Jean de la Varende (1887-1959)... Ce nom, un jour ou l'autre, au milieu d'une pile de vieux livres du Marché Brancion, ou ailleurs, dans une petite ville, vous avez dû le lire en grosses lettres rouges sur une jaquette défraichie ornée en deuxième page du sceau d'une bibliothèque municipale qui s'en est débarrassée. Le nom vous a traversé l'esprit, vous l'avez oublié. En matière de livres (mais pas seulement), on ne retient en général que ce qu'on connaît déjà.
Par Hervé Bel
Pendant un temps, La Varende a été pourtant été très connu, aussi bien comme historien de son pays de l'Ouche (plusieurs monographies à son actif) qu'en littérature (20 romans, des nouvelles). Il était donc important que ce blogue évoque sa mémoire pour que la prochaine fois vous ne le manquiez pas.
Autant le dire immédiatement, Jean de la Varende, élu membre de l'Académie Goncourt en 1942 en remplacement de Léon Daudet (cliquer ici), ne s'est pas remis de la seconde guerre mondiale. D'abord parce qu'il appartenait à un monde de l'Avant-Guerre que l'on voulait oublier et, de surcroît, à une littérature que l'on pouvait juger trop régionaliste ou passéiste. La jeunesse de 45 découvrait alors de nouveaux romanciers comme Camus, Sartre, Sagan...
A cela s'est ajouté le fait navrant que La Varende a figuré dans la liste noire (septembre 44) des écrivains épurés par le CNE. On lui reprochait d'avoir écrit dans des journaux collaborationnistes "Le Petit parisien" et, plus grave "Je suis partout". C'était vrai, mais il s'avéra que les articles litigieux n'avaient jamais eu de caractère politique: il s'agissait de contributions littéraires, sous forme de nouvelles ou de critiques. Il fut donc rapidement sorti de la liste (dès octobre 44), mais le mal était fait, sa réputation à jamais entâchée, tout comme le fut celle d'André Thérive (cliquer ici). On ne peut s'empêcher de penser que ces deux-là avaient été pour le moins inconscients.
Jean de la Varende
Que La Varende ait été antisémite (à la manière de millions de Français ayant suivi l'Action Française) et l'ami de certains Allemands, il semble également que ce soit peu discutable. Dans son livre L'Epuration des intellectuels, (1996), Pierre Assouline cite ainsi Céline s'offusquant que La Varende soit en liberté, lui "qui recevait chez lui à longueur de mois tout l'Institut allemand". Sauf que Céline, de mauvaise foi, avait écrit des phrases bien plus graves que la Varende, lequel était un homme discret, pétainiste par tradition et nullement nazi, comme avait pu l'être Rebatet. Par ailleurs, rappelons, pour en finir avec les reproches, que le milieu littéraire s'était offusqué de son amitié pour René Benjamin et Sacha Guitry qui, en 1942, l'avaient fait entrer à l'Académie Goncourt, au grand dam Lucien Descaves (cliquer ici). Une cabale, à la libération conduisit La Varende à donner sa démission, geste dont Léautaud, dans son journal, le félicita.
La Varende survécut quatorze ans à la guerre, pour mourir quasiment oublié en 1959.
Son oeuvre mérite d'être redécouverte: outre l'intérêt romanesque, il a écrit la plupart de ses romans en exploitant les archives de sa famille d'une noblesse fort ancienne. Il se dégage de ses textes une impression très forte de vérité, de réalité même, tant les détails de la vie quotidienne, la manière de faire parler les personnages, le choix des mots, semblent tout droit sortis du temps. On y découvre, par exemple, le verbe "musser" signifiant "se glisser", plein d'autres mots qu'il faut avoir la patience de rechercher dans le dictionnaire.
Le style d'un écrivain ne vient jamais de nulle part. En lisant les premières pages de "Nez-de-cuir", j'ai eu immédiatement le sentiment que cette écriture ne m'était pas étrangère, que quelqu'un, avant lui, avait eu la même, ou presque. Qui? Soudain, je me suis souvenu du Chevalier-Des-Touches, le chef d'oeuvre de Barbey d'Aurevilly qu'il faut relire.
Mais oui, c'était bien cela. c'était un peu du Barbey, mais était-ce conscient ou fortuit? Et quelle n'a pas été ma satisfaction de découvrir que La Varende avait écrit deux nouvelles à la manière du "Connétable des lettres" (c'était le surnom de Barbey).
"Nez-de-cuir" (1936) est son roman le plus connu, qui faillit obtenir le Goncourt. Il a été adapté au cinéma par Yves Allegret en 1952, avec, dans le rôle titre, Jean Marais.
Inspiré de la vie d'un oncle de La Varende, ce roman poétique à la fois historique et d'aventures raconte le destin du comte Tainchebraye, jeune homme rallié à l'empire, et qui revient des Cent-Jours défiguré, son nez ayant été coupé à la racine par les Cosaques. Lui qui était beau a désormais le visage d'un monstre, "deux trous comme un mort". Après une longue convalescence, il retourne à son château, la figure recouverte d'un masque de cuir en son milieu. Cachée, l'horreur s'efface, s'oublie, car tout autour du masque, les traits se sont maintenus, et sa chevelure bouclée foisonne.
Désormais, ayant frôlé la mort, il veut vivre, avec fureur, et prouver qu'il peut encore séduire. Tainchebraye, c'est l'homme couvert de femmes, Don Juan monstrueux et qui fascine pourtant. Vêtu avec soin, il promène à travers la Normandie, pendant les chasses ou les fêtes, le mystère de sa blessure. Les femmes en raffolent. Elles ont toujours, pour les hommes souffrants, une infinie tendresse que Tainchebraye prend puis jette, sans jamais être cruel toutefois. La légende du beau jeune homme martyrisé, du jeune seigneur pantelant, avait couru et grossi, et toutes ces jeunes filles regardaient les fenêtres voilées. Elles levaient la tête, ce qui faisait gonfler leur cou nu et saillir leur poitrine où se révélaient de vertigineuses ombres nacrées. "des ombres nacrées", on ne pourrait plus écrire comme ça, mais avouons que c'est joli.
Puis un jour surgit à la suite de péripéties qu'il faut lire, Judith, fille noble bien sûr, belle, opiniâtre comme lui. Vertueuse comme la Madame de Tourvel de Laclos, Judith n'éprouve d'abord pour le mutilé qu'un sentiment de pitié mêlé de réprobation, tandis que Tainchebraye, s'étant d'abord refusé à l'amour, va le découvrir. Ce roman n'est pas le énième texte portant sur la rédemption par l'amour. La blessure du jeune comte n'est pas que physique. Se fatiguant en chasse perpétuelle, en exploits douteux de conquêtes féminines, sa rage de vivre est en réalité un fort désir de mort. Il a la conviction qu'il est damné et ne pourra jamais être heureux. Cette tristesse toujours cachée, comme la symbolise le masque, est bouleversante. La Varende la rend d'autant plus palpable qu'il ne fait que l'effleurer et la suggérer.
Lorsque l'occasion se présente d'épouser Judith, Tainchebraye la laisse passer. Elle se marie avec le vieux marquis de Brives à la sulfureuse réputation. Là encore, pas de clichés. Il n'y aura pas de drame, d'adultère. Aimant Judith, Tachainbraye trouve la force d'aimer ce vieil homme qu'il veillera jusqu'à sa mort. Brives fut-il rien d'autre qu'un puissant acteur durant la fin de sa vie? Quand on pense qu'il eut l'espèce de génie de se vieillir encore en se rajeunissant ouvertement! Il abandonna la perruque à catogan et rouleaux, pour un "Titus" châtaigne sous laquelle il parut un noyau d'olive sec (...) La poudre lui gardait le charme de la seconde jeunesse comme pour certaines femmes blanchies prématurément qui voient resplendir de nouveau leur teint et, sous le contraste, briller leur dernière grâce. Avec la perruque châtaigne, le formidable marquis de Brives arriva à inspirer la pitié; et la pitié, plus que tout, fit oublier le "roué".
Où cela doit-il mener? Le caractère est-il la forme du destin? A la mort de Brives, Judith est libre. Que fera Tachainbraye? Je vous le laisse découvrir.
Au fil des aventures de Nez-de-Cuir, c'est le monde aristocratique de province de la Restauration (1815-1830) qui ressurgit. Certains ne voudront pas s'y pencher, l'estimant périmé. Ce serait dommage. Les beaux livres n'ont pas d'âge. Pour nous qui aimons la littérature, le propos est toujours intéressant quand il est bien dit. Nous lisons dans Proust l'existence d'un monde aussi lointain que l'est celui de Balzac. Proust nous passionne pourtant. Pourquoi pas La Varende, même s'il n'est, avouons-le maintenant qu'il est mort, qu'un petit maître?
Enfin, grâce à lui, ceux que l'histoire intéresse apprendront beaucoup sur la vie quotidienne des années 1815. Par exemple, s'agissant de l'emploi du temps de la Noblesse de 1815, cette chose surprenante: Ces gens-là augmentèrent la durée pour jouir plus de la vie, pour s'amuser mieux: l'invraisemblable est vrai: ils ne voulurent plus dormir! Les visites commençaient à six heures du matin (...) Dans le Rouge et Noir, par exemple, ne verrons-nous pas la maison Rénal debout à cinq heures, quand on ne s'est pas couché tôt la veille?
Ils n'avaient rien à faire que de se recevoir, de cavaler, de broder, et de lire, et pourtant se levaient tôt. C'était l'appétit de vivre. Le livre de La Varende en est traversé. C'est sans doute sa plus grande réussite.
Hervé Bel.
Par Les ensablés
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