Le 21/12/2015 à 12:18 par Julie Torterolo
Publié le :
21/12/2015 à 12:18
Philippe-Joseph Salazar, lauréat du prix Bristol (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
« Les mots sont plus que des mots, ce sont des arguments. » Après les attaques terroristes du 13 novembre dernier, le flux médiatique s’est de nouveau accéléré : chaque minute était synonyme de nouvelle information, bafouant parfois l’emploi des mots exacts et d’un vocabulaire précis sur les événements. Une imprécision qui entretient la confusion dans les esprits et que pointe avec insistance Philippe-Joseph Salazar.
« On emploie toutes sortes de mots, à tort et à travers. La doxa [l’ensemble de points de vue généralement admis dans la sphère publique] répète des arguments à coup d’opinions non vérifiées, qui crée une langue parasitaire, une langue faible et fausse qui n’informe plus, mais qui déforme la réalité par ce véritable contrôle du discours qu’analysa naguère Michel Foucault. C’est une première leçon de rhétorique : les arguments d’opinions fabriquent une réalité fictive », explique Philippe-Joseph Salazar à ActuaLitté.
« Un langage parasitaire est à l’œuvre »
Pour ce philosophe français, un des exemples les plus frappants est l’emploi du mot kamikaze : « Les assaillants ne sont pas des kamikazes. On devrait parler de commando d’assaut, de sections d’assaut. Pour dix personnes, il y a une logistique d’une soixantaine de personnes derrière. Employer le terme kamikaze revient à formuler l’argument, sans s’en rendre même compte, que ce sont des fous prêts à mourir pour tout et n’importe quoi, au lieu de pointer la réalité, qu’il s‘agit là d’opérations militaires organisées. Les médias relaient une interprétation fictive lancée par les politiques afin de tromper l’opinion publique. »
Philippe-Joseph Salazar dénonce ainsi une dérive lexicale des informations, un contrôle du discours public. Le manque de rigueur journalistique et la volonté de contrôle politique peuvent engendrer une absence nette de recul vis-à-vis du flot de données enregistrées par les Français à travers les médias. « Un langage parasitaire est à l’œuvre ».
Pour le philosophe, il ne fait aucun doute que nous sommes « en situation de guerre », avec des stratégies d’ailleurs connues de notre pays : « Ce sont des Français qui ont théorisé, surtout au moment de la décolonisation, les nouvelles formes de guerre, en particulier la guerre subversive dont les attaques du 13 novembre sont un mode opératoire : ces attaques sont une stratégie sur les arrières, sur notre territoire, en corrélation avec les lignes frontales des opérations militaires au Moyen-Orient – partisans ici, soldats là-bas. On dissimule ce montage militaire à l’opinion publique en utilisant un langage inapproprié, un langage sécuritaire ou émotionnel – les assaillants du 13 novembre ne sont pas des fous, ce sont des partisans d’une guérilla urbaine. »
Philippe-Joseph Salazar décrypte ainsi l’actualité post-13 novembre. Selon lui, l’État d’urgence renforce l’utilisation du pathos comme contrôle de la réalité. Le pathos, en rhétorique, est une forme puissante de la persuasion. En l’occurrence, le discours émotionnel du « Mémorial » et de l’Hommage national s’est substitué à une explication rationnelle des attaques, et a parasité tout l'état d'esprit post attentats des Français.
Pour le rhétoricien, « le public ne se rend donc pas compte du poids d’un État d’urgence : quand on leur dit ne vous rassemblez pas, ils se rassemblent. État d’urgence, le mot est terrible, mais c’est un mot vide, car le comportement de nos concitoyens n’est pas en rapport mental avec l’état d’urgence. Le recours au pathos permet d’oblitérer les véritables questions politiques. L’émotion, du deuil et de la compassion, est nécessaire car cela permet de mettre en scène la nation comme sensibilité commune. Mais il faut s’arrêter là, car tout le monde ne rend pas compte ce que représente la proclamation de l’État d’urgence, la restriction des droits civils et notamment la censure journalistique et la censure des images », étaye Philippe-Joseph Salazar.
Pour l'écrivain la première, véritable solution serait de prendre de la distance avec les tragiques événements du mois de novembre, et de comprendre ce qui nous menace aujourd’hui. « Il faut prendre du recul. En philosophie, on a beaucoup travaillé sur ce qu’est qu’un État d’exception, surtout après le 11 septembre. Qu’est ce qu’il se passe dans une démocratie lorsque pour défendre la Loi, on doit suspendre des lois ?
Le pays ne fonctionne plus alors pour garantir les lois qui sont suspendues, mais pour faire en sorte que l’incapacité à gouverner normalement rende nécessaire que cette même faiblesse se dote d’une force outrepassant les limites de la démocratie. Lors de l’État d’urgence, les libertés civiles sont atteintes. Au contrôle de la langue se rajoute le contrôle politique invasif, sans qu’une juste explication soit donnée au-delà du « il y a urgence ». Le langage parasitaire se redouble dans un fonctionnement parasitaire du pouvoir. Voilà pourquoi il faut dire Califat et non pas user d’acronymes incompréhensibles comme DAESH ».
Extrait de Stop-Djihadisme : Ils te disent…
C’est justement pour étudier un autre système de rhétorique politique que Philippe-Joseph Salazar en est arrivé à Paroles Armées. « Il y a quelques années, j’avais écrit un livre sur Mahomet. À l’époque, j’essayais d’étendre ma réflexion à d’autres « écologies » rhétoriques. Comment à travers le monde, il existe des milieux de parole différents où les transactions de persuasion ne suivent pas nos normes à nous », nous explique le philosophe.
À travers ses questionnements, Philippe-Joseph Salazar tente de comprendre une autre manière de penser, très éloignée de la nôtre et pourtant si proche. Le philosophe insiste en effet sur la proximité de la France avec l’Islam. Depuis des siècles, nous côtoyons l’islam sans jamais parvenir à prendre le recul nécessaire. « Une question m’était venue : quel est le stock de lieux communs, qui depuis la fondation de l’islam, ont formé la manière et la matière dont nous discourons sur l’islam, dont nous le pensons? Depuis la première traduction du Coran en France, en Bourgogne, au Moyen-âge, nous avons d’entre toutes les cultures européennes la plus longue accointance avec l’islam. »
Philippe-Joseph Salazar avait ainsi dans Mahomet : Récits français de la vie du Prophète expliqué comment la France a intériorisé et emmagasiné toutes sortes de discours sur l’islam dans son « stock d’opinions ». Travaillant toujours sur le long terme, il souhaitait alors écrire par la suite un livre sur la rhétorique du terrorisme islamique. Mais c’est véritablement lorsque le Califat s’est installé au pouvoir que l’idée s’est concrétisée.
Sans jamais minimiser la violence et la monstruosité des techniques de DAESH, que Philippe-Joseph Salazar nomme le Califat, il a ainsi tenté d’expliquer leur arme affûtée, et que l’on peine malheureusement à décrypter : la communication. Comprendre son ennemi pour mieux le combattre. Nous nous indignons sans vraiment entreprendre « le combat sémantique » nécessaire précise-t-il.
L'Etat islamique diffuse une vidéo sur sa police islamique à #Syrte en #Libyehttps://t.co/K79COWXoI4pic.twitter.com/PEbUNl2cFJ
— David Thomson (@_DavidThomson) 21 Décembre 2015
À l’aide d’une enquête minutieuse dans laquelle le philosophe a retrouvé par exemple des échanges de tweets entre soldats du Califat ou de vidéos YouTube, Philippe-Joseph Salazar a essayé de reconstruire « la bibliothèque publique du Califat, en allant aux sources ». Et de mettre ainsi en évidence que leur communication laisse des indices aussi bien à l’écrit qu’à l’oral.
« Les mots performent. Une fois le Califat proclamé, il existe. Il est performant », étaye Philippe-Joseph Salazar. Ainsi, il est essentiel de se plonger dans les documents qui expliquent en réalité toute la démarche du Califat.
« Il existe toutes sortes de textes qui expliquent pourquoi il faut prendre les armes pour le Califat. Or ce que j’explique dans mon livre est que la transaction rhétorique est ici différente de la nôtre. Il ne s’agit pas d’une logique catégorielle mais analogique : par exemple, dit la propagande califale, n’importe quel objet peut devenir une arme de guerre juste pour tuer un mécréant, chose qui nous paraît absurde, ou folle, mais qui participe d’une rhétorique généralisée d’agression, qui a sa valeur objective ».
« Car derrière cela est l’idée que si la cause est juste, tout peut la servir » – à nos yeux ce qui se cache est de la barbarie, mais la démarche du Califat est une démarche explicite de « résistance », nous explique le philosophe.
« On ne veut pas en outre se rendre compte, et dire publiquement, que l’on a affaire à un mouvement qui vient d’en bas, à un mouvement populiste. Un peuple djihadiste est en formation, parmi nous, qui vient de la base. Les musulmans qui se sentent « terrorisés », comme l’affirme le Califat, de devoir vivre sous des lois républicaines peuvent potentiellement rejoindre ce nouveau populisme. »
(thierry ehrmann, CC BY 2.0)
Internet est devenu le principal vecteur d’information pour le Califat, qui détient à ce jour une chaîne de télévision, radio et journaux. « Toute leur propagande est sur internet, ils ont des radios, ils sont en train de monter une télévision. Tous les indices de leur action sont dispersés sur leurs vidéos ».
« Le Califat a monté la plus vaste et la plus performante des médiathèques publiques de l’âge Internet, une biblio-médiathèque qui jamais ne pourra être effacée, et qui restera active à jamais». Ce professeur de rhétorique, et ancien directeur en Rhétorique et Démocratie au Collège international de philosophie, souligne alors un deuxième point : l’absence d’anonymat.
« On a tendance à faire accroire au public que le Califat mène une sorte de guerre obscure, incompréhensible, absurde. On ne se rend pas compte que les soldats européens du Califat, ceux qui sont sur le front oriental ne se cachent pas: on identifie vite qui ils sont. Quant aux partisans de la guérilla urbaine ils sont vite célébrés dans des « galeries des héros » du Califat. Ils laissent toujours une carte de visite. Ils pratiquent le dévoilement par Internet pour se projeter sur la scène du monde ».
« Le Califat est différent du djihadisme de Ben Laden. La distinction est celle-ci : Ben Laden avait un but métaphysique, mais pas de créer un territoire. Le Califat veut créer un État. Il faut comprendre également que pour les islamistes intégristes les chrétiens sont inachevés, « égarés ». Ils n’ont pas choisi la voie indiquée par le Christ, ils l’ ont trahi en n’entendant pas la complétude du message prophétique. Si les chrétiens avaient suivi la vraie voie, ils auraient alors naturellement atteint le message de Mahomet. Les chrétiens sont des croyants inachevés.Tout cela est expliqué dans les revues du Califat. Mais, de nouveau, les médias, et l’Eglise qui est un agent médiatique, n’en parlent pas. »
Paroles Armées — dont une version revue et augmentée d’un chapitre sur le 13 novembre sortira en début d’année — entend ainsi apporter les outils pour comprendre la démarche du Califat, et mieux pouvoir combattre DAESH « qui se consolide de plus en plus ».
« Il faut comprendre comment ils argumentent. Il faut comprendre comment des jeunes gens, souvent bien éduqués, les documents le prouvent, ou pas pire que la moyenne, mettent leur vie au service d’un autre stock de lieux communs, persuasifs et religieux. Le problème notamment des clips de Stop-Djihadisme, que j’analyse précisément dans un chapitre du livre, c’est que l’on y met en scène les émotions des parents, le narcissisme scripté du pathos familial, et que l’on y évoque rarement ce que veulent ces jeunes gens qui sont partis pour se sacrifier au nom d’un idéal. Leur part, terrible, est réduite à néant. Ce qui est encore une forme de censure et de contrôle du discours public. »
Comprendre serait donc la clé : « 30 000 militants dont 600 femmes sont parties, lisons-les, comprenons-les et peut-être alors on pourra commencer à se faire une véritable idée de cet Etat islamique qui fait la guerre à l’univers, et qui abat son fléau sur nos sociétés déshabituées à la force du langage. »
Par Julie Torterolo
Contact : torterolo.julie@gmail.com
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