L’art ne veut point de pleurs et ne transige pas, dit Verlaine. Telle devait être également la conception de Kléber Haedens en matière littéraire. J'ai lu son roman Adios (1974). Récit d’une enfance et d’une adolescence qui ne sombre jamais dans l’éloquence, l’effet, le « poétique ». Mais en lisant sa prose dépouillée, l’émotion gagne parce qu’on y rit beaucoup, et par ce rire, un moment, le temps d’une lecture, on parvient à retrouver la magie de la jeunesse et à la regretter, sans amertume.
On la goûte encore, comme l’on sent l’âme d’un vin évaporé dans un vieux tonneau. Le rire, c’est sans doute être triste de la meilleure manière qui soit : on sourit à soi-même, le garçon, la fille à jamais disparue, en ayant le cœur tordu. J’aime Pagnol pour cette raison. Et désormais, j’aime Haedens.
Par Hervé Bel
Haedens, j’ai entendu son nom pour la première fois vers la fin des années 2000, à l'occasion d'un scandale à la Garenne-Colombe. Il était mort depuis longtemps (1976), ce bon vivant de Haedens, mais quelques enseignants, quelques élus, bien malgré eux, lui avaient redonné vie un instant. Grâce leur soit rendue ! Grâce à eux, j’ai pu quelques années plus tard goûté à ce beau roman qu’est « Adios » Le député de la circonscription avait proposé de donner à un nouveau lycée le nom de Kléber Haedens. Kléber qui ? Personne ne le connaissait. On chercha, on trouva : Haedens, avec Déon, avait été secrétaire de Charles Maurras ! Il avait aussi publié quelques articles dans les journaux de la France occupée. Aussitôt, une association avait été créée pour empêcher qu’un lycée portât le nom de ce félon. Le scandale n'aurait pas été plus grand s’il s’était agi de Louis-Ferdinand Céline ou de Brasillach.
Pierre Assouline, impartial, remit très vite les pendules à l’heure. Non, Haedens n’était pas Rebatet, non ce n’était pas un homme compromis, simplement un « anarchiste de droite », compagnon de Blondin, un de ses meilleurs amis, un homme qui avait aimé la littérature et le sport, le rugby en particulier. Pierre Assouline concluait néanmoins qu’il valait mieux renoncer à nommer le collège Kleber Haedens puisque cela soulevait encore, cinquante ans plus tard, l’ire de quelques personnes. Bref, les crimes de Haedens étaient très relatifs. Des esprits sourcilleux auraient très bien pu, dans ces conditions, vouer Sartre aux mêmes gémonies. Sans parler d’Aragon, engagé ailleurs, il est vrai. Mais là, on tenait un "maurrassien", il ne fallait pas le lâcher. Qui, parmi ceux qui le condamnèrent, ont lu ses romans ? Malgré l’intervention de Jean d’Ormesson qui plaida pour la littérature et seulement pour elle, l’association des justes a poursuivi sa courageuse lutte et triomphé : le collège s’appelle autrement.
Adios, autobiographie romancée, est un grand roman d’amour, où l’on voit le héros, Jérôme, aller d’échec en échec amoureux, jusqu’au jour où, enfin, il sait aimer et être aimé. Le livre commence par la description d’un match de rugby du Tournoi des cinq nations, auquel Jérôme, devenu adulte, assiste en tant que journaliste. On le suit quelque temps, à Londres, faisant la connaissance d’une jeune française. Elle semble l’apprécier. Lui ne sait pas, et il n’arrive pas à savoir s’il l’attire ou non. Finalement, il ne la reverra pas.
Une fois de plus, sa vie amoureuse est un échec. Comment en est-il arrivé là ? Retour à l’adolescence. Le livre est construit sur des allers-retours, imperceptibles, mélangeant les époques sans que jamais on ne s’y perde. L’adolescence, donc. Sa première partie se déroule à Cherbourg. Il est le fils d’un fonctionnaire colonial. Ses parents vivent de façon très étriquée. Le livre, le théâtre, tout ce qui est loisir, suscitent leur suspicion. Je n’ai jamais entendu mes parents dire autre chose que : « C’est demain le terme. La soupe n’est pas assez salée. Mets tes mains sur la table. Crois-tu qu’il fera beau dimanche ? »
La mère, surtout, est sévère, fermée. Le père seul avec son fils relâcherait un peu la discipline. Mais Madame Dutoit, elle, est inflexible sur les principes. Sauf une fois, lorsqu’elle autorise son fils à aller au cirque, tandis qu’elle va retrouver un officier qui pourrait bien être son amant…
L’enfant, écrasé, souffre du complexe de Valentino : Je croyais que pour avoir une chance –toujours très faible- de franchir les créneaux de la passion, il fallait être un jeune homme d’environ vingt-cinq ans, avec un nez droit, une voix musicale, l’allure féline et des yeux de velours (…) Comme je ne remplissais aucune de ces conditions, j’avais tout bonnement rayé l’amour des choses permises aux garçons de ma sorte.
Que lui reste-t-il alors, sinon les livres ? Livres précieux puisque interdits dans la maison paternelle. Il n’en a qu’un « Le mystère de la Chambre Jaune. », autorisé par la parentèle parce qu’un professeur dira à Monsieur Dutoit que ce roman est un exemple remarquable du « problème du local clos » (p.46). Pendant quelques pages qui raviront le lecteur, Haedens décortique ce roman qui pour moi aussi est un chef-d’œuvre. Il donnera au jeune Dutoit le goût pour les femmes mystérieuses ou supposées telles (ce qui n'est jamais bon), et pour le journalisme. Et puis, ce roman m’apprit d’abord que la lecture était un plaisir plus vif et plus profond que les autres, dont jour après jour je n’allais jamais me lasser.
Ce roman, le héros en apprend l’existence grâce à Timbo, un sénégalais futur instituteur, dont il fait la connaissance sur l’île de Gorée où son père vient d’être nommé gouverneur. Pendant plusieurs années, loin de Cherbourg, Jérôme découvre l’autre versant de la vie : la cousine de Timbo qu’il voit souvent dans son plus simple appareil, et Madame Rousseau, femme de commerçant qui sera une Madame de Rénal en plus directe. Timbo le conseille, le console.
Comme madame Rousseau, après lui avoir cédé, l’ignore, Timbo lui dit : Tu vois, cela prouve qu’aucune conquête n’est jamais sûre avec une femme, même quand ton bengala est allé jusqu’au fond de sa lampe merveilleuse. Timbo est en sage. Mais Jérôme souffre toujours de son complexe de Valentino. Pour qu'il disparaisse, il lui faudra traverser les tempêtes, les déceptions. Haedens les décrit avec humour. De retour en France, à Libourne, Dutoit entre en pension, y découvre le rugby et les jeunes filles qui regardent les rugbymen. Le rugby sera une des passions de Jérôme.
Être heureux, c’est aussi utiliser son corps, le fatiguer, le muscler, le rendre beau. Ce qui sauve Jérôme, c’est son amour du sport, de la camaraderie, qui lui permet de supporter les déconvenues amoureuses.
On y suit ses démêlées avec Josette, joueuse de tennis rencontrée pendant les vacances. Il croit l’aimer, il ne sait comment la conquérir : Nous pensions qu’on ne pouvait séduire les femmes que par les effets d’une tactique compliquée. Jamais une femme ne pouvait vous aimer spontanément. Il fallait poser des jalons, contourner l’obstacle, avancer prudemment, se faire voir, s’évanouir dans la brume (…) Les femmes avaient le devoir sacré de se défendre jusqu’à l’épuisement de leurs forces.
Et puis, il y a Adélaïde, la spectatrice des matchs de rugby où Jérôme excelle. Comme la jeune fille est venue le saluer avec Solange dont Roger, le copain, est amoureux, Roger prend Jérôme par le bras : Viens, nous allons examiner la situation dans le car. On examine la situation, il y a des progrès. Une autre fois, à un thé, Adélaïde confie qu’elle a failli aimer un poète. Tu avoueras que ce sont des filles extraordinaires, dit Roger. Adélaïde est extrêmement curieuse. Cette passion pour la solitude, les nids d’aigles, l’Inde, la poésie de l’eau (…) Tu as vu comme elles sont fines toutes les deux, comment elles s’y sont prises pour nous faire comprendre qu’elles avaient du cœur et que nous pouvions les aimer ? (p.235). Jérôme est dubitatif. Roger répond : Primo Adélaïde te fait savoir qu’elle a accepté d’être aimée, qu’elle a même failli aimer, donc son cœur n’est pas de pierre (…) Secundo…
Est-ce ainsi que les jeunes gens aiment aujourd'hui? Je me posais cette question en lisant Adios. Nous étions naïfs, imbibés de trop de littérature: la femme était pour nous l'altérité absolue, adorable et haïssable. Elle nous semblait d'une sensibilité exquise, et sa mélancolie était forcément poétique, douce comme une mélodie de Debussy. Rien n'était anodin chez elles. Je me souviens que pendant mes cours de latin, où je n'écoutais rien, j'avais mes yeux fixés sur la chevelure de celle que j'aimais.
Une fois, placé derrière elle, je parvins à lui voler un cheveu. Le soir, je le collais dans mon journal intime et ne cessais de le caresser, avec cette idée que, peut-être, elle allait malgré la distance le sentir. Car l'amour ne pouvait qu'être surnaturel... Jérôme Dutoit deviendra grand, mais ne le sera qu’à cinquante ans, lorsqu’il aura compris que les femmes ne sont ni des vierges effarouchées, ni des prostituées, conception très adolescente qui peut durer longtemps.
Kleber Haedens est par ailleurs l'auteur d'une histoire de la littérature française publiée également chez Grasset. Denis Gombert a par ailleurs chroniqué un autre roman : "L'été finit sous les tilleuls" (cliquer ici)
Par Les ensablés
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