre les mains pour faire valoir ses idées, ses créations, pour se cultiver sans cesse, pour s’informer, pour partager, pour s’unir ». La jeunesse comme addition d’expériences, c’est ainsi qu’on pourrait définir sa vision. La sienne, de jeunesse, en est l’exemple frappant, presque surréaliste. Après avoir judicieusement quitté l’apprentissage du marketing, Lambros a enchaîné les drôles de boulots. Il a bossé pour Greenpeace, fait le guide touristique, des traductions de l’anglais au grec pour un site gay, le démarchage téléphonique pour des jeux télé… Puis, à 26 ans, il part pour Amsterdam. C’est là qu’il commence à participer à des open mic, des scènes libres en bon français, et à enchaîner les concours un peu partout en Europe pour finalement remporter celui du Comedy Café de la ville du vice, un des plus prestigieux, dont il devient résident. Sa carrière est lancée.
Son retour en Grèce lui confirme que la pente sera désormais ascendante. Il enchaîne les scènes et passe soudainement à un autre niveau de reconnaissance, ça s’appelle la télé. Le nom de la première sitcom qu’il crée est-il d’ordre politique ? Il s’en défend, Génération 592 euros est juste un terme qui parle, tout le monde connaissant le montant du salaire minimum. Il devra d’ailleurs changer le titre au cours de son année de diffusion, le chiffre ayant été revu à la baisse… Mais sans être aveugles, les sketches n’avaient rien d’offensif. Et si la série a eu un certain succès, c’est une autre émission qui le fit véritablement connaître auprès du grand public. Une sorte de show en studio avec public et invités, un ensemble de sketches, d’interviews et surtout de jeux d’improvisation, un art que valorise tout particulièrement Lambros. Brûle le script restera deux ans à l’antenne. À en croire le best of ci-dessous l’émission semblait potache. La seule subversion qu’on pourrait y voir est celle de ne pas se prendre au sérieux ce qui n’a rien d’une subversion pour Lambros, « c’est ma nature ».
« Je ne parle jamais de politique à proprement dite, ce qui m’intéresse c’est la vie quotidienne ». Pas d’opinion, pas de message. Il n’est pas un guide me dit-il. « Mon rôle est de faire oublier les problèmes, pas de les résoudre ». Je m’incline devant la logique, mais continue l’exploration en lui demandant de me parler de l’humour grec. A-t-il certaines spécificités comme peut l’avoir l’humour anglais ? Pas vraiment, quoi que. « En tout cas les Grecs rient plus facilement que les Hollandais ! » Ha oui ? Lambros est catégorique, devoir faire rire une salle aux Pays-Bas équivaut à faire l’armée pour un comique, ça façonne. Il m’explique qu’en Grèce l’équation entre le caractère méditerranéen et l’ambiance de crise fait du rire un élément essentiel du quotidien. Ma volonté de le politiser croit d’abord gagner du terrain lorsqu’il finit par me dire qu’il y a tout de même ici différents types d’humour selon les classes sociales. Mais je me ravise en réalisant tout aussi vite qu’il ne s’agit là que d’un constat universel, il en va de même en France, le public de Desproges et celui de Bigard n’ont peut-être pas le même budget culture à la fin du mois.
Je réussis malgré tout à m’agripper à ce savon qu’est ce vrai spécialiste de la petite phrase qui claque — et note au passage, non sans satisfaction, qu’il aurait fait un redoutable homme politique — lorsque je lui demande à quelle classe d’humour appartient-il. Il trébuche pour la première et dernière fois. « Je viens plutôt de celle du haut, mais mon audience est celle du milieu ». Ce qu’il vient de dire ne lui plaît pas. « Non, je ne viens pas de celle du haut. En réalité ma famille est de classe moyenne, mais les apparences pouvaient parfois faire penser à plus que ça ». Voilà quelque chose que j’ai constaté partout en Grèce, les apparences y sont une priorité. Un besoin si fort et si omniprésent qu’on le retrouve tout autant dans la devanture exagérément soignée des commerces en difficulté que dans la folle prospérité des années post-euro et dont les Jeux olympiques de 2004 à Athènes furent le point d’orgue. J’ai encore du mal à me l’expliquer au-delà d’une fierté culturelle hors du commun du fait de ce que doit objectivement le monde aux Grecs. Comment accepter que le peuple qui a posé les fondements de la civilisation occidentale soit aujourd’hui à la traîne de celui-ci ? Pour cela il faudrait relancer l’Histoire, se régénérer complètement, compter sur une génération radicalement nouvelle. Elle arrive. Que dis-je, elle est là. Et elle s’impose ici plus vite qu’ailleurs en Europe, à part en Espagne, et cette comparaison vaut autant pour Syriza et Podemos que pour Lambros Fisfis et Luna Miguel.
Lambros Fisfis - crédit Alexander Cabrita
Il y a en Lambros un détachement qu’on ne retrouve pas chez les générations juste avant la sienne, un recul inédit sur la Grèce contemporaine. Internet oblige, l’expérience hollandaise, en plus. Ce qui a changé, c’est l’identification comme citoyen du monde devenue au moins aussi importante que l’identification nationale. Le transfert est plus complexe au sujet de l’identité européenne. Quand vous parlez d’Europe à un grec il entendra Allemagne, et même pour Lambros le Hollandais (surnom qu’il lui irait merveilleusement bien, tant par rapport à sa vie amsterdamoise qu’à sa bonhomie réaliste-optimiste rappelant un certain Président français), même pour lui donc, l’Allemagne actuelle est un problème. En fin analyste Lambros voit deux réalités dans cette relation compliquée entre la Grèce et Merkel (pourrait-on ainsi résumer). Une logique, tout d’abord, son pays ayant indéniablement déconné au début des années 2000, vivant comme des rois sur le dos d’une prospérité de surface, d’emprunts. Et de l’autre, « une guerre », rien que ça. Entre la Grèce et l’Allemagne se joue le choix de deux visions du monde. Car si les Grecs aiment en effet soigner les apparences un peu trop vite, nous n’avons pas là un peuple de traders. Trop familiaux pour ça, trop philosophes. Le même Lambros qui n’a pas ce genre de sujet pour thème d’écriture, aura disserté devant moi près d’une demi-heure sur la géopolitique mondiale et sur le pourquoi du comment de son pays renaissant, mais salement amoché.
C’est un peu comme s’il considérait que la marche de l’Histoire empruntait de toute façon le bon chemin et que le rire n’avait rien à faire là. Un à-côté indispensable oui, mais comme l’est une échappatoire. Et puis il y a autre chose. Si Lambros croit tant en la jeunesse c’est qu’il la regarde avec recul. À 34 ans seulement il faut bien avouer qu’il a déjà eu plusieurs vies et que celle de comédien est un modèle de réussite, étape par étape. Alors Lambros se sent désormais comme un accompagnateur plutôt que comme un enfant du web pur sang. Mais il participe, il leur parle de leurs vies, la tourne en dérision sans méchanceté aucune, juste assez pour qu’ils en rient eux-mêmes. C’est cette sagesse qui m’a d’abord dérouté, ayant une méfiance naturelle pour tout ce qui est trop facilement acceptable, trop dégagé des problématiques de fond.
Mais ce n’était qu’apparences, encore une fois. Le bon côté de celles-ci. Celles qui forcent à rester poli face à son boulanger et ce quoi que soient nos soucis intimes. Celles, comme il dit, qui ne résolvent pas les problèmes, mais les font oublier.
Lambros Fisfis est utile, comme peut l’être ma cigarette quoiqu’il est toujours délicat d’expliquer que le temps potentiellement perdu peut très bien se transformer en temps gagné. Remarquant que la conversation touche à sa fin, la jeune femme se lève juste avant nous. Elle s’arrête et tend sa main à Lambros, « Bravo pour ce que vous faites. » Elle s’y était préparée et a pris son courage à deux mains, repart immédiatement, essoufflée, sincèrement touchée.
Ouais, indéniablement, il est utile.
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