Mon cher Hervé, je suis content de vous avoir revu, il y a deux semaines à Strasbourg. Vous étiez venu de Paris, moi d’Allemagne, et le pinot noir était bon. Vous m’avez dit n’avoir pas lu les Essais dont vous aviez commencé la lecture, il y a longtemps, pour vous arrêter assez vite. Il y a des chances pour que vous ne lisiez jamais ce grand texte. Vous n’en aurez ni le temps ni la patience : Montaigne, ce n’est qu’un seul titre, mais en trois volumes du Livre de poche ou mille pages en Pléiade ! Bien des tournures et des expressions sont mystérieuses car la langue a changé en quatre cents ans. Et puis, il y a des hauts et des bas dans ces 107 essais.
Le 25/05/2014 à 16:45 par Les ensablés
Publié le :
25/05/2014 à 16:45
Par Laurent Jouannaud
La partie la plus intéressante est à la fin. Si vous commencez les Essais par le début, vous passerez par les quatre premiers chapitres suivants : « Par divers moyens on arrive à pareille fin » (I,1), « Sur la tristesse » (I,2), « Nos affections s’emportent au-delà de nous » (I,3), « Comment l’âme décharge ses passions sur des objets faux quand les vrais lui défaillent » (I,4). Pas très engageant ! Et puis le laminoir scolaire a fait de Montaigne un raisonneur prêchant la modération et la tolérance, d’une prudence normande (bien qu’il soit gascon), féru d’Antiquité (ah ! ces citations latines), à la fois stoïcien, sceptique et épicurien. On a arrondi ses angles et lénifié ses propos.
Montaigne est un monument que bien peu escaladent : on l’admire d’en bas. Mais il se trouve que la collection « Folio 2€ » propose un essai de Montaigne, un seul, le neuvième du troisième livre, intitulé « De la vanité » (III,9). C’est une excellente idée : du Montaigne à petit prix et en petite quantité ! Volume fin, jolie couverture colorée : en un seul essai, vous aurez la saveur de Montaigne tout entier. J’ai relu ce texte et une fois de plus la magie opère. Un essai de Montaigne ne se limite jamais au sujet qu’indique le titre : il sera question de vanité dans les premières lignes, et puis Montaigne va dériver, glisser, élargir le sujet, le laisser, pour y revenir à la fin. En fait, il ne peut pas y avoir de hors sujet dans les Essais, puisque tout ce qui touche Montaigne peut entrer en ligne. C’est le premier écrivain à écrire sur lui-même, et sur rien d’autre. Ce n’est pas un politicien, artiste ou savant arrivé qui écrit son autobiographie avec anecdotes et réflexions. Non, Montaigne est un particulier qui ressent le besoin d’écrire et n’a pas de sujet.
Ce besoin d’écrire est une chose bizarre, cher Hervé, vous et moi en sommes accablés, et beaucoup de nos lecteurs sans doute aussi. Ecrire… mais sur quoi ? Montaigne, n’ayant aucune imagination, a décidé d’écrire sur lui-même : « Je suis moi-même la matière de mon livre », inscrit-il en préambule des Essais. L’homme Montaigne est le seul personnage du récit. Il se met en scène mais ne veut pas jouer un rôle : il se donne pour ce qu’il est. Bien entendu, l’écriture des Essais l’entraînera plus loin qu’il ne l’imaginait : « Plusieurs choses que je ne voudrais dire à personne, je les dis au peuple, et sur mes plus secrètes sciences ou pensées je renvoie à une boutique de librairie. » Ce mot qui fait titre, « De la vanité », est un sentiment essentiel chez Montaigne, c’est le vanitas vanitatum et omnia vanitas de la Bible. Mais Montaigne met la formule au carré dès les premiers mots : « Il n’en est à l’aventure aucune plus expresse que d’en écrire si vainement. » Autrement dit, écrire que tout est vain est aussi vain que le reste. La vanité est partout : écrire ou ne pas écrire, être philosophe ou ne pas l’être, être vain ou ne pas l’être, tout est vain et vide (vanus veut dire vide en latin). Montaigne ne joue pas au grantécrivain qui compose d’impérissables choses. Cependant, fait-il remarquer, écrire est finalement moins nuisible que d’autres activités. Cette « écrivaillerie » est inutile, mais au moins Montaigne ne cause de tort à personne : « En un temps où le méchamment faire est si commun, de ne faire qu’inutilement il est comme louable. » En effet, en pleine guerre de religion, quand d’autres mentent, se parjurent et assassinent, Montaigne écrit des essais sans portée et sans effet, vanité sans grande conséquence. La dramatique situation de la France le conduit à parler de voyages. Montaigne aimait voyager. D’abord parce que les obligations domestiquent l’ennuient, les soucis ordinaires lui pèsent : « Ces ordinaires gouttières me mangent ».
Son père aimait cette terre et ce château de Montaigne qu’il lui a légués, mais Michel ne s’en occupe guère. Il ne s’intéresse pas à la politique, ni à rien d’autre. Il semble qu’il n’ait pas (ou plus) de passions : « Je me contente de jouir le monde sans m’en empresser, de vivre une vie seulement excusable, et qui seulement ne pèse ni à moi, ni à autrui. » Il le répète : « Je ne cherche qu’à m’anonchalir et avachir ». Et justement, en voyage, loin de chez lui et des siens, il ne pense plus qu’à lui. L’autre raison qui le pousse à voyager, « c’est la disconvenance aux mœurs présentes de notre État ». Il se tient à distance de la longue crise religieuse et politique que connaît la France. Montaigne considère que les changements politiques n’apportent rien de bon : « Rien ne presse un État que l’innovation : le changement donne seul forme à l’injustice et à la tyrannie. » Il pense que « le bien ne succède pas nécessairement au mal ; un autre mal lui peut succéder en pire. » Il énonce la sagesse réservée à l’usage des petits : « Nous nous comparons à ce qui est au-dessus de nous et regardons vers ceux qui sont mieux. Mesurons-nous à ce qui est au-dessous. » Mais ce n’est pas non plus un conservateur militant : il laisse faire les choses. Son grand modèle, c’est Rome, qui a duré si longtemps malgré tant de vicissitudes. Tout va mal ? La catastrophe est imminente ? Je pense à la pollution galopante, à la crise de l’euro, à Poutine, etc. Montaigne me dit : « Tout ce qui branle ne tombe pas. La contexture d’un si grand corps tient à plus d’un clou. ». « Pour moi, je n’entre point au désespoir, et me semble y voir des routes pour nous sauver. » Le pire n’est pas plus sûr que le reste et personne ne sait vraiment comment l’univers fonctionne. Montaigne se demande à cet endroit du texte s’il n’a pas dit cela ailleurs. Il se plaint de sa mémoire. Il ne voudrait pas se répéter. Il explique que lorsqu’il apprend par cœur, il perd tous ses moyens. Quant à lire un discours, non il ne le ferait pas. Et improviser, il en est incapable. Du coup, il ne parle plus en public. Mais il continue à rédiger ses essais. Il les allonge, il ne les corrige pas. Il rajoute un troisième volume aux deux qu’il a déjà publiés, et complète aussi les deux premiers tomes. S’il ne corrige pas, explique-t-il, et se contente de faire des ajouts, c’est pour deux raisons. Son livre, il l’assume tel qu’il était au moment de sa parution, il y a six ans. Depuis, Montaigne a changé (tout change sans cesse, « tout branle », c’est une autre idée des Essais) mais il n’est pas sûr d’avoir amélioré son jugement ou sa réflexion : pourquoi telle correction serait-elle meilleure que le texte original ? Et il précise : « Moi à cette heure et moi tantôt, sommes bien deux, mais quand meilleur ? » Vieillir n’est pas une garantie de perfectionnement : « Il ferait beau être vieil, si nous ne marchions que vers l’amendement ». Montaigne, un senior sans prétention.
Il revient sur la guerre civile, se réjouit de n’avoir encore jamais été pris à partie (il est catholique dans une région protestante) car il est estimé. Mais il souffre d’être protégé par la bienveillance des hommes plutôt que par l’État et ses lois : « Je tiens qu’il faut vivre par droit et autorité, non par récompense ni par grâce. ». Il explique longuement un trait de son caractère qui me touche. Il se dit extrêmement tenu par le « devoir d’honneur ». Plus banalement, il ne veut rien devoir à personne car une dette personnelle l’oblige infiniment. Plus, en tout cas qu’une obligation légale : « On me garrotte plus doucement par un notaire que par moi. » Sa parole lui est sacrée : « J’aimerais bien plus cher rompre la prison d’une muraille et des lois que de ma parole. » Du coup, il n’aime pas s’engager, car il tient ses promesses. De même, l’amitié lui pèse, et si ses amis sont ingrats ou l’offensent, tant mieux, il leur devra moins. Bien entendu, il ne doit rien aux princes (aucun portefeuille, aucune place, aucun jeton de présence) : « Que jamais je ne doive un essentiel grand merci à personne ! » Bref, « j’essaie à n’avoir exprès besoin de nul : in me omnis spes est mihi. [Toute mon espérance repose sur moi.] » Il insiste : « Il fait bien piteux et hasardeux dépendre d’un autre. Je n’ai rien mien que moi. » Montaigne préfère donner plutôt qu’accepter, qui est « qualité de soumission ». Pas question de communauté, d’entraide, de partage. La liberté est individualiste. Ce Montaigne-là n’est pas vraiment sympathique, ni débonnaire, ni généreux. Montaigne, un homme libre. En temps de guerre civile, il sait qu’il doit la vie à la bienveillance d’autrui, une dette qui « l’accable » : « Je me suis couché mille fois chez moi, imaginant qu’on me trahirait et assommerait cette nuit-là. » La mort (autre thème majeur des Essais), Montaigne y pense sans cesse, il s’y prépare, il s’y voit même : « Il m’advient souvent d’imaginer avec quelque plaisir les dangers mortels et les attendre ». Il la souhaite, comme nous tous, « courte et violente », « une charge prompte et insensible ». Et il revient aux voyages : « Je sais ce que je fuis, mais non pas ce que je cherche. » Montaigne qu’on présente souvent comme gascon gasconnant (il est vrai qu’il parlait le patois), comme homme de terroir, écrit exactement le contraire : « Je ne suis guère féru de la douceur d’un air naturel. » Et même : « J’estime tous les hommes mes compatriotes, et embrasse un Polonais comme un Français, postposant cette liaison nationale à l’universelle et commune ». Il précise que les amitiés de rencontre ne valent pas moins que les amitiés de voisinage, ou les liens de langue ou de famille.
Et il rentre dans les détails, Montaigne décrit Montaigne. En voyage, il aime la pluie et la boue, et pas le soleil. Il reste longtemps en selle, il se lève tard. On lui a reproché de voyager alors qu’il est marié et âgé. Justement, dit-il : la distance dans le couple fait du bien. On aime plus au retour qu’au départ ! D’ailleurs, « la jouissance et la possession appartiennent principalement à l’imagination ». Quand est-on loin l’un de l’autre : « Au jardin, est-ce loin ? A une demi-journée ? Quoi, dix lieues, est-ce loin ou près ? » En amitié, la distance ne nuit en rien, dit-il. Son amitié avec La Boétie (« Parce que c’était lui, parce que c’était moi. » I,28) n’a jamais souffert de la distance : « Il vivait, il jouissait, il voyait pour moi, et moi pour lui. »
Quant à l’âge, Montaigne n’y voit aucun inconvénient pour voyager. Au moment où il écrit cet essai, son père est mort depuis dix-huit ans, note-t-il. Il écrit donc en 1586, il a 53 ans, il lui reste 6 ans à vivre. Ce plaisir-là est un des derniers qui restent, il ne faut pas s’en priver. Il approuverait ces retraités européens qui ont la bougeotte et font le tour du monde. Et il revient à la mort. S’il mourait en chemin, loin de chez lui, où serait le problème ? Montaigne aimerait mourir seul, « plutôt à cheval que dans un lit, hors de ma maison et éloigné des miens ». Le chagrin de ses amis et « d’autres plaintes feintes et masquées » le gêneraient : « Vivons et rions entre les nôtres, allons mourir et rechigner entre les inconnus. » En voyage, il va où il veut, comme il veut : « Ai-je laissé quelque chose à voir derrière moi ? J’y retourne ; c’est toujours mon chemin. Je ne trace aucune ligne certaine, ni droite ni courbe. » Et il cherche la nouveauté, le dépaysement, évitant ses compatriotes qui critiquent tout ce qui n’est pas comme dans leur village. Il ne « cherche pas des Gascons en Sicile (j’en ai assez au logis) ». Il aimerait un bon compagnon de voyage mais ne l’a jamais trouvé. « Nul plaisir n’a goût pour moi sans communication » mais « il vaut encore mieux être seul qu’en compagnie ennuyeuse et inepte ». Cet essai devrait s’intituler « Sur les voyages » et non « Sur la vanité » ! Ce plaisir à voyager, alors qu’il pourrait jouir du confort de sa maison, Montaigne sait parfaitement que c’est un divertissement : « Je sais bien qu’à le prendre à la lettre, ce plaisir de voyager porte témoignage d’inquiétude et d’irrésolution ».
Cette vie qu’il mène, sans aucune responsabilité politique ou sociale, il lui faut la distraire par le changement: « La seule variété me paie, et la possession de la diversité, au moins si aucune ne me paie. » Montaigne voyage parce que l’oisiveté provoque l’ennui. « Il y a de la vanité en cet amusement. – Mais où non ? Et ces beaux préceptes sont vanité, et vanité toute la sagesse. » Nous y voilà : vanité de la philosophie et inutilité des bons conseils. Pourquoi là-bas serait-il plus beau qu’ici ? Où, sur terre, n’y a-t-il « rien qui vous gêne et vous trouble » ? Il n’a rien à répondre à ces objections contre les voyages (objections que j’approuve car je ne voyage que contraint et forcé) : « Vous vous suivrez partout, et vous plaindrez partout. »
Montaigne se reconnaît incapable de sagesse, la sagesse qui est impossible à l’homme car elle va trop haut pour nous : « L’humaine sagesse n’arriva jamais aux devoirs qu’elle s’était elle-même prescrits et, si elle y était arrivée, elle s’en prescrirait d’autres au-delà. » L’homme reste en dessous de ses prétentions morales. Montaigne, un moraliste sans grande conviction. Quant aux lois, il n’est homme de bien qui n’en enfreigne quelques-unes et il y a des gredins qui s’arrangent pour les respecter. C’est pourquoi il ne s’occupe pas de politique, l’expérience qu’il en a faite l’a « dégoûté » (il a été maire de Bordeaux) : « La liberté et l’oisiveté, qui sont mes maîtresses qualités, sont diamétralement contraires à ce métier-là. » Et même les meilleurs, dit-il, ne peuvent éviter le déguisement et le mensonge en politique : « Le plus juste parti est encore le membre d’un corps vermoulu et véreux. » Certains jouent double jeu, d’un côté les actes, de l’autre les paroles. Mais pas Montaigne.
Ses Essais racontent exactement ses actes : « Il faut que j’aille de la plume comme des pieds. » Il dit où il va et va où il dit. Ces formules stoïques, Montaigne essaiera de s’y tenir car, justement, il les rend publiques dans les Essais : « Il me vient parfois quelque considération de ne trahir l’histoire de ma vie. » Montaigne, fidèle à Montaigne. Ces longues remarques politiques étaient une digression, « cette farcissure était un peu hors de mon sujet », reconnaît Montaigne. Mais c’est son style, il l’a voulu ainsi : « Je m’égare, mais plutôt par licence que par mégarde. » « Les noms de mes chapitres n’en embrassent pas toujours la matière », et c’est au lecteur d’être aux aguets : « C’est l’indigent lecteur qui perd mon sujet, non pas moi. » Et si ses chapitres sont beaucoup plus longs (celui-là fait 120 pages !) que ceux des deux premiers tomes, c’est exprès : qu’on prenne le temps de le lire, dit-il ! Et si son texte est embrouillé, c’est encore exprès, pour que le lecteur ne s’endorme pas ! Et si ce qu’il dit est vain (ah ! nous y revoilà !), il en est conscient : « Je m’emploie à faire valoir la vanité même et l’ânerie si elle m’apporte du plaisir ». Montaigne, un écrivain libre. Il conclut sur une ultime vanité. A Rome, quand il y était (en 1580), il s’est fait décerner le titre de « citoyen romain », titre inutile et ridicule dont il se pare et s’amuse. Montaigne copie en entier le certificat pompeux où il est dit que « l’illustrissime Michel de Montaigne rend service à Rome en acceptant ce titre d’honneur » ! Vanité avouée est à moitié pardonnée : « Nous en sommes tous imprégnés, tant les uns que les autres, mais ceux qui le sentent en pâtissent un peu moins, encore n’en suis-je pas sûr. » La vanité de tout autorise ces petites vanités-là : refuser les décorations serait plus vain que les accepter en silence ! Les prix littéraires sont une foire aux vanités, mais refuser un prix serait encore plus vain [1]! La vanité de toutes choses n’empêche pas de vivre. Montaigne regardait la mort en face, approuvait le suicide (II,3) mais n’était pas un désespéré. Le « rien de tout » (c’est une formule de Saint-Simon) peut nous rendre amer ou libre, nous aigrir ou nous mûrir, nous décourager ou nous requinquer : l’équilibre n’est pas facile à garder, le fil est mince, le vide est partout, la mort approche (« Il est temps de tourner le dos à la compagnie »).
Montaigne, courageux funambule ! Vous et moi, cher Hervé, quand un roman est fini d’écrire, nous avons peur de manquer de sujet, c’est la panique existentielle. Montaigne n’avait pas ce souci : « Qui ne voit que j’ai pris une route par laquelle, sans cesse et sans travail, j’irai autant qu’il y aura d’encre et de papier au monde ? » Les Essais n’en finissent pas. Décidément, Montaigne a raflé la mise.
[1] Notre ami Hervé vient de recevoir le Prix Horizon du second roman, décerné par la Belgique, pour Les choix secrets.
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