Cet article sera publié en juin 2014 dans la revue "Conversations littéraires" de Roumanie Aujourd'hui, je vous invite à retrouver la grande littérature française tout en découvrant un de ses pans oubliés. Nous explorerons les origines d'un roman mondialement connu: "le Rouge et le Noir" de Stendhal, au travers d'un autre roman, beaucoup moins connu celui-ci: "L'affaire Berthet" d'un certain Jean Prévost qui compta beaucoup dans le paysage littéraire français de l'avant-guerre. Jean Prévost a peu écrit de romans, faute de temps. Il est mort en 1944 à l'âge de quarante-trois ans, alors qu'il tentait d'échapper à l'armée allemande envoyée sur les plateaux du Vercors pour exterminer le maquis français qui s'y était installé.
Le 18/05/2014 à 13:27 par Les ensablés
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18/05/2014 à 13:27
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Par Hervé Bel
Jean Prévost
On ignorait alors que ce résistant qui se faisait appeler "Capitaine Goderville", était Jean Prévost, celui-là même qui avait écrit des romans remarqués ("Les frères Bouquinquant", "Le sel et la plaie"), mais aussi un essai unanimement apprécié "La création chez Stendhal" récompensé en 1943 par le Prix de l'Académie française et qui fait dire à Dominique Fernandez, dans son "Dictionnaire amoureux de Stendhal" (2013), que Jean Prévost peut être considéré comme un des meilleurs spécialistes de Stendhal du vingtième siècle. Au maquis du Vercors, Jean Prévost avait pris sa machine à écrire et rédigeait, tandis qu'il risquait sa vie, un essai sur Baudelaire qui ne fut publié qu'en 1953, sous le titre: "Baudelaire, essai sur la création et l'inspiration poétiques" (réédité récemment par les Editions Zulma).
Certaines personnalités sont faciles à cerner: leur vie paraît logique, orientée toujours vers le même but. Malraux, par exemple, est un homme d'action, ses œuvres les conséquences de la vie qu'il mène. Mais avec Prévost, rien ne laisse présager dans l'énumération des livres qu'il a écrits (romans, essais érudits) la fin qui a été la sienne. Ses connaissances étaient encyclopédiques: il rédigea beaucoup d'articles sur tous les sujets, éducation, sports, philosophie, cinéma... Ainsi, on l'imagine en professeur un peu voûté, malingre, et des bésicles sur le nez. Or il était très beau et sportif. Il compta néanmoins parmi ses amis François Mauriac (qui n'avait rien de sportif) avec qui il entretint une correspondance. Autant le dire, Prévost fut une personnalité complexe, assez extraordinaire, qui mérite d'être redécouverte.
Jérôme Garcin, journaliste littéraire au Nouvel Observateur, a écrit, il y a quelques années, une courte biographie sur Prévost ("Pour Jean Prévost", Folio). Celle-ci lui semblait un devoir. Comme Garcin le note, il y a un paradoxe en France: tandis que l'on porte aux nues le mouvement de la Résistance, on se souvient avant tout, en matière littéraire, des grands écrivains collaborateurs: Céline, Drieu La Rochelle, Morand (tous publiés dans la Collection de la Pléiade). Les autres, ceux qui périrent au combat, ont été négligés. Parmi eux, Jacques Decour, et Jean Prévost. Les éditions "La Thébaïde" dirigées par Emmanuel Bluteau republient depuis quelques années les œuvres de ces héros martyrisés injustement négligés. Morts avant 45, ils n'ont pu participer à la formidable renaissance littéraire de l'après-guerre.
"La Thébaïde" vient ainsi de rééditer "L'affaire Berthet" de Jean Prévost, un roman étrange qui témoigne à la fois de l'érudition et du talent de son auteur: il prend sa racine dans un fait divers réel, documenté, qui inspira directement le roman "Le Rouge et le Noir" de Stendhal. Prévost n'hésite pas à reprendre l'affaire pour en faire, malgré son auguste prédécesseur, une œuvre originale, très subtile au niveau psychologique, et qui, d'une certaine manière, complète avantageusement le chef-d’œuvre de Stendhal. Mais d'abord rappelons ce qu'a été l'affaire Berthet qui souleva les passions des foules de Savoie. De condition modeste, ancien séminariste, le jeune Berthet fut accusé en 1827 de tentative de meurtre sur la personne de Madame Michoud, épouse du maire de Brangues et mère des enfants dont il avait été le précepteur. Aux enquêteurs, il déclara qu'il avait voulu tuer Madame Michoud par jalousie, n'ayant pas supporté d'avoir été supplanté dans son cœur par un autre précepteur. Condamné à mort, il revint sur ses déclarations, pour attester que Madame Michoud n'avait jamais failli à l'honnêteté. Il semble que Madame Michoux n'ait pas été insensible au charme du jeune homme, mais rien de précis n'a été dit à ce sujet. Découvrant l'affaire, Stendhal décide d'en faire un roman qui, tout en dressant le portrait psychologique du héros, décrira la société de la Restauration (1815-1830).
Pour Stendhal, Antoine Berthet, devenu Julien Sorel dans son roman, est une victime de son temps; le meurtre qu'il tente de commettre, la conséquence du carcan social qui empêche aux jeunes de modeste condition de trouver une place digne d'eux. Dans cette société bloquée, Julien Sorel n'a d'autre moyen pour réussir que de passer par l'amour des femmes et d'abord par celui de Madame de Rénal, femme de condition sociale élevée, sur laquelle il finit par tirer à la fin du roman (1ère partie du roman). Mais Julien Sorel n'est pas le "Bel ami" de Maupassant, dont le héros, homme sans scrupule, d'une psychologie assez rudimentaire, se contente d'utiliser les femmes. Julien Sorel est aussi un héros romantique, son caractère balançant entre le cynisme et le don de soi. Et c'est toute cette ambiguïté qui fait la grandeur de "Le Rouge et le Noir", mais aussi, surtout à la fin du texte, son obscurité. Stendhal avait du mal à finir ses romans, parfois ne les finissait pas ("Lucien Leuwen", "Vie d'Henri Brulard" etc.). La fin de "Le Rouge et le Noir" suscite quant à elle beaucoup de questions. Oserais-je dire, chers lecteurs, qu'elle peut sembler un peu... incompréhensible...
Rappelons les faits. Après avoir séduit Madame de Rénal, Julien se rend à Paris où il entre au service de M. de la Mole. S'ensuit la description quasi proustienne (il faudra un jour parler de l'influence de Stendhal sur Proust) du milieu aristocratique parisien, puis le récit de la lente conquête de Mathilde, la fille de la maison, et de son père subjugué par l'intelligence de Julien. Pendant cette période, le jeune homme ne pense plus à Madame de Rénal, mais à Mathilde qui finit par l'aimer et vouloir l'épouser. Tout semble aller pour le mieux: le mariage n'est plus qu'une question de mois. C'est alors que M. de la Mole reçoit une lettre de Madame de Rénal (forcée à l'écrire par son confesseur) qui le met en garde sur la personnalité intrigante de Julien. Dès lors, les espérances de mariage s'envolent. Fou de rage, Julien se précipite à Verrières où habite Madame de Rénal et la blesse d'un coup de pistolet. En prison, apprenant que celle-ci pardonne son geste, il oublie Mathilde et se rend compte que son seul amour fut pour Madame de Rénal.
Je n'ai jamais bien compris le geste fou de Julien: sa colère est trop soudaine, sa résolution trop hâtive, ni son retour de flamme pour Madame de Rénal. Le roman de Jean Prévost lève ces incompréhensions. Son personnage, Antonin Berthet (et non Antoine, ce qui témoigne du caractère romanesque du texte de Prévost), est un garçon malheureux, profondément seul. En entrant dans la maison du maire, il croit trouver en Madame Michoud la femme, la mère, qu'il n'a jamais eues. Son destin bascule un jour qu'il est malade. Madame Michoud va le voir dans sa chambre: Comme si elle n'avait pas vu le désordre de sa chambre, elle s'assied près de lui; et lui met sur le front sa main fraiche. Enfin, un peu de tendresse! Comme elle met sous sa tête le second oreiller qu'on vient d'apporter, Antonin lui prend la main et la porte à ses lèvres. On ne saura jamais clairement s'il y eut davantage. Mais Berthet n'oubliera jamais cet épisode. Alors que Julien paraît froid, calculateur, considérant la prise de Madame de Rénal comme un pari réussi, Antonin apparaît plus fragile et même faible. Afin d'attirer l'amour de Madame Michoud, il simule la maladie. Lorsque les rumeurs commencent à circuler sur ses relations avec elle, il est envoyé au séminaire pour devenir prêtre. Échec: les pères ont tôt fait de comprendre qu'il n'a pas la vocation et il est renvoyé. La famille Michoud ne l'abandonne pas pour autant. Il est embauché comme précepteur dans une famille noble, les de Cordon comme précepteur. Prévost, sans doute en souvenir de Mathilde, imagine que la jeune fille de la maison tombe amoureuse d'Antonin Berthet, un amour absolu qui le bouleverse. Rien de tel n'apparaît dans l'histoire du vrai Berthet. Durant toute cette période, Antonin/Antoine écrit des lettres à Madame Michoud, convaincu peu à peu que celle-ci l'a abandonné et file le parfait amour avec Jacquin, le nouveau précepteur de la famille Michoud.
Prévost décrit parfaitement comment son héros passe de l'amour pour Madame Michoud à la haine. Non seulement elle l'abandonne, mais c'est elle, croit-il, qui le fait renvoyer par les de Cordon. Elle devient en quelque sorte le symbole de son échec irrémédiable. Elle personnifie cette société inhumaine qui le rejette. En la tuant, il se venge du monde entier. Un beau jour... Mais sait-il ce que c'est un beau jour? Jamais il n'a pu jouir d'une heure de sa vie, sauf quand il apprenait, malade, la douceur d'être choyé et la fraicheur d'une main d'une femme. Mais c'est elle, depuis, qui l'empêche de vivre, de se faire prêtre, d'accepter son sort; c'est elle qui lui a trop promis (...) Antonin rage quand il se rappelle ce rire léger, si tendre autrefois: elle rit maintenant pour se moquer de lui, sans doute... On assiste là aux pensées de l'assassin qui ne sont pas dites dans Le Rouge. Et pour cause: elles ne correspondent pas au personnage de Julien. Stendhal veut pourtant le meurtre de Madame de Rénal. Alors, ne sachant pas comment s'en sortir, il laisse volontairement un vide dans le texte entre le moment où il apprend l'existence de la lettre de madame de Rénal qui le compromet, et le moment où il tente de la tuer. Le roman de Jean Prévost rend l'acte de Berthet compréhensible, contrairement à Stendhal qui laisse le lecteur avec le curieux sentiment d'une imperfection.
En lisant "L'affaire Berthet", l'on découvre peut-être l'inconscient de Julien, que Le Rouge exprime à l'aide de ce vide laissé par Stendhal, ce silence qui recouvre peut-être la part inconnaissable des êtres vis-à-vis d'eux-mêmes. Pour l'exprimer, Stendhal aurait dû donner des indices fréquents dans la deuxième partie de son roman. Il ne le fait pas. intentionnellement? Qui peut savoir, mais j'espère que oui, songeant à cette phrase de Bacon, cité par Poe dans Ligeia: Il n'est pas de beauté exquise (...) sans une certaine étrangeté dans les proportions. Le livre de Prévost éclaire le lecteur, tandis que Le Rouge et le Noir, lui, l'interroge. C'est qu'il n'y a pas de non-dit dans L'affaire Berthet. Outre l'intérêt de l'histoire pour elle-même, son livre permet de réfléchir sur la création, sur ce qu'aurait pu faire Stendhal, si justement il n'avait pas été Stendhal. On voit aussi comment deux auteurs peuvent traiter un même sujet, de façon très différente, pour signifier les mêmes choses. On lit le livre de Berthet comme une tragédie: dès le début, Berthet est marqué, et le lecteur suit l'inéluctable destinée de Berthet, marqué par ses origines, faible et cependant doué. Les chapitres sont courts, vifs. Nul pathos, l'intrigue, rien que l'intrigue. Ce souci d'une écriture épurée est la marque de fabrique de Prévost, que l'on retrouve dans tous ses romans. Je souhaite à ceux qui savent lire notre langue de les découvrir. Chers lecteurs roumains, recevez mes salutations de Paris.
Hervé BEL
Par Les ensablés
Contact : ng@actualitte.com
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Rohaert oaziet@gmail.com
26/09/2023 à 18:11
Refer taano pazita