Derrière ce titre intriguant- qui est l'un des messages énigmatiques émis par Radio Londres pour annoncer le débarquement en Provence (15 août 1944)- sont réunies quatre nouvelles: "Les amants d'Avignon";" La Vie privée"; "Cahiers enterrés sous un pêcher"; "Le premier accroc coûte deux cent francs".Toutes se déroulent sous l'Occupation, dans la région lyonnaise où Elsa s'était réfugiée aux côtés d'Aragon pour rejoindre la Résistance. Les personnages centraux sont des gens ordinaires qui semblent embarqués presque malgré eux dans le tourbillon de ces années sombres...
Le 17/01/2016 à 09:00 par Les ensablés
Publié le :
17/01/2016 à 09:00
Dans les Amants d'Avignon, Juliette Noël, dactylo modèle et mère célibataire a rejoint, on ne sait trop comment, la Résistance et sert d'agent de liaison entre la campagne montagnarde, Lyon, Valence et Avignon. Par conviction ou sens de l'obéissance, elle s'embarque sans hésiter dans une mission urgente la veille de Noël laissant mère et enfant seuls pour le réveillon: " Vous avez compris? Vous demanderez au téléphone M.Celestin, il vous donnera un rendez-vous et vous lui remettrez la liste. Allez, filez mon enfant, c'est une question de vie ou de mort, ne l'oubliez pas...". Appliquée, Juliette s'acquitte de sa mission, entre en contact avec Célestin permettant ainsi de sauver la vie de six cheminots. S'ensuit alors un jeu étrange, tel un moment volé, une parenthèse heureuse dans ces vies chaotiques: " Non, pas Rose, Juliette.... Donnez-moi à boire. Je vais vous proposer un jeu ... On va jouer comme si on s'aimait...".
La seconde nouvelle met en scène un peintre, Alexis Slavsky et son épouse Henriette. Le couple a fuit la Capitale pour la région lyonnaise et erre de gîtes en gites, cherchant à préserver sa tranquillité dans un mélange d'ennui, de boisson et d'écarts conjugaux. Pour Alexis, la guerre représente l'obstacle qui l'empêche de peindre, sa seule raison d'être : "Il semblait être abandonné même par sa passion, il fait beau chausser les bottes de sept lieues, frotter la lampe d'Aladin, elles avaient perdu leurs vertus magiques. Tout restait plat, ordinaire, et à la lumière crue du jour que rien ne colorait, il était obligé de voir les ruines. C'était la défaite". La vie quotidienne s'étale au fil des pages, plate et presqu'ennuyeuse jusqu'au déménagement dans un petit patelin, à une heure de Lyon où le couple tente de fuir les privations. Là, ils rencontrent Louise Delfort, une journaliste qu'ils avaient connue à Paris. La vie reprend. Alexis et Henriette passent leurs journées dans la villa où Louise s'est réfugiée. Les conversations retrouvent un sens. Alexis peint sans relâche... jusqu'au départ soudain de Louise, suivi quelques jours plus tard de la nouvelle fatidique: "Louise s'est fait choper à Lyon, une malchance.... prise dans une rafle ordinaire, elle a été identifiée, une rare déveine, et évidemment aussitôt embarquée. Cette fois-ci, elle ne s'en sortirait pas, quand ils reprennent les gens qui se sont évadés...". Alexis s'effondre et se noie dans la lecture du petit cahier d'écolier recouvert de l'écriture de Louise.
Dans Cahiers enterrés sous un pêcher, une Résistante planquée dans un petit village, revit ses souvenirs. Le récit est désordonné, le lecteur un peu perdu comme dans ces films où l'on a du mal à distinguer les flash back.
Enfance dorée en Russie, mariage raté avec un jeune avocat, vie nocturne à Montparnasse et Saint-Germain des Prés, rencontre avec Jean, voyages en Russie, travail pour le Parti, carrière de journaliste reporter, arrestation, internement dans un camps, évasion, refuge dans une ferme... Peu à peu le puzzle prend forme: Louise meuble son ennui et sa solitude en couchant ses souvenirs par écrit. Elle cherche inlassablement à avoir des nouvelles de Jean dont on comprend qu'il est son compagnon. Les missions reprennent avec un voyage à Paris pour rétablir la liaison: "Paris m'a paru atroce, vautré sous l'Occupation, le marché noir, adapté, bouffi de mauvaise graisse, toute honte bue... Jean est parti pour l'Algérie sans même savoir que j'étais à Paris." S'ensuivent de fréquents voyages à Lyon, puis la nécessité de changer de planque pour la villa d'un riche industriel dans un petit village à une heure de Lyon... où elle rencontre Alexis Slasky et son épouse... Eurêka le puzzle est complet! Le lecteur revit alors les mêmes moments sous un autre angle, découvre l'envie de Louise de se comporter en "coquette rouée"... jusqu'au jour où elle doit partir précipitamment l'un des membres du réseau ayant été arrêté. "J'ai mis mes cahiers dans une boîte métallique, pour les enterrer sous le pêcher, dans le jardin. Le dernier cahier ne rentre pas dans la boîte, elle n'est pas assez haute. Tant pis, je vais arracher cette dernière page et laisser le cahier dans ma chambre, il n'est pas compromettant".
La dernière nouvelle, plus brève, est une sorte d'épilogue, décrivant les largages nocturnes et les parachutages anglais en pleine campagne. La période est encore trouble et confuse, la vie quotidienne fort compliquée dans un pays chaque jour plus désorganisé. Pourtant, l'espérance est présente: "Cela avait été beau quand parmi le galimatias des messages personnels se glissèrent modestement les mots: "le premier accroc coûte deux cent francs!". Ah! ce n'était ni sibyllin, ni drôle, c'était clair et sensé comme du français dans un discours en langue étrangère, et cela voulait dire: " Passez à l'action!". Le récit est plaisant, soulignant l'improvisation, le système D dans une atmosphère où se mêlent espoir et crainte, rythmée par le ron-ron nocturne des avions et les expéditions punitives allemandes.
Elsa Triolet née Ella Kagan a vu le jour en Septembre 1896, à Moscou, dans une famille aisée et proche des milieux intellectuels. Sous l'influence du poète Vladimir Maïakoski - qui sera le compagnon de sa sœur Lili- et de Gorki, elle se consacre à l'écriture et publie ses premiers ouvrages en russe: " à Tahiti" (1925), "Fraise des bois" (1926), "Camouflage" (1928). Après un premier mariage raté avec André Triolet, un officier français, elle rencontre Aragon à Montparnasse en 1928. Ils se marient en février 1939. En 1942, ils s'installent en zone sud et participent à la Résistance en créant le réseau "Etoiles" et le journal du même nom. Elsa continue d'écrire, en français désormais. "Les amants d'Avignon" paraissent clandestinement, en Octobre 1943, aux Éditions de Minuit sous le pseudonyme de Laurent Daniel. Les manuscrits des trois autres, enterrés près de la maison d'Elsa, sont publiés après la Libération. Réunies sous le titre "le premier accroc coûte deux cent francs", ces nouvelles obtiennent le prix Goncourt 1945 au titre de l'année 1944. Elsa devient la première femme à recevoir cette distinction.
Est-ce un "vrai" Prix Goncourt ou la récompense de l'étroite proximité d'Elsa avec le Parti Communiste Français? Je laisse le lecteur se forger sa propre opinion. Elsa nous fait part de son point de vue dans la préface: "Le théâtre, le cinéma, journaux et revues m'étaient grands ouverts. Mais au fur et à mesure que la Libération perdait de ses belles couleurs, ma littérature et moi-même, semblions perdre de nos qualités".
J'ai entamé cette lecture, attirée par le titre et le désir d'ajouter quelques noms féminins à la liste des auteurs de ce blogue. Je remercie au passage L. Jouannaud d'y contribuer également!
La première nouvelle se lit aisément. Le lien avec Juliette s'installe simplement y compris pendant les quelques heures un peu extravagantes où la guerre réunit, au hasard d'une rencontre, un homme et une femme en quête de repères. Les deux suivantes, plus longues, mêlent ennui, essoufflement, solitude et envie de comprendre. On devine des souvenirs autobiographiques. On comprend le regret de l'avant guerre et de la vie parisienne. On subit plus que l'on partage la dérive du peintre et les souvenirs d'enfance de Louise. On se lasse des saouleries et des considérations féminines sur l'apparence physique. On s'interroge sur ce profond dégoût pour Lyon...Et soudain, le miracle se produit lorsque les deux récits se rejoignent, les destins se croisent et se répondent. Des indices distillés ça et là, au fil des pages, remontent à l'esprit et la construction apparaît. Le récit prend de la puissance, les personnages de la consistance.
A la réflexion, je m'aperçois que mon très lointain souvenir de " Roses à crédit" (premier roman du cycle " l' Âge de Nylon" publié en 1959), est assez proche: un sentiment d'incompréhension et de solitude, entremêlé de moments poignants qui marquent durablement.
Elisabeth Guichard-Roche
Par Les ensablés
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