Mon cher Hervé, un bouquiniste vendait pour un euro La Bâtarde, de Violette Leduc, avec préface de Simone de Beauvoir, dans la collection blanche de chez Gallimard, première édition de 1964. Bon état, mais couverture jaunie avec tâches d’humidité. Un exemplaire qui a exactement 50 ans ! Violette Leduc ? La Bâtarde a fait date à sa sortie. On a parlé du Goncourt. Un film récent a remis l’œuvre et l’auteur en lumière. C’était l’occasion de me faire une opinion.
Par Laurent Jouannaud
Ce livre m’a décontenancé : je m’attendais à une autobiographie, et c’est autre chose. Je n’ai accroché qu’à partir de la page 308, quand Maurice Sachs demande à Violette Leduc : « Vous n’aimeriez pas écrire ? Vous n’aimeriez pas voir votre nom imprimé au début, à la fin d’un texte ? J’aurais cru, me dit-il avec lenteur. » Et avant la page 308 ? Avant, il y a pourtant les passages obligés de toute autobiographie. « Je suis née le 7 avril 1907 à 5 heures du matin. » Il y a les parents, l’enfance, le lycée, le travail, l’amour, l’Histoire. Il y a Berthe, la mère. C’est la province et le fils de la maison bourgeoise où elle travaillait l’a engrossée puis repoussée. « Je suis la fille non reconnue d’un fils de famille. » (p. 27) « Je veux guérir ta plaie, maman. Impossible. Elle ne se refermera jamais. Ta plaie, c’est lui et je suis son portrait. Ma mère l’a aimé. Je ne peux pas le renier. » (p. 24) Cette mère mettra longtemps à aimer sa fille. Elle se remarie : le beau-père n’est pas un monstre, mais il est froid. Il y a la grand-mère, Fidéline, forte, aimante, courageuse.
Cette enfance reste dans le flou : peu de détails précis, peu de dates, peu de faits saillants. Au lycée, le récit se concentre sur l’affection de la narratrice pour Aline, puis son amour pour Isabelle, dans le dortoir. Vient alors un grand amour avec Hermine, une des surveillantes qui joue du piano : « Sa jaquette de bure, ses jambes robustes, ses talons bottier, ses hanches étroites, ses narines en alerte m’obsédèrent jusqu’aux insomnies insupportables. Voir ses cheveux épars, contempler son sommeil. » (p. 111) Elles sont dénoncées. Violette vivra à l’hôtel, puis en meublé avec Hermine. Elles sont malheureuses : « Tu m’aimais Hermine, tu ne me suffisais pas. Il nous faut des tourbillons d’astres, des moteurs en folie lorsque midi est un nickel, lorsque douze siècles, lorsque douze mille ans sonnent le poids d’un instant. » (p. 190) Violette est tentée par le suicide, un soir, le long de la Seine, avec Hermine. La scène, mélodramatique, se conclut ainsi : « Nous pleurions enlacées, nous tournions sur place, nous tournions sur la berge déserte, la morve d’Hermine coulait sur ma joue, dans mon cou. Ma morve coulait sur sa joue, dans son cou. Pleuraient aussi avec nous le vent, le ciel, la nuit. Charité du sexe. Fondaient aussi nos ovaires, notre clitoris. » (p. 221) Un homme est rentré dans sa vie, Gabriel Mercier, elle finira par l’épouser « par peur de devenir une vieille fille ». Il y a eu un avortement, à peine évoqué (« Parti aux vidanges de l’avortement, mon bel enfant. » p. 462). Mais ces passages obligés ne semblent guère justifier qu’on les raconte et que quelqu’un les lise. Il faut donc en rajouter : Leduc fait des effets de style.
Violette Leduc
Les premières expériences professionnelles amusent sans non plus convaincre. Nous sommes dans les années 1930, avant la guerre. Leduc fait du name-dropping : elle a vu Adrienne Monnier dans sa librairie, Henry Bordeaux, Prévert, Jean Gabin, Carné, la sœur de Radiguet, Michèle Morgan, Lanza del Vasto, Picasso et Dora Maar. Comme elle n’a fait que les voir, le récit n’en est guère plus intéressant. La guerre elle-même n’a pas beaucoup de consistance. Leduc raconte un peu l’exode, le retour à Paris et la vie qui continue comme avant. Parfois, elle mentionne qu’un juif, ou une famille juive, a été arrêté. Violette souffre depuis toujours de sa laideur : son nez la défigure. Elle se fait opérer, mais c’est raconté en deux pages. Il y a même un vol à l’étalage, sans conséquences, que Leduc tire un peu en longueur (et auquel je ne crois guère). Ah ! J’allais oublier la scène où Violette et Hermine font l’amour devant un homme qui leur offre le champagne et les paie pour ça : « Sortir de l’hôtel n’a pas été facile. L’inconnu disparut avant nous, il nous laissa des billets. » (p. 230) Le lecteur ne sait pas trop quoi faire de ces confidences décousues. Violette Leduc ne raconte rien d’extraordinaire, ni dans le sublime ni dans l’ignoble. Cette bâtardise que le titre proclame joue finalement peu de rôle, surtout quand elle vit à Paris. Elle pense à son père, mais cette absence n’est jamais vraiment thématisée.
L’homosexualité est longuement décrite de façon éthérée. Mais à la moitié du livre, il n’est plus question d’homosexualité féminine : Violette couche avec son mari et semble apprécier (« Je me levais à 11 heures, je hurlais pour avoir le sexe de Gabriel », p. 324). Une autobiographie est suspendue à deux fils : les choses vécues et la chose écrite. La vie de Violette Leduc est finalement assez banale. Puisque son vécu ne peut entraîner le lecteur, elle tire sur la corde écrite. C’est ce qui m’a le plus gêné dans ma lecture. Elle mêle le passé au présent de l’écriture (25 juillet 1960 ; dimanche 27 novembre 1960 à 12 h 39 ; 18 mars 1961 ; 22 août 1963). Elle apostrophe directement le lecteur : « 18 mai 1961, lecteur. Tu te dis qu’est-ce qu’elle a à m’appeler, à me racoler ? Je ne racole pas. Je m’approche de toi. » (p. 316). Elle écrit plusieurs pages sans ponctuation (p. 176 à 178). Mais surtout, Violette Leduc écrit trop « bien » : « Les nuages me voyaient, les nuages me regardaient. Ces îles flottantes dans du bleu, ces blocs de mousse sont des masses d’yeux sans tristesse, sans gaieté. Des yeux blancs étonnés, étonnants. » (p. 49) On sent que les souvenirs sont gonflés, dopés, dorés : le récit devient artificiel. « Ses doigts se séparèrent des miens avec la délicatesse d’une flûte se séparant d’un hautbois » (p. 70) Ou encore : « Les doigts d’Isabelle s’ouvrirent et se refermèrent en bouton de pâquerette, sortirent les seins des limbes et des roseurs. Je naissais du printemps avec le babil du lilas sous ma peau. » (p. 85) Prose poétique, avec répétitions, métaphores, allitérations. Or l’autobiographie suppose la sincérité, la véracité et l’exactitude. Le style, pour ce type d’ouvrage, doit calquer le réel. Mais Violette Leduc préfère les mots aux choses, l’imaginaire au vécu.
A partir de la page 308, la veine autobiographique est plus nette. Leduc décrit sa relation avec Maurice Sachs, un vrai personnage : écrivain qui connaît bien Gaston (Gallimard), juif à une époque où l’antisémitisme fait rage, homosexuel (« J’aime les garçons, dit-il »), généreux quand il est en fonds, parfois réduit à lui emprunter de l’argent, combinard. Elle le suit en Normandie où ils vivent du marché noir. Elle aime Sachs qui n’aime que les hommes. Un amour impossible et malheureux : « Je m’attachais à des hommes qui m’échappaient ». Sachs part en Allemagne où il mourra de façon mystérieuse. Violette continue seule le marché noir, entre la Normandie et Paris : ces pages sont passionnantes. Le petit village et ses habitants qui sont à la fois prudents, radins et subjugués par Monsieur Maurice, montrent ce que fut l’Occupation dans la riche campagne normande : «La guerre existait. Nous en doutions parfois, dans notre village à l’abri, loin des routes nationales. » Entre les kilos de beurre, les paysans soupçonneux, la peur des contrôles, les saucisses et les boudins, l’abattage clandestin, les canards à plumer, les verres de calvados dès le matin, la vie est là. Violette commence à écrire L’Asphyxie : « Ma mère ne m’a jamais donné la main. » Sachs lui dit : « Ma chère Violette vous n’avez qu’à continuer. » (p. 400) Et La Bâtarde s’arrête brusquement avec la Libération : « 1944. J’ai trente-sept ans. Je suis presque une quadragénaire. » Elle ajoute : « Je n’ai rien eu. J’ai raté l’essentiel : mes amours, mes études. »
Ce qui était au début un effet de style, forcé, artificiel, proustien, finit par s’imposer au lecteur. Violette Leduc écrit par images, soit. Elle a du talent. Je n’aime pas les images inutiles, mais c’est une question d’esthétique personnelle. Cette différence de goût, Violette Leduc la met en scène. Elle devait rendre compte d’un défilé de mode. La rédactrice du magazine lui reproche ses images : « Les robes ne sont pas des sources, des brises, des tempêtes, des buissons, des violons. Les robes sont des pinces, de l’étoffe travaillée dans le droit fil, en plein biais. Lisez les articles des autres, prenez des leçons. » (p. 339) Violette est atterrée. Or son style enchante Lucien Lelong, grande figure de la couture et du Tout Paris : « J’aime comme vous écrivez et vous devriez écrire des livres. » Leduc pourra continuer à écrire ses articles comme elle l’entend. Chacun est tenté de raconter sa vie. C’est une question d’âge.
Presque tous les écrivains le font : Rousseau, Chateaubriand, Sand, Mauriac, Sartre, Yourcenar, Simenon. A la même époque, Simone de Beauvoir écrit elle aussi son autobiographie. Je viens de relire La force de l’âge (1960) et La Force des choses (1963). Dans La Force des choses, à la fin de la première partie, Beauvoir note : « Pour mes mémoires, je me suis familiarisée avec mon passé en relisant des lettres, de vieux livres, mes journaux intimes, des quotidiens. » Violette Leduc n’écrit pas ainsi : ses souvenirs restent vagues, l’arrière-plan historique est flou. Il y a des prénoms, pas de noms de famille, peu de dates. Mais justement, La Bâtarde n’est pas une autobiographie. Certains écrivains font de leur vie la matière même de leur œuvre. On parle d’autofiction, ou de récit de vie, ou roman personnel. Violette Leduc appartient à cette catégorie. Elle a déjà exhibé ses plaies dans d’autres ouvrages. Son premier livre, L’Asphyxie (1946), présenté dans ce blog par Elisabeth Guichard-Roche (2 mars 2014, cliquer ici), racontait son enfance. Son second livre, L’Affamée racontait son amour pour Simone de Beauvoir. Son troisième livre, Ravages (1955), plusieurs fois évoqué dans La Bâtarde, racontait son histoire d’amour avec Gabriel. Trois livres, sans succès. Que raconter maintenant ? Sans imagination ni vie rocambolesque, comment arriver à écrire ? Le désir d’écrire précède la matière première à raconter, et il n’en dépend pas : c’est le désir profond de donner du sens à sa vie. Désir d’autant plus fort quand on n’a rien vécu ? Simone de Beauvoir écrit de Violette Leduc : « Elle a fait de sa vie la matière de son œuvre qui a donné un sens à sa vie. » (Tout compte fait, 1972, Folio, p. 76). Et après La Bâtarde, Leduc publiera en 1970 la suite de son récit de vie, intitulée La Folie en tête . Leduc écrit donc une confession. Comme elle n’a pas commis de péchés graves, elle brode, elle en rajoute, mais tout cela reste véniel, et encore plus aujourd’hui qu’hier. Non, Violette, tu n’es pas une mauvaise fille ! Tu confesses des peccadilles ! Et peut-être même des fautes imaginaires ? Dans le même genre, Jean Genet, que Leduc a bien connu, a su faire bien plus tragique. Lui aussi se confessera sans cesse, et directement en vers.
Cette confession poétique et pathétique, comment la faire lire aux autres ? Violette Leduc a un joker : c’est Simone de Beauvoir. Elle n’en parle pas dans La Bâtarde, car elle ne la rencontrera qu’après la guerre, en 1944 . Beauvoir, quand elle la voit pour la première fois, la décrit ainsi : « une grande femme blonde, élégante, au visage brutalement laid mais éclatant de vie ». (La Force des choses, 1963, Folio, p. 35) Elles se voient régulièrement. Beauvoir lui a permis de publier ses premiers livres et lui verse une pension alimentaire pour qu’elle subsiste. Elle l’aide à écrire. En 1964, Beauvoir est au sommet de la gloire et Leduc est déjà une ensablée. La vie de Simone vaut-elle plus que celle de Violette ? Cette question est à la fois inévitable et indigne (vive l’égalité et la fraternité !). Vivre avec Jean-Paul Sartre n’est pas la même chose que vivre avec Gabriel Mercier, représentant de commerce : est-on plus grand parce qu’on vit avec Sartre ? Leduc faisait du name-dropping quand Beauvoir écrit superbement : « Le soir où Sartre dîna chez Michelle [Vian] avec Picasso et Chaplin, dont j’avais fait la connaissance aux USA, je préférai aller voir avec Lanzmann Limelight. » Dans le champ littéraire, pour utiliser le langage du sociologue Bourdieu, il y a des dominants et des dominés. Votre place dépend de votre capital : relations, diplômes, revenus. Il y a aussi, bien sûr, le talent. Et la chance. Beauvoir avait du capital, Leduc n’en avait pas : il lui était pratiquement impossible de monter sur l’estrade littéraire. La République des lettres n’est pas démocratique. La générosité de Beauvoir, qui avait la chance d’être nantie et le savait , fut sans faille. Elle écrivit pour la bâtarde une retentissante préface en style existentialiste : « Une vie, c’est la reprise d’un destin par une liberté. » Enfin le succès. La Bâtarde est une autobiographie de pauvre : c’est son originalité et son mérite. Une vie de pauvre, quel intérêt ? Cette question littéraire est aussi, mon cher Hervé, une question sociale, politique et géopolitique.
Mon cher Hervé, vous n’aimez pas les anglicismes. Dans les dictionnaires français-anglais, on donne comme traduction : « émailler sa conversation de noms de gens en vue », « allusion fréquente à des personnes connues dans le but d’impressionner », « citation massive dans une œuvre, écrite, une discussion, de noms d’auteurs célèbres ». Name-dropping est plus pratique.
« Du côté de chez Swann. Les deux volumes à la portée de ma main m’ont suivie pendant plus de trente années » (p. 123)
Les archives de l’Ina montrent sur Youtube une interview de Violette Leduc à l’occasion de la sortie de La Folie en tête en 1970. A voir.
Leduc a lu L’Invitée, paru en 1943 : « Je ne pouvais pas détacher mon regard du livre neuf à couverture blanche des éditions Gallimard. L’ouvrage était posé au centre du bureau, sur un sous-main. “Ce gros livre a été écrit par une femme, me répondit le meilleur ami de Maurice. C’est L’Invitée de Simone de Beauvoir.”» (La Bâtarde, p. 437)
Beauvoir était lucide : « Je n’ai pas partagé le sort de l’immense majorité des hommes : l’exploitation, l’oppression, la misère. Je suis une privilégiée. » (Tout compte fait, 1972, Folio, p. 59)
Par Les ensablés
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