Le développement du numérique à l’école a pris un tournant décisif en France, sous la houlette de Vincent Peillon, fin 2012, avec la volonté de réfléchir également à la dimension industrielle du numérique éducatif.
Le 30/10/2014 à 10:49 par Victor De Sepausy
Publié le :
30/10/2014 à 10:49
Des logiques éducatives et industrielles qui se télescopent
On ne parle donc non plus simplement de logique éducative, c’est-à-dire du numérique comme atout pour l’éducation, mais également de logique industrielle, le numérique, encouragé par les crédits étatiques d'investissements d'avenir, comme une nouvelle source de création de valeur et d’emplois. Mener ces deux combats de front risque toutefois de conduire à de grands ratés, pour ne pas parler de gabegie généralisée.
Il faut dire qu’en termes de numérique, il est sain d’essayer de se protéger de la mainmise des groupes internationaux, pour ne pas dire des sociétés américaines. Il faudrait donc commencer par éviter de parler d’ « iPad » dans les écoles mais de tablettes.
Avec Apple, Microsoft, Promethean, Texas Instruments, SMART Technologies (marque canadienne, cette fois), il faut dire qu’on est plutôt bien entouré et les crédits dévolus au numérique vont souvent directement en Amérique du Nord, après un détour par la Chine pour la phase production.
Comme le rappelait utilement Slate dernièrement, les « Etats-Unis représentent 83% de la capitalisation boursière des entreprises numériques, contre 2% en Europe. » Il est donc tout à fait de bon goût de vouloir, en France, créer une filière du numérique éducatif.
Etre en avance dans le numérique éducatif n’améliore pas les résultats des élèves
Pour en tracer les grandes lignes, un rapport, commandé notamment par Vincent Peillon, était sorti, il y a un an, en septembre 2013. On regrettera tout d'abord le suivisme dont font preuve les rédacteurs de ce document, dans un propos qui ne fait que constater le retard pris par la France dans le numérique à l’école. Et pourtant, pas l'ombre d'une interrogation sur l’intérêt pédagogique des technologies mises en œuvre.
Cela confine parfois à l’absurde : il s’agirait de développer le numérique pour faire comme les autres, voire en y mettant encore plus d’argent. Comme le relevait un article récent du site TableauxInteractifs, ce n’est pas parce que le Royaume Uni a équipé toutes ses classes en tableaux interactifs qu’il a pour autant dopé ses résultats lors des études PISA. En 2012, si la France était en 25ème position, la Grande-Bretagne pointait à la 26ème position...
Le déploiement du numérique éducatif en France : un problème de gouvernance
Si le rapport de septembre 2013 relevait le retard pris par la France, constatant qu’ « il n’existe pas aujourd’hui de véritable filière industrielle identifiée et économiquement puissante du numérique éducatif scolaire », il précisait l’une des raisons principales de cette situation : un problème de gouvernance.
« Au niveau de l’administration centrale, le passage au numérique ne fait pas actuellement l’objet d’un pilotage en mode projet ; par ailleurs, s’agissant d’un sujet partagé entre l’Etat et les collectivités locales, qui sont toutes impliquées à leur niveau dans la politique d’achat, il n’y a pas aujourd’hui de stratégie commune au niveau national. »
Difficile de savoir qui fait quoi et qui paie quoi pour faire quoi
Et c’est peu de le dire. C’est bien pour quoi l’on voit de temps en temps une région s’embarquer dans des projets faramineux de déploiement de technologies numériques quand d’autres réussissent à faire beaucoup mieux et avec beaucoup moins d’argent. Ce que relevaient dernièrement Les Echos, constatant la gabegie à l’œuvre autour des environnements numériques de travail en Ile-de-France où les millions dépensés aboutissent à un système peu utilisés et mal conçus.
« Le développement d’une plate-forme open source pour tous les lycées d'Ile-de-France a été confié en 2009 à la société Logica, rachetée en 2011 par le canadien CGI, dans le cadre du plus important marché public jamais réalisé dans ce secteur : 17,7 millions d'euros sur six ans, pour 475 lycées. ‘Quatre fois le prix du marché de 2009’, s'étonne un concurrent. Cinq ans plus tard, moins de 20 % des lycées franciliens bénéficient de ce service. » Cherchez l’erreur…
Il y a donc un problème clair de répartition des rôles dans le numérique à l’école. Si les municipalités ont souvent du mal à équiper en ordinateurs leurs écoles, les conseils généraux et régionaux arrosent régulièrement les établissements du secondaire mais sans aucune logique de long terme.
Le « plan e-education » : des millions comme s’il en pleuvait
Toutefois, il semble que l’Education nationale ait résolu de se saisir de ce problème à bras le corps, en impulsant le numérique à l’échelle du pays, de façon industrielle. C’est la volonté du « plan e-education », qui réunit l’Education nationale et le ministère de l’Economie, avec l’ambition de coordonner l’action étatique avec celle des collectivités locales. Le tout en faisant appel au programme d'Investissements d'avenir pour les fonds.
Avec la concrétisation de ce plan, il faut distribuer des millions à de beaux projets. C’est ainsi que dix projets ont été sélectionnés, courant octobre 2014, pour se répartir des subventions qui s’échelonnent de 625 000 à 1,1 million d’euros. C'était déjà la troisième sélection de ce type.
Le ministère de l’Education nationale s’est bien entendu félicité du succès remporté par ce nouvel appel à projets. On pense bien qu’ils sont nombreux à vouloir se voir attribuer quelques centaines de milliers d’euros en ces temps de crise et de disette budgétaire…Chaque société présente de grandes idées en assurant que, de son côté, elle investira massivement grâce à l'appui du soutien public.
Des projets innovants, mais sont-ils utiles pour autant ?
Dans un communiqué du ministère, on peut lire que « Cet appel à projets permettra de financer des initiatives dans les domaines du "lire-dire-écrire : certaines privilégiant des approches ludiques associées aux travaux de sciences cognitives, d'autres les usages enrichis de la littérature de jeunesse, d'autres encore les travaux d'écriture sur support numérique et l'élaboration de cahiers-ressources numériques. Plusieurs projets aborderont la question des nouvelles écritures et lectures multimédias en français, en mathématiques et en anglais.
A la manière de MOOCs, des plateformes viseront l'élaboration de parcours pédagogiques, le positionnement et l'aide complémentaire aux élèves en fonction de leurs difficultés. Un projet sera plus particulièrement dédié à l'apprentissage des mathématiques et des sciences via l'usage de la robotique ou des objets tangibles et virtuels, tandis qu'un dernier projet cherchera à développer un éditeur de jeux sérieux pour les élèves en situation de handicap ou empêchés. »
Mais, du côté du syndicat enseignant SNALC, on est tout de même plus dubitatif, relevant même un possible conflit d’intérêts. Le SNALC-FGAF s'étonne de voir que, parmi les projets retenus, figure le projet « Linum » dont l'entreprise Tralalère est chef de file. En effet, cette entreprise est dirigée par madame Deborah Elalouf, qui se trouve également être… la chef de projet du « plan e-education », mission qu'elle a acceptée en octobre 2013.
Des appels à projets potentiellement source de conflits d'intérêts
Curieux effectivement de voir qu’en octobre 2013, se retrouvaient propulsés à la tête du plan « e-education » d’une part Deborah Elalouf, directrice générale de Tralalere, et d’autre part, Jean-Yves Heppe, fondateur de la société Unowhy qui développe des tablettes françaises, alors qu’on parle, justement, d’un déploiement généralisé des tablettes dans le secondaire. Ce qui représente un marché colossal…sur lequel lorgne Unowhy, comme le soulignaient Les Echos il y a un an.
Ajoutons que Unowhy, la société de Jean-Yves Heppe avait, elle, été retenue dans l’appel à projets n°2 grâce à sa tablette éducative TED. Pour cet appel à projets, les aides de l’Etat allaient de 122 000 € à 2,2 millions. De là à parler de conflit d’intérêts, il y a un pas qui semblerait facile à franchir. Deborah Elalouf et Jean-Yves Heppe interviennent aussi en tant que membres de l’AFINEF (association française des industriels du numérique dans l’éducation et la formation).
Et comme un petit trait d'humour ne fait pas de mal, le syndicat enseignant SNALC y va aussi de ses propositions de projets, même s'ils risquent d'être recalés dans le bain du numérique éducatif : « rémunération des personnels » et « baisse du nombre d'élèves par classe ». C'est-à-dire un retour à l'humain, aux enseignants, ceux qui, sur le terrain, tentent de faire progresser les élèves hors de toute virtualité.
En attendant, toujours aucune étude sérieuse sur l'intérêt du numérique éducatif
Parce qu'avant d'encourager à coups de millions des projets tous plus innovants les uns que les autres, faudrait-il encore en revenir aux bases de la science : expérimenter, apporter des chiffres concrets qui disent bien qu'avec ces beaux programmes, on arrive à des résultats bien meilleurs qu'auparavant.
Mais, là, c'est un rapport qu'on attend toujours. Pourtant, dans n'importe quelle société privée, il en irait ainsi. On n'irait pas investir des millions sans être certain du résultat. Dans l'Education nationale, cela semble possible.
(Crédits photos : CC BY 2.0 - marcello)
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