En quoi consiste la singularité française ? Tel est en substance la question que pose Roger Vailland, dans ce court texte méconnu, écrit en juin 1945. Le thème apparaît aujourd'hui encombré de toutes sortes d'ambigüité, de sousentendus, de procès d'intention. Mais si l’entreprise suscite des réticences voire une certaine hostilité, nombreux sont ceux qui ressentent malgré tout, plus ou moins confusément, l’existence d'une telle singularité. Comme le raconte Raymond Depardon, dans une interview au sujet de son exposition photo sur la France, dès qu’il passe la frontière, il sent qu’il n’est plus en France. Il y a comme un inconscient national qui se manifeste sur le plan esthétique.
Le 05/09/2013 à 18:23 par Les ensablés
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05/09/2013 à 18:23
Par Carl Aderhold
Les panneaux de circulation, les bâtiments officiels, l'architecture ressortent de cette une unité, de même que les taxis jaunes semblent à jamais liés à la ville de New York et les cabines de téléphone rouges à la cité de Londres. De là à étendre cet habitus esthétique à une quelconque nature psychologique, il y a cependant une marge. S’intéresser à une singularité française est aussitôt perçu comme une attitude conservatrice, à l'opposée d’une identité européenne, qui elle, à l’inverse malgré tous les efforts, paraît à ce jour mystérieusement insaisissable. On pourrait même dire qu'elle est à l'inverse de cette singularité française ; une construction purement intellectuelle qui ne renvoie spontanément à aucune perception réelle ou imaginaire là où la singularité française parle spontanément sans que l'on puisse la conceptualiser. Il y a là un mystère. Personne ne peut en saisir les contours, ni parvenir à en donnerune définition qui fasse consensus.
Dès qu’on avance les premières hypothèses, « les Français sont comme ci… » ou bien « Etre Français signifie… », on se heurte aux mêmes critiques de clichés, de visions réductrices. Cet esprit s’évapore dès qu’onl’approche, s’évente, se dissout et chacun reste sur sa faim. Comment parvenir à des généralités tout en évitant cet écueil, c’est tout le mérite de cet essai. Il faut toute l’insouciance de Vailland, au sens non pas de légèreté mais plutôt d’inconscience pour se lancer dans cette aventure. Il rédige son essai au sortir de la Seconde Guerre mondiale après cinq années durant lesquelles deux conceptions radicalement opposées de la France, d’être français, se sont livrées une guerre sans merci. La France de 1945 est au bord de la guerre civile et Vailland, trop politisé, en tout cas trop au fait de la situation pour l’ignorer et en faire l’impasse. Sa vision de la singularité française est une tentative pour redonner quelques couleurs à une nation vaincue, gouvernée par les thuriféraires de Vichy. Il ne perd jamais de vue cet arrière-plan et tente de concilier dans sa définition le meilleur comme le pire.
Son essai ressemble à celui qu’on pourrait faire au sujet de sa famille. On peut l’aimer, ce qui est le cas de Vailland, en rougir, ce qui est aussi son cas, la défendre et la critiquer, peu importe ce qui compte c’est d’en cerner la particularité. « La faculté d’irrespect est typiquement française ». Ainsi commence-t-il par définir cette singularité. Mais Vailland s’empresse d’ajouter « L’irrespect exige beaucoup de grandeur d’âme. Alors il donne naissance à l’esprit libre, la plus haute expression de l’homme. Mais sans grandeur d’âme, l’irrespect n’aboutit qu’à la friponnerie. » Autrement dit l’irrespect conduit aussi bien « au combat des philosophes contre l’esprit religieux sous toutes ses formes », qu’aux bassesses des séides du Maréchal. A ceux-là, il rappelle que « le Français qui n’a pas la bravoure de sa légèreté – de même celui qui n’a pas la grandeur d’âme de son irrespect – est facilement vil. Dans tous les domaines. » Il n’y a chez Vailland aucune vérité intrinsèque, aucune essence, mais plutôt un habitus, un terreau sur lequel grandissent les hommes. Pour Vailland, « les qualités (et les défauts) spécifiquement françaises sont des qualités de citadin, d’homme de la capitale ». Et de leur opposer, la province, le lieu des lâches sans grandeur d’âme, des bourgeois étriqués. Mais une province entendu ici non comme un territoire spécifique mais comme une attitude, puisque parlant d’une Hongroise, il évoque « l’intolérable ennui de cette grande ville de province : l’Europe centrale. » Pour lui, l’esprit de liberté est ce qui résume le mieux la singularité française sous toutes ces formes : « On peut définir ce qui est essentiellement français avec toutes les locutions qui ont libre pour racine, à condition de n’en exclure aucune : liberté, esprit libre, libre penseur et également libertinage. » Le libertinage justement, Vailland s'y intéresse particulièrement et son analyse s'apparente à un véritable plaidoyer en sa faveur. Il tente d'en faire saisir la gravité - on pourrait presque dire qu'il y a une gravité de la légèreté notamment quand celleci consiste consciemment à refuser de prendre au sérieux l'ordre. Le libertinage s'apparente à une forme de recouvrement de sa propre souveraineté.
L’aspect sans doute le plus novateur de cet essai est dans la prise en compte, l’analyse de ce que nous appellerions aujourd’hui les clichés. Le Français est doué pour l’amour (« la science du plaisir amoureux »), il est galant. Vailland en quelque sorte relève le gant et tente d’explorer les raisons de ces clichés, d’y trouver de quoi réfléchir. Dans les pages consacrées à la manière qu'aurait le Français d’aborder l’amour, pages très belles et fines, où le lecteur aura le sentiment que l’auteur se dépeint lui-même, Vailland définit l’approche française comme étant celle d’un amateur dans son double sens : celui qui aime et s’y connaît, celui qui n’en fait pas profession. « Il n’est pas contraint par la nécessité. » S’en suivent une remarque singulière sur le fait de payer des femmes pour aboutir à ses fins : « Le galant homme met tout en œuvre, y compris sa bourse, pour parfaire son plaisir, pour faire sourire la bien-aimée ; c’est un amateur qui ne regarde pas au prix. » Si cette affirmation paraît pour le moins étrange, il ajoute : « Toutes les questions se poseront autrement dans la société sans classes. » Fruit de son temps,Vailland l’est assurément, qui vient de découvrir le communisme comme un eldorado mais dont tout en lui pressent qu’il ne pourrait y vivre ni même s’y adapter. On retrouve ici les thèmes qui reviendront sous sa plume à savoir les femmes et leur situation dans la société en proie à la lutte des classes et en même temps son attrait pour elles, sa vision à la fois politisée et érotisée, galante et conquérante.
Cet essai repose sur une double contradiction, ou si l'on préfère une double complexité. La première se situe au niveau du fond. Vailland connaît les risques de la littérature militante. Ce texte pourrait être un essai à la mode communiste qui dresse des statues héroïques aux résistants et honni les autres mais il a une autre ambition, réintégrer le libertinage, pas seulement au sens sexuel mais aussi intellectuel, dans la tradition d'un Laclos ou d'un Bernis. Il lui faut être à la fois clair et entendu tout en évitant les simplismes, s'appuyer sur les schémas marxistes (progrès, lutte des classes, bourgeoisie) et y intégrer des visées plus personnelles (libertinage, irrespect à la façon des surréalistes). Son analyse des surréalistes est à cet égard intéressante. S'il leur reconnaît l'apport majeur de l'irrespect, il pense comme d'autres que rester surréaliste est la marque d'un échec, « certains sont tombés dans la théosophie, d'autres dansle trotskysme. » Il faut mesurer le chemin parcouru par Vailland qui, au début de la guerre, écrivait : « Je ne me sens pas suffisamment Français pour prendre à cœur les intérêts des Français, pas suffisamment bourgeois pour défendre la classe bourgeoise, pas suffisamment prolétaire pour m'engager dans une action révolutionnaire... Je n'ai rien à défendre que moi-même. » L'autre contradiction est plus souterraine, tient à la situation et à la psychologie de Vailland. Il entend être libre et adhère de son plein gré à ce projet collectif, mais ne peut y trouver sa place car les valeurs, le mode de vie et l'austérité morale, qui accompagnent toujours ce type de vision, aboutissent à reproduire au pied de la lettre les aspirations bourgeoises que ce soit en art (réalisme socialiste) ou en morale (sexualité et mariage, répression de l'homosexualité...). L’intérêt profond de Vailland réside dans cette tentative de tout embrasser. L’exercice est par nature réducteur, il le sait et tient par-dessus tout à garder sa liberté. Il y a en lui une volonté de rester libre, c’est un esprit libre, qui tient à ne pas être réduit à quelque définition comme une feuille d’herbier entre deux pages d’un livre.
On l’aura compris la vision de Vailland est exigeante. Il ne s’agit nullement de tresser une couronne de laurier à l’esprit français. Elle n’est pas une fin en soi mais une invitation à reprendre le fil. C’est pourquoi, presque à chaque fois qu’il évoque un Français, émet une hypothèse, il se sent obligé d’ajouter « (de bonne qualité) ». Comme pour se prémunir des généralités. Et si fierté il y a, c’est celle de devoir se montrer à la hauteur. L’intéressant est ce qu’elle révèle de Vailland lui-même, de l’utilité de cette définition pour son cheminement. Il consacre également quelques pages au style français dont l’allure d’une phrase de Stendhal, Retz ou Laclos lui semblent être la meilleure illustration. Il s’en prend ainsi au ronronnement de la phrase de Gide dont le drame est de s’en apercevoir mais de ne pas pouvoir s’en débarrasser. « Le ronronnement est un défaut essentiellement bourgeois. » Il en affuble Goethe « tout gonflé, empesé, ronronnant de vanité bourgeoise ». « Ne pas confondre ronronnement et le rythme de la grande période française – aussi différents qu’un parc de Le Notre et le jardin d’une villa de banlieue » ! On ne peut être plus clair. L’exigence est la première garantie contre tout chauvinisme. La pale imitation conduit au pire. On ne peut tricher sous peine de se perdre. Il y a une sorte de quête, inaccessible, fondamentale, qui fait de cette définition de la singularité française, un point d'horizon, Pour terminer, un passage de Vailland qui tente de montrer par le biais d’une anecdote « Si un Français (de bonne qualité) avait été à la place d’Alexandre : 1° il aurait dit : tout nœud qui a été noué peut être dénoué, car il n’y a pas de miracle ; 2° il aurait ou n’aurait pas dénoué le nœud gordien, selon le temps dont il aurait disposé et l’application dont il aurait été capable ; 3° il aurait pensé : les prêtres qui abêtissent le peuple par de telles supercheries 4° il aurait pensé à autre chose. Telle est la force et la faiblesse des Français. » Sans doute devrions-nous, nous aussi réfléchir à cette notion, l’étrangeté d’être Français, sans fausse gloire ni esprit fort, dans le même souci de liberté que Vailland. La pire des illusions n'est-elle pas en effet de croire qu’on peut vivre sans identité, du moins sans représentations de soi, de son histoire ?
Carl Aderhold - Août 2013
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