Bonjour cher Hervé, J.M.G. Le Clézio a été institué monument littéraire officiel avec l’obtention du Prix Nobel en 2008. J’ai beaucoup aimé Le Clézio : il incarnait l’insolence, l’écart, la conscience. L’Extase matérielle (1967), et Le livre des fuites (1969) ont compté dans ma jeunesse. Et je me suis assis sur les mêmes bancs que lui, à Nice, au lycée Masséna ! En 1963, son premier roman fut un succès, et depuis, Le Clézio n’a plus cessé de publier. Que de livres ! S’il y avait un point commun entre Simenon, dont j’ai parlé il y a peu, et J.M.G. Le Clézio, ce serait la productivité.
Le 17/12/2011 à 10:21 par Les ensablés
Publié le :
17/12/2011 à 10:21
Par Laurent Jouannaud
Il se trouve qu’un « vrai » auteur de romans policiers doit écrire beaucoup : il a une recette (Maigret, Wallander, Sherlock Holmes, Hercule Poirot, Kay Scarpetta, Adamsberg), il l’applique. Mais on attend au contraire du grand écrivain qu’il n’utilise pas de recettes : s’il se répète, c’est qu’il ne crée plus. Est-il possible d’écrire 50 bons livres en 50 ans de vie d’écrivain ? J’ai lu récemment Le Rêve mexicain ou la pensée interrompue (1988), mais j’ai beau faire, les cultures lointaines ne m’intéressent pas. J’ai lu Étoile errante (1992) : un récit laborieux à partir d’un fait historique dramatique, la prise au piège des juifs de Nice en 1943. Il y a deux ans, j’ai commencé à lire Désert (1980), et là, j’ai quitté en cours de route les sables cent fois décrits par l’auteur. Il faut tout de même redonner sa chance à notre dernier prix Nobel ! J’ai décidé de lire La Quarantaine, publié en 1995.
Le début est accrocheur : Rimbaud entre en scène. « Je pense à la façon dont mon grand-père a vu Rimbaud, la première fois. C’était au début de l’année 1872, en janvier ou février. » Et aussitôt, l’histoire s’enchevêtre : il y a le grand-père Jacques et la grand-mère Suzanne. Le Clézio brouille les pistes : « J’avais quatorze ans quand elle est morte, en 54, six ans après mon grand-père ». Il s’agit de 1954. Ensuite, on mentionne la mort d’Alexandre à l’île Maurice en 1919, et Antoine qui a vécu à Paris dans sa jeunesse. Puis entrent Léon, puis Le Major. Et Antoine « a épousé Amalia sans réfléchir. » Et il y a le narrateur : « L’été 80, la semaine qui a précédé mon envol vers Maurice, j’ai cherché le bistrot où mon grand-père avait vu le voyou. » En 1891, Léon est devenu le Disparu. Mais le narrateur écrit : « Ainsi je suis devenu Léon Archambau, le Disparu. » Et n’oublions pas une certaine Andréa (« tout ce que nous nous sommes dit, tout ce que nous nous sommes fait qui est devenu irrémédiable »). Et sont cités Paris, Anna (une propriété sur l’île Maurice), Lorient, Aden, Colombie, Yucatan, Mexico, Londres. Les 400 pages qui suivent vont démêler ces fils que l’auteur a embrouillés à dessein, alors qu’un arbre généalogique aurait été très clair. En 1891, Jacques, le grand-père du narrateur (qui est probablement J.M.G.), est reparti à l’île Maurice dont sa famille était originaire, avec son frère Léon et sa femme Suzanne. Mais le navire débarque ses passagers sur l’île Plate, face à l’île Maurice : ils sont mis en quarantaine car un cas de variole s’est déclaré à bord. Le roman raconte ces quarante jours passés sur l’île dans des conditions déplorables. Et le roman patine : c’est l’attente, c’est le désespoir, c’est l’ennui ; la nourriture est à peine suffisante, la maladie frappe effectivement certains passagers. Il y a des Européens confinés au lieu « La Quarantaine », et à « Palissades » sont parqués des migrants d’origine indienne, les coolies, deux populations qui ne se mélangent pas. Le narrateur, qui n’est plus Le Clézio mais Léon, décrit inlassablement la mer, le ciel, les oiseaux : « Il fait très doux, le vent de la tempête a cédé la place aux alizés. Le ciel est couvert d’un léger voile blanc. » , « La lune éclaire le sable et la lagune. Le vent a lavé le ciel noir. », « Dehors le ciel est éblouissant, le lagon d’un bleu qui écorche. », « C’était la même nuit claire, le vent doux, le bruissement de la mer. », « Le vent soufflait à la pointe, emplissait nos oreilles de son chant aigu. », « La mer était calme, sauf par instants de grandes gerbes d’embruns qui allumaient des arcs-en-ciel, et les rafales de vent d’est au goût de sel. » De cet îlot, on voit l’île Maurice : « A force de la regarder, par instants elle me semble un immense radeau en train de s’éloigner de moi, glissant sous les voiles gonflées de nuages. » Le Clézio fait des phrases courtes et simples, mais recourt à la poésie des noms propres, Choto, Yamuna, Suryati, Giribala, Mirich Tapu, Cawnpore, Rasamah, Murriamah et un beau Bhowanipore ! Et les batatrans, sepoys, paille-en-queue, lantanas, filaos, mantèque, ourites !
Le narrateur rencontre sur l’île la jeune Suryati, la fille d’Ananta, belle, aérienne, marine, solaire : « Est-ce vraiment son nom ? Ou est-ce le nom que je lui ai trouvé, à cause de la reine du Cachemire, à qui fut racontée l’histoire de Urvashi et Pururavas, dans le livre de Somadeva, traduit par Trelawney, que je lisais à Londres, l’été qui a précédé notre départ ? » Cet amour sera d’abord fraternel et verbal : « Il me semblait qu’elle était la petite sœur que je n’avais jamais eue, qui attendait que je lui raconte des histoires, rien que pour elle, des contes de fées et de princesses anglaises, pour lui faire oublier la nuit au-dehors. »
A ce moment-là, tout se dédouble : les malades qui sont sur l’île Plate sont transportés et mis en quarantaine sur l’îlot Gabriel, à nouveau longuement décrit. Et Le Clézio raconte l’histoire d’Ananta, la mère de Suryati, qui a été adoptée par Giribala, qui elle-même, victime des Anglais, vient de Calcutta et a traversé l’Océan pour se retrouver sur l’île Plate. Et cet emboîtement de récits fait écho au récit principal. C’est à la page 247, à peu près au milieu du roman, que je comprends de quoi il s’agit vraiment dans La Quarantaine : « C’était pour cela que j’étais de retour à « La Quarantaine », pour l’entendre me parler encore de ce temps-là. Il n’y avait rien qui pouvait changer ma vie, rien d’autre pour espérer un lendemain. Parler, parler encore, comme en Angleterre, lorsque Jacques et Suzanne m’avaient emmené pour leur voyage de noces à Hastings, au début de l’été, et que nous restions ensemble sous un grand plaid, à raconter Médine et Anna. Suzanne et moi, nous écoutions, nos yeux brillaient, c’était de la magie. » Il s’agit d’entendre des voix, des récits, des souvenirs. Les personnages de Clézio racontent des histoires et c’est toujours la même histoire : des bateaux, des départs, des jeunes filles pures et victimes, la mer et les fleuves, le soleil. Ce qui compte, c’est le récit, le ressassement, le bercement. Rien n’avance, rien n’est neuf, tout a déjà été vécu : « Il me semble que j’ai toujours connu ce lieu, la plage, la terre basse qui se confond avec la mer, et le grand rocher peuplé d’oiseaux. » Bien entendu, se taire est encore plus beau que parler : « Nous ne parlons pas. Juste quelques mots, comme une chanson. » Et la poésie du verbe est dépassée par la nature, car la nature parle sans cesse : « Mais le vent de Gabriel a tout balayé. Il n’y a plus de poésie. Je n’ai plus envie de lire les longues phrases un peu solennelles de Longfellow. Il me semble que même les mots de l’homme d’Aden ont disparu dans le ciel, ils ont été emportés par le vent et perdus dans la mer. » Pour finir, « le vent, la dureté des pierres, le grondement des vagues sur le récif sont devenus nos vraies paroles. »
Le temps existe mais il s’agit non pas d’avancer mais de revenir en arrière, au tout début : « Nous étions redevenus des enfants. Nés à nouveau, dans l’eau courante du lagon, sans passé et sans avenir. » Quand le narrateur et Surya font l’amour pour la première fois, on lit : « Tout cela, je le savais depuis toujours, je l’avais vécu déjà mille fois en rêve. » Mais quand aurait eu lieu cette vie antérieure ? Jamais peut-être : le passé échappe, l’évocation n’est jamais restitution. Il y a une tristesse qui hante les lieux et les personnages : le retour est rêvé, jamais vécu. Le passé est-il autre chose qu’une histoire ? Le Clézio convoque nommément Les mille et une nuits, Paul et Virginie, Baudelaire et Rimbaud. Tout se ressemble : « Pourquoi suis-je ici, en exil ? Il me semble que j’ai vécu toute ma vie sur Plate, c’est ma terre natale, c’est là que j’ai tout appris, il n’y avait rien auparavant, il n’y aura rien après. » (p. 292) Et finalement, il n’y a que le présent, à la fois vidé et rempli par l’évocation du passé. Mieux ou pire, il n’y a que des mots. Le Clézio est bien un écrivain… Les quarante jours sont passés, les voyageurs vont pouvoir débarquer à l’île Maurice : « C’est comme si rien de tout cela n’avait existé, comme si c’était il y a cent ans. » Et l’on revient aux années 1980, à un vrai voyage de Le Clézio à Maurice, sur les traces de ses ancêtres. Il rencontre une jeune fille, « elle a dix-sept ans, de grands yeux noirs et la peau de couleur pain d’épices », Lili. Il retrouve la vieille Anna qui lui parle de Sita, une autre jeune fille. On craint que Le Clézio n’ouvre de nouvelles parenthèses, mais heureusement, il conclut.
Le roman se termine à Marseille, fin août 1980, là où est mort Arthur Rimbaud, rentré du Harrar. J’ai passé l’âge des contes, l’idéalisation du passé et l’exotisme sont des leurres, et je n’aime pas les récits poétiques. J’ai une autre conception du roman, et La Quarantaine m’a beaucoup ennuyé. Incompatibilité d’humeur. D’ailleurs, les bons contes sont brefs, l’exotisme est un fonds de commerce usé, la nostalgie du passé un signe de vieillesse. Et enfin n’est pas Saint-John Perse qui veut…
Laurent Jouannaud - décembre 2011
Commenter cet article