La déclaration de Bradley Martin, CEO de Penguin Random House Canada, n’a pas fini de faire rigoler les traders de la City. « Je ne m’intéresse pas à un livre qui va générer moins de 100.000 $ de recette, à moins que l’editor ou le publisher ait une vision convaincante pour le livre et/ou l’auteur », assure-t-il, sans hésiter. En 1880, Zola accusait les éditeurs de trop publier. Mais aujourd'hui...
Le 18/07/2015 à 13:10 par Nicolas Gary
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18/07/2015 à 13:10
ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Une pareille attitude, ouvertement affichée, colle tout de même une petite angoisse aux auteurs, ainsi qu'aux autres éditeurs du pays. Les grandes maisons d’édition ne sont-elles donc plus préoccupées que par la seule rentabilité de leurs livres et les succès commerciaux ? Peut-être bien que cette vision est enfin assumée et revendiquée, ayant toujours eu cours. Difficile d’imaginer qu’une société, même dans l’édition, ne se préoccupe pas de ses résultats financiers. Le cynisme a-t-il dépassé les bornes ?
Il est évident que la fusion de Penguin et Random House porte les discussions autour du commerce du livre à une tout autre échelle. L’entreprise pèse pour plus de 3,5 milliards $ de chiffre d’affaires en 2014 au niveau mondial : on ne joue pas vraiment dans la même cour... Les agents et leurs auteurs sont d'ailleurs particulièrement nerveux depuis ce rapprochement.
La concurrence dans le choix des livres publiés, de même que l’attention et le marketing accordés vont découler des attentes, et le seuil de 100.000 $ représente un objectif délirant pour certains, plutôt raisonnable pour d’autres. Pour le patron de PRH Canada, c’est en tout cas devenu la ligne de conduite.
Ces questions reviennent régulièrement. Hélène Védrine, maître de conférence à l’université Paris-Sorbonne les résumaient bien pour la France : « La crainte est de voir une uniformisation de la production éditoriale et une soumission des politiques éditoriales à des logiques strictement économiques qui prônent une rentabilité à court terme au détriment de la construction d’un catalogue sur le long terme. » (via Jol presse)
Pour Brian Kaufman, d’Anvil Press, maison située à Vancouver, ce chiffre est révélateur : ventes, volumes et revenus sont les enjeux affichés. PRH « est un monstre : il doit être alimenté. Je pense que Martin est simplement honnête ». Sauf que le montant de 100k $ est tout bonnement irréaliste : « La plupart des livres au Canada ne se vendent pas du tout à ce niveau. » (via The Province)
Steven Galloway, auteur à succès, ne voit pour sa part rien de dingue : 100.000 $ représentent 7 à 10.000 ventes, et rien de plus. Une estimation que partage John Degen, directeur de la Writer's Union of Canada, mais pour lui, la barre est placée très haut, « dans un marché qui achète rarement autant d’exemplaires ».
Produire, surproduire et finir par tuer le marché ?
Dans le même temps, l’interprofession se regarde en chiens de faïence, et pourtant, sait que le contrôle du nombre de livres proposés est une piste de développement à mieux intégrer. En France, pour prendre l'exemple le plus flagrant, le secteur de la bande dessinée a multiplié par dix les ouvrages proposés en 20 ans. De 500 albums à 5500 aujourd’hui, la production explose, divisant les revenus des auteurs. On imprime plus de livres, pour rattraper les dépenses de l’an passé, et la surproduction finit par plomber les comptes : il faut plus, toujours plus. (voir cet article)
Un Michel-Edouard Leclerc l’affirmait encore l’an passé : « Il y a bien sûr une surproduction dans le secteur de l’édition qui dilue la qualité et le nombre des ventes. L’avenir de la bande dessinée est pour ma part dans cette séparation entre l’édition papier et la diffusion sur Internet. Il existait dans les années 1970 la même différenciation avec les bandes dessinées de petits formats vendues en kiosque et celles éditées en beaux livres et vendues en librairie. La prépublication en revues était aussi une occasion de faire le tri dans la production papier. Tout ce qui était publié dans les revues ne voyait pas le jour dans les librairies sous la forme d’un beau livre. » (via ActuaBD)
ActuaLitté, CC BY SA 2.0
La position du patron de PRH Canada fait alors écho à plusieurs points. D’abord, les éditeurs doivent avoir une meilleure vision de leurs publications : la machine à best-sellers permanents n’existe pas, mais supprimer certaines parutions peut avoir du sens. Kaufman le souligne : « Il y a des centaines, voire des milliers de livres publiés chaque année, pour lequel il n’y a ni vision ni plan. Ils passent quatre mois sur le marché, avant de revenir à l’entrepôt, où ils seront soldés, ou pire, pilonnés. » Autrement dit, un resserrement des parutions permettrait d’offrir un meilleur service aux auteurs.
Au secours, le numérique !
Le pendant, c’est celui de la bibliodiversité : publier moins, ce serait limiter le nombre de voix, et à un moment ou un autre, on finira par évoquer la liberté d’expression. Faux problème, si l’on raisonne un peu : d’abord, la publication numérique permet d’assurer une production plus large – le programme d’autopublication d’Amazon, Kindle Direct Publishing en est une démonstration implacable. Ensuite, doubler cette offre numérique par l’impression à la demande permet de contenter tout le monde : chacun son format.
Impression à la demande et numérique ne proposent cependant pas des alternatives à la surproduction, mais uniquement à l’excès de livres en librairies. Permettant de limiter les risques liés au tirage et du stockage des livres ces solutions ont pourtant les inconvénient de leurs avantages : comment découvrir ces oeuvres ?
La durée de vie raccourcie d’un ouvrage en librairie serait compensée par sa disponibilité sur internet où le livre toujours disponible, par l’effet longue traine. Mais là encore, cette dématérialisation augmente la nécessité de la prescription.
Autres prescripteurs, autres influenceurs...
Alimenter le marché avec plus de fichiers EPUB se fait sans peine, mais qui en conseillera la lecture ? L’avenir sera-t-il aux booktubers, ou bien le phénomène perdra son souffle, comme tout ce qui suscite l’enthousiasme sur le net, avant de laisser la place à un autre engouement. Nous vivons « dans un monde obsédé d’inventivité permanente, et contraint à la surenchère », disait le poète Jean-Pierre Siméon.
Si la surproduction offre la variété, celle-ci semble illusoire. Les ventes restent concentrées sur quelques auteurs – la best-sellerisation du monde éditoriale, que l’éditrice Sabine Wespieser française décrivait si bien : « On assiste à un changement de paradigme, où certains libraires finissent par aimer ce qu’ils vendent, et non vendre ce qu’ils aiment. »
Et l’on finit toujours pas accuser ces centaines petits éditeurs indépendants, qui grossissent les rangs du marché – tout en oubliant que ce sont plus souvent les grands groupes qui pointent du doigt ces derniers. Une histoire de poutre et de paille qui n’en finit pas de se répéter.
Surproduire finit d’ailleurs par jouer le jeu des distributeurs, qui facturent l’éditeur à chaque instant où ses livres se déplacent. C’est finalement eux qui sont les grands vainqueurs, et inutile de préciser que les distributeurs sont pour la plupart, en France, rattachés à un grand groupe éditorial.
Plus, pour moins : comment se mordre la queue
Reste alors à résoudre la visibilité accordée à ces livres, et le temps consacré aux auteurs. On en revient donc à ce même problème : trop de livres, trop d’auteurs, trop peu de temps – et trop de sollicitations de toutes parts ? Mieux vaut éviter de trop le dire.
Rappelons que 50 % du chiffre d’affaires de l’édition française sont réalisé par 100.000 livres, chaque année, que les 10 meilleurs vendeurs représentent un quart des ventes de romans annuelles. Et surtout, qu’en dépit de l’augmentation du nombre d’ouvrages parus en 2014, + 2,5 %, le secteur accuse un recul de 1,3 %, selon les données du Syndicat national de l’édition. Faut-il que la fuite en avant se poursuive, à bride abattue ?
John Degen estime qu'au Canada, la profession d’auteur est fragilisée, et que l’écosystème ne leur est pas favorable. D’autant que depuis 1998, les revenus moyens ont chuté de 27 %, et 80 % des auteurs sont en dessous du seuil de pauvreté, s’ils ne prennent en compte que leurs revenus liés à la vente de livres. Là-bas, comme ailleurs, les écrivains sont invités à prendre des risques financiers, et ceux qui ne le peuvent pas resteront sur le bord de la route.
Maintenir une production riche, diversifiée et séduisante, assurer la bonne marche de sa maison d'édition et la rémunération des auteurs, traiter avec les libraires tout en développant le livre numérique et une offre en bibliothèque qui ne tue pas les finances publiques... L’équation est sacrément complexe, mais elle répond à une problématique simple : combien vaut aujourd'hui la littérature ?
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
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