Quel plaisir d’avoir devant soi, sur sa table, en hiver, un bon roman que l’on ne connaît pas encore ! Ce livre, c’est L’Invitée, de Simone de Beauvoir, sorti en 1943, 503 pages, chez Gallimard. Ce titre est sur ma liste de lecture depuis que j’ai découvert ce qu’en disait Bernard Frank dans Le Dernier des Mohicans (1956, réédité en 1999 dans Romans et Essais chez Flammarion) : « L’Invitée m’avait paru le meilleur roman français publié depuis La Condition humaine et La Nausée. » Dans ce libelle, Frank critiquait en revanche Les Mandarins (1954, Prix Goncourt), que Beauvoir venait de publier.
Par Laurent Jouannaud
L’Invitée est un étrange roman : deux adultes, Pierre et Françoise, tournent autour de Xavière, une jeune fille de vingt ans. Ils l’invitent à entrer dans leur couple. Pierre et Françoise étaient un duo : avec Xavière, ils vont former un trio. Que lui veulent-ils ? Ils veulent son bonheur, disent-ils. La générosité de Pierre et Françoise serait-elle gratuite ? Le lecteur n’y croit guère, et jusqu’à la fin, il se demande ce qui se passe exactement entre les trois personnages qui ne le savent pas eux-mêmes. Cette expérience amoureuse est située en 1939. A la fin du récit, les hommes sont mobilisés et partent.
Le bruit de bottes qui fait toile de fond pourrait rendre futiles ces jeux de l’amour, mais ce n’est pas le cas. A l’impuissance des individus dans l’Histoire, Pierre et Françoise semblent opposer leur volonté de maîtriser au moins leur vie privée. Entreprise aussi incertaine que diriger les grands événements. Il est question d’amour mais le motif sexuel, celui auquel on pense d’abord, n’est pas décisif : ni Françoise ni Pierre ne coucheront pas avec Xavière. Ils n’en expriment pas le désir et cela n’a jamais été leur but. Bien entendu, une dérive sexuelle de l’aventure reste possible à tout moment du récit. Xavière est jeune et belle, voluptueuse et sensuelle. Elle plaît, notamment au jeune Gerbert, avec qui elle finira par coucher. Mais elle ne couchera pas avec Françoise ni Pierre. D’ailleurs, si Françoise et Pierre sont bien un couple, ils ne font jamais l’amour dans ce roman, comme si cela ne comptait pas.
Beauvoir n’est pas prude : l’action se passe dans le milieu du théâtre, il y a des homosexuels et des homosexuelles, il y a des femmes qui aiment « ça », il y a des passions physiques entre d’autres personnages. Mais le couple central de l’histoire semble au-dessus des besoins sexuels communs. Pierre a eu des liaisons et Françoise aura elle-même une liaison sexuelle, mais là n’est pas le sujet. Il s’agit bel et bien d’une relation d’amour où la sexualité n’est pas prioritaire, où l’esprit passe avant les autres organes. Nous avons du mal à nous représenter cela, mon cher Hervé, tant les sexologues nous répètent depuis cinquante ans que l’épanouissement sexuel est le ciment du couple.
Pierre Labrousse et Françoise Miquel ne sont pas mariés et ne vivent pas ensemble. Françoise vit à l’hôtel et Pierre semble avoir élu domicile dans le théâtre qu’il dirige. Il est metteur en scène et acteur. Elle travaille à un roman. Ils se connaissent depuis environ dix ans. Ils ont décidé de vivre ensemble une histoire d’amour fondamentale : « On ne peut pas parler de fidélité, ou d’infidélité entre nous, dit Pierre. Il attira Françoise contre lui. Toi et moi, on ne fait qu’un ; c’est vrai, tu sais, on ne peut pas nous définir l’un sans l’autre. » (P.29) Au début de La Force de l’âge (1960), son autobiographie, Simone de Beauvoir rapporte ces propos de Sartre : « Entre nous, il s’agit d’un amour nécessaire : il convient que nous connaissions aussi des amours contingentes. » Entre Pierre et Françoise, c’est un amour nécessaire. Cette unité les autorise à vivre leurs différences, car l’altérité de l’autre ne met pas en péril l’unité. L’individualité de chacun est au contraire ce qui permet au couple d’être vivant, multiple, surprenant, créateur : « Il n’y avait qu’une vie, et au centre un être dont on ne pouvait dire ni lui, ni moi, mais seulement nous. » (P.61) Le pacte entre Pierre et Françoise est irrévocable.
Mais combien de pactes de ce genre n’ont-ils pas été rompus ?, se dit le lecteur. Et de fait, dans la durée du roman, environ une année, ce contrat est mis à l’épreuve par l’arrivée d’une tierce personne, Xavière Pagès. C’est un cas de figure classique du roman d’amour, et de l’existence : un tiers, amant ou une maîtresse, vient secouer un couple fait. Beauvoir met parallèlement en scène un autre trio amoureux : Élisabeth, Claude et Suzanne. Claude aime maintenant Élisabeth mais ne divorcera jamais de sa femme Suzanne. Élisabeth lui demande de choisir, le trompe avec Guimiot, rompt et revient mais rien à faire, Claude reste avec sa légitime qu’il n’aime plus. Élisabeth, le cœur lourd, accepte de partager : « Il [Claude] était rivé à Suzanne pour l’éternité ; éternellement Élisabeth resterait une maîtresse tolérée et furtive. » (P. 271)
Beauvoir reprend ce thème éternel et lui donne une autre dimension. L’originalité, c’est que les deux membres du couple sont d’accord pour faire entrer la tierce personne et former un trio. C’est Françoise qui propose ce passage du duo au trio : elle a connu Xavière en premier, elle l’aime. Ce mot « aimer » revient plusieurs fois. Beauvoir n’explique jamais ce qu’il faut entendre par là, mais on voit Françoise souffrir quand Xavière souffre, la prendre dans ses bras, la combler d’attentions, la sortir dans Paris. Elle a une grande attention et un grand respect pour la personnalité fragile de la jeune Xavière. Cet amour est un amour de cœur, très bien décrit par Beauvoir. On a tant ramené l’amour au physique dans les romans modernes que cette description d’une chaste liaison sensuelle semble irréelle ou improbable, alors qu’elle est sentiment pur. Pourquoi le duo parfait veut-il se transformer en trio ? Beauvoir ne donne pas de réponse claire, et cela permet d’envisager bien des hypothèses. Est-ce une générosité totale et désintéressée ? « Je voudrais tant que vous soyez contente de votre existence, dit Françoise. » (P.306) Si ce duo ne se suffit pas, pourquoi ne pas avoir d’enfants ? Xavière est leur « fille adoptive », dira Élisabeth. S’ennuient-ils ? « J’ai l’impression que notre amour est en train de vieillir », dit Françoise (P.198) Et ce duo, pourquoi ne pas en faire plutôt un quatuor, avec un autre couple ? Cette réflexion de Françoise résume les ambiguïtés de la situation : « Pourquoi refuser d’introduire dans sa vie cette fraîche richesse qui s’offrait : un petit compagnon tout neuf avec ses exigences, ses sourires réticents et ses réactions imprévues ? » (P. 38) Pierre, à la fin, parlera d’ « expérience » (P. 466). Et le titre trouve sa justification : Xavière est invitée. C’est un statut ambigu. On dit aux invités : « Faites comme chez vous », ce qui leur est impossible de faire, et on finit par souhaiter en secret leur départ.
"Jules et Jim", un autre trio
« En somme tu proposes de la faire vivre à Paris à nos frais en attendant qu’elle se débrouille ? - Pourquoi pas ? » Xavière vivait à Rouen, dans sa famille. Elle vient s’installer à Paris, dans le même hôtel que Françoise, qui assure son existence matérielle, en attendant qu’elle trouve un travail ou une formation. La seconde partie du roman raconte cette mise en place du trio. « Depuis des semaines, ils vivaient tous trois dans un enchantement joyeux. »(P. 289) Xavière est libre, elle vit cependant dans l’orbite de Françoise et Pierre, fréquente leur bande d’amis et de copains. Élisabeth, la sœur de Pierre, et les autres sans doute, expliquent simplement les choses : « Pierre couchait avec Xavière, ça ne faisait aucun doute ; et les deux femmes ? C’était bien possible. » (P. 273) Le lecteur sait qu’il n’en est rien mais il se demande avec les autres : « Dans ce bonheur qu’ils étalaient si grossièrement est-ce que vraiment il n’y avait aucune fissure ? » (P. 274) Combien de temps cela va-t-il durer ? Ce trio devrait être aussi solide que le duo : « un beau trio, tout bien équilibré » (P. 264). La différence de chacun rend l’unité plus riche et plus intéressante. Les difficultés qui apparaissent devraient être surmontées au nom du respect de la différence, au nom de la liberté de chacun. Mais n’y a-t-il pas un maillon faible ? Si Pierre couchait avec Xavière («Tu finiras par coucher avec elle. » P. 260), Françoise résisterait-elle à la jalousie qu’elle éprouve déjà par moments ? Quand Xavière couchera avec Gerbert, Pierre résistera-t-il à la jalousie (« Tu lui as demandé de rompre ? dit Françoise. - Je ne veux pas être la cinquième roue du carrosse », dit Pierre, p. 440). Xavière n’est-elle pas jalouse de Françoise que Pierre préfère ?
Beauvoir fait habilement défiler les cas de figure, et le lecteur suit les variations. Chaque membre du trio sera à un certain moment le maillon faible, ou le maillon fort. Tout est possible, car chacun est libre d’être soi : il n’est pas question de renoncer à ses désirs. Mais la liberté de l’autre fait souffrir. Peut-on accepter de souffrir ? Jusqu’où ? Pendant combien de temps ? Sans désir de revanche ? Toutes ces questions n’ont absolument pas vieilli. Que font donc Pierre, Françoise, Xavière puisqu’ils ne couchent pas ensemble ? Ils se parlent : « J’ai mille choses à vous raconter ». Ils passent des heures à parler, à La Coupole, au Dôme, aux Deux-Magots. Ils vont au cinéma, ils se promènent dans Paris. Ils vont à des fêtes. Pierre monte une pièce, Françoise écrit. Xavière commence à apprendre le métier d’acteur. « Un jour sur deux, elle [Françoise] sortait avec Xavière de sept heures à minuit, et l’autre jour Pierre voyait Xavière de deux heures à sept heures ; le reste du temps se distribuait au gré de chacun, mais les tête-à-tête avec Xavière étaient tabous. » (P. 299)
Le sujet principal des discussions, ce sont les tensions que la vie en trio provoque. Ces tensions sont normales, il fallait s’y attendre : l’important, c’est de les reconnaître, de les dire, de les raconter. La loi du trio, comme celle du duo initial, c’est de tout dire. Il faut parler et s’expliquer sans cesse. L’Invitée n’est pratiquement fait que de dialogues. Or Xavière ne dit pas tout. Peut-être qu’elle ment. Peut-être qu’elle joue. Peut-être qu’elle veut établir un duo avec Françoise, ou avec Pierre. Xavière a pris Gerbert pour amant. Pierre en souffre, mais ce n’est pas cela qui met en danger le trio. Il est beaucoup plus grave qu’elle n’en avertisse pas ses deux partenaires. Plus tard, Françoise couche avec Gerbert, dans le foin, à l’occasion d’une randonnée en montagne. Elle en informe aussitôt Pierre dans une lettre. Et ce n’est pas cela qui met en danger leur duo. La liberté de chacun est inscrite dans le contrat : « Tu ne vois rien à blâmer là-dedans, dit Françoise. – Bien sûr que non, dit Pierre. » Mais Françoise n’en dit rien à Xavière, qui finit par l’apprendre et se sent jouée : « Comme vous vous êtes moquée de moi ! » C’était une faute de lui cacher la vérité : Xavière doit pouvoir l’accepter. Ce qui est dangereux, c’est de vouloir monter un des membres contre l’autre : Xavière n’essaie-t-elle pas ce petit jeu, voulant Pierre pour elle seule ? Xavière, et cela encore est normal, doit apprendre ce que le duo initial a dû apprendre sans doute avant elle.
A la fin, ça rate : « Nous voulions bâtir un vrai trio, une vie à trois bien équilibrée où personne ne se serait sacrifié ; c’était peut-être une gageure, mais au moins ça méritait d’être essayé. » (P. 368) Xavière reste un électron libre : elle ne respecte pas le pacte. Elle est incontrôlable. Elle fait rater ce grand projet, cette trinité amoureuse. Mais Beauvoir ne la condamne pas. Cette Xavière, c’est la jeunesse, c’est la fougue, c’est la beauté, c’est le refus du travail, c’est le refus des lois. Xavière est rimbaldienne (« En somme, à part Baudelaire et Rimbaud, les artistes, c’est juste comme des fonctionnaires. » P. 124), Pierre et Françoise sont des « intellectuels » (P. 469) : aujourd’hui, ils seraient des bobos. Xavière joue perso, et c’est ce qui fascine Françoise : Xavière semble plus libre qu’elle. Pour le dire en langage sartrien, demander à un autre de justifier votre existence est une lâcheté et un acte de mauvaise foi. De fait, dans le duo ou le trio, chacun ne renonce-t-il pas en partie à sa liberté ? Xavière semble au contraire une liberté pure, totale, imprévisible. Françoise finira par la haïr pour cela, tout en l’aimant encore, « la perle noire, la précieuse, l’ensorceleuse, la généreuse » (P. 491). Le pacte est rompu…à moins que ce ne soit qu’une péripétie avant que Xavière, enfin, ne comprenne la supériorité de la nécessité sur la contingence ? Jusqu’à la dernière page, les sentiments des personnages passent de l’amour à la haine, du mépris à la colère, de la jalousie à l’indifférence. Un aveu ou un regret, une ultime explication peuvent encore tout faire changer.
En amour, tous les sentiments se succèdent, et même coexistent : Beauvoir le montre avec brio. « Et maintenant qu’allait-on se mettre à espérer ? Un équilibre heureux de leur trio ? Sa rupture définitive ? Ni l’un ni l’autre ne serait jamais possible puisqu’il n’y avait aucun moyen de faire alliance avec Xavière, ni de se délivrer d’elle. » (P. 438) Xavière est décidément le maillon faible, mais ce maillon a une extraordinaire présence : « Elle ne faisait rien et elle était Xavière ; elle l’était d’une manière indestructible. »(P. 294) Et si elle avait raison de vouloir Pierre pour elle seule ? de jouer perso ? de refuser le bonheur qu’on voulait lui servir ? Et si c’était elle, Françoise, qui se raccrochait à Pierre ? « Je ne suis personne », pensa Françoise. » (P. 84) Seul un acte, un vrai, peut être décisif dans cette situation inextricable. Un acte qui mettrait fin aux longues discussions et aux doutes répétitifs. Cet acte, Françoise va le commettre. Voici les dernières lignes du roman : « Son acte n’appartenait qu’à elle. “C’est moi qui le veux.“ C’était sa volonté qui était en train de s’accomplir, plus rien ne la séparait d’elle-même. Elle avait enfin choisi. Elle s’était choisie. » Ces mots, évidemment, avant Le Deuxième sexe (1949), sont déjà un manifeste. L’Invitée est le premier roman de Simone de Beauvoir. C’est un coup de maître.
Par Les ensablés
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