Gallimard vient d’éditer la correspondance d’Albert Camus (1913-1960) et de Louis Guilloux (1899-1980), écrite entre 1945 et 1959. J’ai lu cette soixantaine de lettres car ce qui touche Camus m’intéresse. Louis Guilloux m’intéressait moins. J’ai plusieurs fois feuilleté son grand roman, Le Sang noir (1935), sans me décider à le lire. Je ne savais pas qu’il avait été l’ami d’Albert, et comme Camus était exigeant, il faut que Louis Guilloux soit quelqu’un. Par Laurent Jouannaud
Le 22/11/2014 à 12:46 par Les ensablés
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22/11/2014 à 12:46
Guilloux écrit : « J’ai toujours adoré vivre. » (A Albert Camus, 11 janvier 1946), ce que Camus aurait pu signer. Et Camus lui écrit : « Et à propos du Sang noir, j’y ai remis le nez, poussé par l’amitié. J’ai eu honte et je me suis senti très petit garçon. Je ne connais personne aujourd’hui qui sache faire vivre ses personnages comme tu le fais. Il n’y a plus de romanciers parce que nous n’écrivons plus avec le cœur et la tendresse. La vie du Sang noir, c’est la vie. Enfin, j’en étais tout remué. » (A Louis Guilloux, 24 octobre 1946)
Bigre ! J’ai donc décidé de lire Le Sang noir sans tarder. La première page s’ouvre sur François Merlin, professeur de philosophie, que ses élèves, « salauds de potache », ont surnommé Cripure, par allusion au traité de Kant, Critique de la raison pure. C’est le matin. Il est encore couché. A la vingt-deuxième ligne, Cripure baise Maïa, sa concubine, veuve, « qui a roulé dans tous les fossés du pays » : « Certes, il n’avait pas envie d’elle en ce moment. Sa main pourtant se crispa sur la hanche de la goton, descendit, atteignit le rebord de la jupe, disparut. Il chassa les petits chiens, attira Maïa. La corbeille se renversa, des boutons roulèrent. Maïa posa sur la table le journal plié en chapeau de gendarme dont elle se coiffait pour faire son ménage, et sans un mot, elle escalada le divan. Il se jeta sur elle comme du haut d’un mur, les yeux toujours fermés, avec un cri rauque, mais joué. » On voit que Guilloux est un réaliste. Les quatre chiens de Cripure se réveillent.
« Ce gros bruit de pas, juste au-dessus de sa tête », vient d’Amédée, son fils, qui « rejoint le front aujourd’hui même ». Cripure aura une heure de cours dans la matinée. « Mais il y avait, après midi, cette fête… Quelle corvée ! » Il entend dans le lointain une clique militaire. C’est la guerre, celle de 1914. Et Cripure pense à sa mort : « Il n’y aurait pas grand changement le jour où de même il serait étendu dans son cercueil. Quelle différence ? Rien que cette petite chose en moins, dans sa tête, si vaine, si lancinante, qu’il nommait pompeusement sa pensée, rien en moins que cette angoisse lâche qui étreignait son cœur. »
Nous sommes sans doute en 1917, car on fusille pour mutinerie. Guilloux fait retentir la Chanson de Craonne, « Adieu la vie, adieu l’amour, adieu toutes les femmes… », hymne contestataire interdit par le commandement militaire. En toile de fond, il y a le patriotisme débordant de ceux de l’arrière et le doute des jeunes qui partent au front. Le maire de la ville passe de maison en maison annoncer la mort des conscrits. « A mort Poincaré ! A mort Ribot ! La paix ! La paix ! On n’en veut plus ! Finie la guerre ! Vive la Russie ! » La Russie vient en effet de cesser les combats. La petite fête de l’après-midi est organisée en l’honneur de la femme du député Faurel, elle qui a soigné des typhiques, dans un hôpital, près du front.
On meurt en première ligne, mais tout le monde s’inquiète de la santé du Général : « Un catarrhe, un affreux catarrhe, qui de temps en temps le cloue au lit. C’est très cruel. -Pauvre Général ! » Le Général assistera-t-il, oui ou non, à la remise de décoration à la femme du député ? Oui, il va mieux, ce n’était qu’un refroidissement. Les pékins se couchent devant le militaire. Cripure a la soixantaine, il est à un an de la retraite : il échappe physiquement à la guerre, mais moralement il est atteint.
Qu’a t-il fait ou dit contre cette guerre ? Rien. Il est maintenant contre cette boucherie, sans avoir jamais agi pour l’empêcher ni pour l’arrêter. Le roman tourne autour de cet homme arrivé à l’âge où l’on fait le bilan et qui mourra à la dernière page, soit vingt-quatre heures après les premières lignes. Voilà une unité de temps originale. Et pour remplir 516 pages, il faudra que Guilloux distille les événements.
La distillation convient à ce vieil homme qui ressasse son passé, le rumine, et remâche. Cripure a raté sa vie. Mon cher Hervé, je ne sais pas si vous avez déjà raté votre vie, et combien de fois !, mais cette question nous attend tous. Guilloux fait le bilan d’une vie sans gloire dont la retraite va sonner le glas social. La gloire ? Oui, Cripure en a rêvé. Il y a même goûté. Son étude sur La Pensée médique a eu un certain succès. Mais sa thèse non-conformiste sur Turnier a été refusée par la Sorbonne. Il n’a pas renoncé à écrire puisqu’il empile des notes pour La Chrestomathie du Désespoir, son grand livre à venir. En attendant, depuis longtemps, il enseigne en lycée. Il est devenu la risée des lycéens.
Il apprend ce matin-là qu’on a dévissé la roue avant de sa bicyclette : il aurait pu se rompre le cou ! Cripure a connu le grand amour. Il a aimé Toinette, l’a épousée, « bonheur éphémère », et elle l’a trompé avec un beau capitaine. C’était il y a vingt ans, et il en souffre encore. Il sait ce qu’il aurait dû faire et n’a pas fait : provoquer en duel celui qui lui a pris Toinette. Ou aurait-il plutôt fallu pardonner à Toinette ? Il s’interroge encore. Après elle, plus rien. Et cette Maïa ? Analphabète, sale, elle a un autre amant. Quant à Amédée, son fils, qu’il a eu d’une autre « souillon », qu’il a reconnu par faiblesse, dont il ne s’est pas soucié, il vient de reprendre contact avec lui maintenant que le jeune homme est « en âge d’aller se faire tuer ».
Plus important que les événements et les faits, il y a le sentiment de soi. Vous connaissez, mon cher Hervé, la formule de Sartre : « L’important n’est pas ce que l’on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-même de ce qu’on a fait de nous. » (Saint Genet, comédien et martyr) N’est raté que celui qui se considère comme tel : François Merlin se considère comme tel. Ajoutons qu’il est sale, qu’il boit beaucoup, qu’il est amer et violent. Et avare : on le voit compter ses pièces d’or. Il est affecté d’un handicap physique : il a de trop grands pieds, des pieds géants !
Guilloux en fait peut-être trop. On n’a ni pitié ni peur de Cripure. Ce n’est ni une victime pantelante, ni un monstre flamboyant. Vieux et chahuté, « cocu » et lubrique, c’est un raté sans envergure que le ridicule aurait dû tuer.
Autour de lui, il y a une ville et une société, et particulièrement le lycée avec pions, élèves, censeur, proviseur. Guilloux multiplie les personnages. Il y a Nabucet, le collègue jaloux qui fait et récite des vers, va en salle d’armes, aime les très jeunes filles, dit de Cripure qu’il est « un soi-disant philosophe, au fond, un raté », à qui son ami, le Capitaine Plaire, rend visite ce même jour, et ils évoquent longuement leur passé.
Il y a le proviseur Marchandeau, dont le fils est au front et dont on n’a pas de nouvelles, dont on apprend enfin qu’il fait partie des mutins et qu’il est condamné à mort. Son père veut aller à Paris pour tenter d’intervenir, il n’arrive pas à prendre le train, il erre dans la nuit et attrape une pneumonie en seize pages. Il y a Lucien Bourcier, le fils du censeur qui explique à ses parents, sur onze pages, pourquoi il n’ira pas à la fête en l’honneur de Mme Faurel. Il y a les surveillants Glâtre et Moka et leurs manies.
Il y a dix-neuf pages sur la pension où une vieille dame s’amourache de son pensionnaire, Otto Kaminski, un comte polonais flamboyant qui a une jeune maîtresse, Simone, laquelle abandonne en quatorze pages son notaire de père pour partir à Paris avec le dit Kaminski qui donne une ultime fête de vingt-quatre pages avant son départ. Il y a le concierge du lycée dont le fils est désormais paralysé des deux jambes. Il y a le Cloporte qui ne sort que la nuit et dont on entend résonner la canne ferrée, clop, clop, clop ! Il y a la bossue « qui depuis des années errait par les rues de la ville, en fredonnant des airs d’opérette, une affreuse bossue qui traînait toujours au bout d’une laisse un petit chien jaune et hagard. »
Et la ville elle-même devient un personnage que Guilloux appelle le Bœuf, Bœufgorod, Cloportgorod, Mortgorod. Le roman prolifère et se dilue, on attend que Guilloux en revienne à Cripure dont les souvenirs sur la grande toile de fond de la guerre auraient suffi au roman.
L’événement qui occupe le dernier tiers du livre, c’est le duel. Cripure a giflé Nabucet qui a parlé de « mater » ceux qui réclament la paix : « Cette gifle valait pour tout le passé, elle résumait d’un coup toutes les gifles qu’il s’était privé de donner au cours de sa triste carrière. » Nabucet exige un duel. Cripure accepte. Ce qui peut racheter Cripure à ses yeux comme aux nôtres, ce serait une belle mort : il n’a aucune chance contre Nabucet le bretteur. Mais tout le monde veut lui sauver la vie.
Le lecteur est tenu en haleine : Cripure va-t-il réussir sa sortie ? Toute la nuit, on discute ici et là pour faire signer aux deux adversaires un compromis. Cripure signe au petit matin. On lui a volé cette mort héroïque, il se l’est laissé voler. « Vous m’avez fait signer une infamie. »
Par amour, faiblesse, fatigue et encore une fois, par lâcheté. Mais pendant ce temps, ses chiens, enfermés dans son bureau, « ont boulotté la Chrestomathie ». Cripure a un sursaut : il a un revolver, il tire vite, il se tue. Guilloux en fait un suicide grotesque : il ne meurt pas sur le coup, les chiens hurlent, les voisins arrivent et le médecin n’arrive pas. Maïa et son amant ont peur d’être accusés de l’avoir assassiné pour hériter. On arrive difficilement à le faire entrer dans une calèche pour le transporter, il vit toujours, ses chiens s’échappent et suivent le cortège.
On se demande jusqu’à la dernière page si Cripure ne va pas en réchapper, s’il n’a pas encore une fois raté son coup, si ce n’est pas une fausse sortie, s’il ne fait pas encore le clown. Il n’est pas facile de finir en beauté une existence de cloporte. Cripure meurt enfin, et les soldats qui se trouvaient-là « se mirent au garde-à-vous. » Qui était François Merlin ? Des élèves l’ont aimé et vénéré : « Il a été mon maître au sens noble du mot. Je l’ai adoré. Je l’ai maudit. » Ils le respectent, l’appellent « maître », mais on ne sait pas exactement pourquoi.
Cripure déclarait au début du roman : « Je détruis toute idole, et je n’ai pas de Dieu à mettre sur l’autel. » Il évoque Stirner, cite Goethe en allemand, cite Nietzsche (« Amor fati », aimer son destin), Rimbaud, Baudelaire. « Le monde est absurde, jeune homme, et toute la grandeur de l’homme consiste à connaître cette absurdité, toute sa probité aussi. » Camus a dû aimer ces lignes-là, et celles-ci aussi : « Non, voyez-vous, la vie, c’est ce dont on s’empare. » On imagine l’enthousiasme des jeunes élèves à qui il disait : « Emparez-vous de votre bonheur sans considération de rien ni personne. » Ce que lui-même n’a jamais fait.
Les professeurs de philosophie, aujourd’hui comme hier, ont une tâche bien ambiguë. Un de ses anciens élèves le considère comme un escroc. François Merlin a été « complice » de la société, et il le sait. Son drame, c’est de n’être pas à la hauteur des grandes idées qu’il a lues : « J’ai su percer le mensonge, mais là s’est arrêtée mon audace. A présent, je suis vieux, laid, infirme, seul…malgré l’autre [Maïa]. Battu à plates coutures. Encore n’ai-je pas le droit de me dire battu, puisque je n’ai pas livré bataille. Je n’ai le droit de rien. Je ne suis rien. Rien que l’un d’eux. » C’est le drame de « l’intellectuel », le mot est dans le texte, qui voit les mensonges, comprend les rouages, sait où sont les opprimés et qui sont les puissants, et rate sa vie mais pas sa carrière. Regrets tardifs, suicide inutile.
Au moment même où il raccompagne son fils qui retourne au front, Cripure se dit qu’il ferait mieux de l’aider à déserter, et n’en fait pourtant rien. Cripure, ou plutôt Guilloux, va très loin : « Il regrettait les terroristes, dont il n’aurait pas été. Dont il n’avait pas été. » Le terrorisme contre l’ordre établi ? La question est toujours d’actualité. Nabucet, le poète sans talent que Guilloux ridiculise tout au long du roman, dit à un de ses élèves qui lit Au-dessus de la mêlée (1914), le manifeste pacifiste de Romain Rolland : « Permettez à votre vieux professeur, à votre vieux maître, qui encore une fois vous aime bien, permettez-lui de vous donner un bon conseil : n’entrez pas en lutte contre les puissances. Vous serez brisé. » Les mutins de 1917, ceux qu’on réhabilite aujourd’hui, ont bel et bien été brisés.
Aujourd’hui, contre quoi faudrait-il se mutiner ? A partir de quand est-on complice de ce qui se passe autour de nous ? Combien de kilomètres de distance faut-il pour être innocent du mal ? Ces questions n’ont pas vieilli. Indignez-vous, disait l’un. Trop facile, lui rétorque-t-on : il faut agir. Et le risque est le même maintenant qu’hier, celui de se faire briser par les puissants. Simone, personnage éphémère, répond ainsi à la question « que faire ? » : « Se choisir… Soi. » C’est ce que Cripure n’a même pas fait.
Le sang noir a fait l'objet d'une adaptation télévisée avec Rufus ans le rôle de Cripure en 2007Guilloux a eu ses heures de gloire. Le Sang noir frôle le Goncourt en 1935 et connaît un grand succès. Il obtient le Prix du roman populiste en 1942 pour Le Pain des rêves. En 1949, Le Jeu de patience frôle encore le Goncourt et obtient le prix Renaudot. Guilloux reçoit le Grand Prix de littérature de l’Académie française en 1973. En 2009, Gallimard a republié dans la belle édition Quarto, 1120 pages, les grands textes de Louis Guilloux. En 2010, un des colloques de Cerisy lui est consacré. Certes, son étoile a pâli, les histoires de la littérature l’honorent de quelques lignes seulement. Vieux jeu, ringard ? Démodé, dépassé ? Inutile ? Pas du tout. Je regrette d’avoir partagé ces préjugés : Le Sang noir est un bon roman. Un bon roman n’est pas encore un grand roman. Il y a des longueurs dans Le Sang noir et Guilloux écrit un peu trop large, mais c’est peut-être une différence de goût : je n’aime pas le gras. Voyage au bout de la nuit (1932) décrit mieux les bassesses qu’exige la survie. La Condition humaine (1933) montre comment s’engager et agir. Camus est allé plus loin dans l’absurde. Quant à l’affirmation de l’individu, Les Nourritures terrestres de Gide avaient tout dit. Guilloux a eu à faire à forte concurrence. Tout en lisant Le Sang noir, j’ai commencé la lecture de deux thrillers à succès, un américain et un italien. Je les ai abandonnés au bout de cinquante pages. C’étaient des romans sans substance, tous les mêmes : les meurtres sadiques, l’inspecteur revenu de tout sauf de son métier, à moitié lâché par sa hiérarchie et lâché par sa femme, flanqué d’un assistant jeune et naïf, etc. J’ai refermé ces romans en cours de route, mais pas celui de Louis Guilloux. Et je lirai bientôt son autre grand livre, Le Jeu de patience.
Laurent Jouannaud
P.-S. : Pour ceux que la genèse du Sang noir intéresse, on peut lire la longue lettre du 10 novembre 1946 de Guilloux à Camus, au sujet de Palante, son professeur de philosophie, modèle de Cripure (Albert Camus-Louis Guilloux, Correspondance 1945-1959, Edition établie, présentée et annotée par Agnès Spiquel-Courdille, Gallimard, 2013).
Par Les ensablés
Contact : ng@actualitte.com
Paru le 13/06/2007
631 pages
Editions Gallimard
11,10 €
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