Chers lecteurs des Ensablés, aujourd’hui nous publions une nouvelle chronique de François Ouellet, spécialiste de la littérature française de l’entre-deux-guerres, et rappelons-le, titulaire de la chaire de littérature française à l’université de Québec. Nous recevrons désormais ses contributions de manière régulière, environ tous les deux mois. Nous sommes heureux qu’il rejoigne notre petite équipe. Par Hervé Bel.
Le 15/11/2015 à 08:00 par Les ensablés
Publié le :
15/11/2015 à 08:00
Lire Les Deux Étendards de Lucien Rebatet (1903-1972), par François Ouellet
Pendant les vacances, j’ai enfin lu Les Deux Étendards, énorme roman de plus de 1300 pages publié par Lucien Rebatet en 1952. C’est Dominique Gaultier, patron du Dilettante, qui m’a convaincu de le lire : « c’est génial », m’avait-il dit. À l’époque, en 2011, il rééditait Les Épis mûrs, deuxième roman de Rebatet paru initialement chez Gallimard en 1954. Le jeune héros de cette « biographie imaginaire d’un romancier de génie » est fauché en pleine ascension créatrice par la Première Guerre mondiale, d’où le titre emprunté par l’écrivain à Charles Péguy : « Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre / Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés. » Un bon roman, sans plus. Les Deux Étendards, c’est une autre paire de manches.
Rebatet compose l’intrigue de ce roman à partir de pages de son journal intime écrites dans les années 1920. En 1942, quand il en commence la rédaction, il achève Les Décombres, brûlot collaborationniste que vient d’ailleurs tout juste de rééditer Robert Laffont dans la collection « Bouquins ». Mener à terme ce roman n’a pas été de tout repos. En 1944, alors que les Alliés gagnent du terrain, Rebatet fuit Paris en emportant son manuscrit et se réfugie à Sigmaringen, dans le sud de l’Allemagne. Le 8 mai 1945, jour de l’armistice, il se livre à Feldkirch, en Autriche, ayant pris soin auparavant de confier son manuscrit à sa femme, Véronique. Incarcéré à la prison de Fresnes, Rebatet retrouve son manuscrit que son avocat a introduit clandestinement.
Il y travaille toujours avec ardeur, bien qu’il ait été condamné à mort. Transféré à Clairvaux en mai 1947 à la suite de la commutation de sa peine en travaux forcés, il ne peut reprendre son roman qu’en 1949. En septembre 1950, le manuscrit est remis clandestinement aux éditions Gallimard par l’entremise de Véronique Rebatet. Les Deux Étendards, qui paraît en deux volumes deux ans plus tard, reçoit quelques critiques élogieuses, notamment des Hussards, mais reste largement censuré par les journaux et les libraires. Bien que le roman soit assez méconnu, car il ne figure pas dans les histoires littéraires, plusieurs le considèrent comme un chef-d’œuvre.
Les Deux Étendards emprunte son titre aux Exercices spirituels de saint Ignace, où le symbole des « deux étendards » offre des choix divergents, des routes opposées. Tout le roman, concentré sur quelques années (1923-1927), met en scène, pour l’essentiel, trois jeunes bourgeois autour de la vingtaine : Michel Croz, le personnage central et dans lequel Rebatet se projette ; Régis Lanthelme, un ami avec qui Michel a fait ses études dans un collège religieux ; Anne-Marie Villars, avec qui Régis vit une histoire d’amour d’abord secrète, puis que celui-ci dévoile à Michel. L’amour entre Régis et Anne-Marie est pur et mystique, entièrement dévoué à la communion des âmes dans l’amour de Dieu. Bien que Michel ait perdu tout sentiment religieux à la suite de ses études, il est profondément ému par l’exaltation mystique de leur amour et l’aspiration à la sainteté qui en découle. Surtout, sa vie change complètement le jour où Régis lui présente Anne-Marie. Lui, qui connaît déjà les femmes, vient de découvrir la femme. Désormais, Michel ne pense, n’agit et ne vit que pour elle, suivant un « difficile et subtil échafaudage » du cœur et de la raison. Il sait que s’il se déclare, il la perd pour toujours ; il lui faut donc apprendre à vivre dans la souffrance et dans le secret. En outre, il voudrait être écrivain, mais ses ambitions sont anéanties par sa trop grande douleur et par la beauté d’Anne-Marie, qu’aucune phrase ne saurait rendre. Afin de voir ses amis tous les jours, il quitte Paris, qu’il aime tant, et s’installe à Lyon, qu’il déteste, et où il vit dans la misère matérielle, comme s’il ne se nourrissait que de son amour. L’admiration qu’il leur porte a par ailleurs ébranlé ses certitudes matérialistes et, dans le souci d’être leur allié spirituel, il se laisse conduire vers les études théologiques. Mais quand Michel, à force de spéculations mystiques et par la sublimation de son amour, croit gravir patiemment les degrés de la foi, c’est pour retomber le lendemain dans un rationalisme suspicieux qui culbute ses efforts et le rend à sa détresse et à ses crises. « Culte de l’esprit, passion du cœur, quand accomplirez-vous votre passion mystique, où je trouverai pour jamais la force et la sérénité ? » Il s’engage néanmoins sur le chemin de la conversion, aidé de Régis qui réglemente ses lectures religieuses. Mais il est dans la nature intime et cultivée de Michel, réfractaire à l’argumentaire ecclésiastique, de résister — et comment pourrait-on échapper à soi-même, à moins de s’autodétruire complètement ? « On ne saura jamais à quel point et avec quelle constance, au cours de cette crise, je violente ma nature », note Michel, qui croit encore possible, non sans quelque feinte que son amour alambiqué explique, de concilier raison et foi. Il y aura toujours en lui un sursaut de dignité, de cynisme et de révolte face à la guimauve catholique des manuels de conversion et à la rhétorique de curé de Régis. Car si Michel a été séduit par l’aventure mystique des amoureux, la récupération qu’en fait Régis, tout le boniment du catéchisme, le répugnent. Par ailleurs, sa relation avec Anne-Marie évolue à partir du jour où Régis, dans sa progression spirituelle, renonce à continuer à voir celle-ci. Michel respecte longtemps la douleur que cause cette séparation à Anne-Marie, puis finit par lui déclarer son amour et la séduire. Mais il aura fallu attendre près de 1200 pages avant qu’Anne-Marie n’appartienne à Michel, pour qu’ensemble ils choisissent d’habiter « la vraie vie », celle du désir des corps. Cependant, quelques mois plus tard, alors qu’il est question de leur mariage, Anne-Marie quitte Michel : elle ne se sent plus la force de faire leur bonheur et reconnaît qu’elle est encore habitée par un besoin de foi, bien qu’elle ignore si elle pourra un jour réapprendre à croire et retrouver un nouvel équilibre de vie.
Autour de cet imbroglio moral se greffent bien d’autres choses, et il y aurait beaucoup à dire. Le tableau social des années d’après-guerre, la passion musicale des deux amis et la révélation que leur apporte Wagner, la découverte enflammée de Nietszche, la détestation de Lyon, les charges contre la démocratie et la bourgeoise, l’évocation quasi pornographique de l’amour entre Michel et Anne-Marie, la qualité soutenue des échanges sur la religion, le verbe imagé de Michel, l’autonomie des discours et des caractères, Rebatet ayant magnifiquement réussi à caractériser chacun des personnages par son langage et son éthos, sont autant d’éléments qui mériteraient de longs commentaires. Pourtant, le roman décolle lentement, et les premiers chapitres n’impressionnent guère. La facture est classique, sans surprise, et d’ailleurs Rebatet se réclame dans l’incipit des « auteurs de jadis ». L’amitié intellectuelle, au début du roman, entre Michel et Guillaume, un ami que nous perdrons progressivement de vue, obéit à bien des poncifs : leur complicité intellectuelle, leurs découvertes exaltées de la modernité parisienne, où se discutent toutes les doctrines, Schöenberg et le surréalisme les mettent dans une « allégresse divine », alors que quelques mois plus tôt ils avaient quitté le collège provincial avec le « même antique bagage que Voltaire sortant de chez les Jésuites ». On cherche encore le génie dans cette première partie.
Mais déjà cette allégresse divine s’oppose, bien sûr, à celle, toute religieuse, de Régis, lequel toutefois parviendra bientôt à conquérir Michel et à l’entraîner dans sa quête mystique. À partir de cet intérêt de Michel pour le bonheur religieux de Régis et d’Anne-Marie, le roman prend véritablement son envol, acquiert une consistance nouvelle, l’écriture elle-même s’approfondit, Rebatet trouvant, pour évoquer les affres de cette sainte amitié ternaire, la foi sereine de Régis, les incertitudes d’Anne-Marie, les raisonnements et tâtonnements de Michel, un rythme et une verve souvent formidablement inspirés. Toute cette prose a du style, de la gueule, de l’élan, de la ferveur, de l’élégance, et on ne s’étonne plus, après quelques centaines de pages, de ne pas s’ennuyer, d’y rester accrocher, et de continuer sa lecture, admiratif de ce talent qui, dans le détail de l’exécution, peut rappeler celui de Proust. Car il faut bien du talent pour maintenir l’intérêt de son lecteur avec un pareil sujet, avec un épais pavé qui accorde à l’argumentaire religieux et aux élucubrations mystiques la première place, et dont la seule action est le conflit entre la foi et l’agnosticisme, le bien et le mal, l’esprit et la chair, la vie éternelle et les nourritures terrestres. Je connais bien peu de romancier qui ont ce talent — et qui finisse, et c’est bien le comble, par produire l’une des plus belles leçons amoureuses de l’histoire du roman, à faire pâlir de jalousie Belle du Seigneur.
Au moment de re-découvrir Les Décombres, on lira aussi Les Deux Étendards comme une sorte de complément intellectuel pour éclairer la posture fasciste de Rebatet. Le romancier fait dire à Michel, dès l’ouverture des Deux Étendards : « Il suffit d’ailleurs de dire catholicisme pour dire : démocratie. Qui a trempé dans la fange du fraternitarisme évangélique et n’a pas éprouvé le besoin de s’en laver à grands seaux dès l’âge de raison, celui-là se fait citoyen de l’universelle démocrasouille. » À travers la rupture, à la fin, entre Michel et Régis, où celui-ci est accusé d’avoir « renié [s]on destin d’homme, qui pouvait être magnifique, pour [s]e vendre à une religion qui crève, dans la plus répugnante pourriture », Rebatet fait le procès d’une époque depuis le point de vue lumineux du roman de formation.
Sur Les Deux Étendards et les circonstances de sa rédaction, on consultera notamment les ouvrages de Pascal Afri, Les Deux Étendards de Lucien Rebatet. Dossier d’un chef-d’œuvre maudit (L’Âge d’homme, 2001) et Rebatet (Pardès, 2004).
François OUELLET
Paru le 02/10/2015
1131 pages
Robert Laffont
30,00 €
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