Réinventer la librairie comme espace physique
Le 26/01/2016 à 11:03 par Camille Cornu
Publié le :
26/01/2016 à 11:03
Comment devient-on libraire quand on a suivi une carrière qui vous a menée de banquière à DRH au sein du Crédit Agricole ? En suivant ses rêves, vous répondrait Isabelle Collignon, mais ce n’est jamais si simple.Surtout quand vos rêves vous poussent dans le cinquième arrondissement, et qu’à la concurrence de tous les libraires déjà installés s’ajoute celle d’Amazon. Certes, les chiffres de la librairie indépendante sont en hausse depuis 2014.
Mais quitte à tout plaquer pour monter un projet personnel, Isabelle invente un endroit entièrement à elle et se lance dans une « librairie-atelier », qui se voudra réunificatrice autour du livre. Un espace salon de thé vous y indique d’emblée que l’endroit est fait pour se sentir comme chez soi, et vous serez vite invités à revenir pour des rencontres d’auteur, des lectures, des ateliers d’écriture ou de lecture. Face aux revendeurs en ligne, Isabelle met l’accent sur la librairie comme espace physique à investir.
« Quand j’étais en RH, j’ai appris que la vie professionnelle fonctionne mieux si on est aligné avec ses convictions et envies profondes », confie Isabelle Collignon, qui vient d’ouvrir sa « librairie-atelier » : L’Emoi des mots, dans le cinquième arrondissement parisien. Si c’est sa passion des livres qui l’a menée à lever le rideau, quelques rencontres faites au bon moment ont pu lui confirmer qu’elle avait sa place dans le milieu du livre.
Alors qu’elle travaille au Crédit Agricole, elle rencontre Laurence Vienot, qui organise depuis une dizaine d’années des soirées littéraires chez elle, et qui lui propose de transposer le dispositif au sein du Crédit Agricole. Ce sera la naissance des Échappées Belles. Pendant ces soirées organisées par l’entreprise, les collègues de retrouvent et rencontrent un écrivain dont ils ont auparavant lu le livre. L’occasion d’un dialogue privilégié avec l’auteur, mais finalement aussi entre eux.
« C’est absolument extraordinaire ce qu’il se passe, dans l’entreprise ça permet de faire se rassembler, par la littérature, des gens qui autrement ne se croisent pas. La littérature est une chose personnelle finalement, les gens en parlent peu, ce n’est pas un truc dont vous discutez autour de la machine à café. Et là, en proposant une soirée, les gens entament un type de relation entre eux qui est nouveau. »
C’est là son premier pied dans le monde du livre à titre professionnel. L’idée d’ouvrir une librairie, elle l’avait pourtant dans un coin de la tête depuis longtemps, mais la remettait constamment à plus tard. Suite à un souci de santé l’année dernière, elle décidera de ne plus attendre et de vraiment se lancer. Au Crédit Agricole, elle prend un congé pour création d’entreprises et ne quitte officiellement l’entreprise qu’en septembre dernier. Mais elle travaille sur l’ouverture de sa librairie depuis février dernier. Ensuite, tout s’enchaîne très vite...
Dès le départ, elle vérifie que le projet sera viable économiquement. Si elle dispose des ressources financières à investir, elle veut s’assurer que cela puisse aussi tenir sur le long terme. Au mois de juin dernier, elle se forme au sein de l’Institut National de Formation de la Librairie (INFL), pendant une courte formation de deux semaines, « Le métier de libraire ». Le projet devient alors plus concret, et elle se sent plus légitime. « Ça m’a permis de comprendre les aspects mécaniques, comment ça fonctionne avec les distributeurs et les diffuseurs, avant j’avais seulement en tête ce que je voulais mettre dans les rayons. »
Un aperçu du rayon littérature jeunesse.
Une étude de marché sur le quartier lui confirme que le voisinage est plutôt constitué de lecteurs. Pas vraiment une surprise, et elle se lance sans risques dans le cinquième. Vendre des livres, dans le quartier du livre, c’est pour elle la réalisation d’un rêve. Elle constitue son fonds en se concentrant sur ce qui lui plaît, ce n’est que le début, et s’il le faut elle s’alignera plus tard sur la demande des clients.
« J’espère vendre ce que j’aime, en rayon vous mettez tout ce que vous aimez et vous êtes déjà à 6000, c’est très agréable de constituer un fonds. » Isabelle Collignon est une fan absolue de Marguerite Yourcenar et avoue avoir des penchants pour les textes « très écrits ». En littérature contemporaine, elle cite Cécile Ladjali, « une écriture travaillée, précise, qui tourne autour de la façon dont on se construit avec ou contre ses origines, elle vient de sortir un livre sur l’illettrisme en France, un sujet un peu tabou (Illétré, Actes Sud, 2015) ». Elle met également en avant le dernier William Boyd, les Vies multiples de Amory Clay (trad. Isabelle Perrin, Seuil, 2015), où « l’auteur renoue avec la légèreté et l’originalité qui caractérisait ses premiers livres ».
Elle entend aussi développer particulièrement la littérature jeunesse, et voudrait défendre cette littérature trop souvent méprisée. Elle lui consacre un rayon bien valorisé, pour permettre des lectures de qualité, dès le plus jeune âge. C’est aussi une façon de ne pas cloisonner, et si le rayon littérature est le plus important, elle espère pouvoir étoffer son rayon de sciences humaines, où elle voudrait développer notamment un rayon consacré à la défense de la diversité et à l’égalité homme/femme, sujets qu’elle a pratiqués en bâtissant la « politique handicap, mixité et diversité » alors qu’elle était RH au Crédit Agricole.
Isabelle Collignon n’a pas cherché à reprendre une librairie : elle voulait vraiment monter un endroit qui lui appartiendrait et qu’elle puisse totalement inventer : « On est dans une phase de transition du modèle de la librairie, il y a un ancien modèle qui est en train de progressivement disparaître, avec le libraire qui attend derrière son comptoir. »
Consciente de la concurrence du quartier, elle ne veut pas être juste une « énième libraire du cinquième ». C’est en misant sur l’innovation, sur un meilleur approfondissement de la vitrine et de l’espace offerts par la librairie qu’elle espère réussir à se démarquer :
« J’avais envie d’ouvrir une librairie dans le quartier du livre, ma démarche est de faire une proposition qui soit moins sur la diffusion générale de la lecture, mais je veux montrer qu’à côté des propositions standards on va pouvoir montrer des textes plus innovants dans un projet différent. L’innovation en matière de littérature m’intéresse beaucoup. Dans ce quartier, il y a des gens très conscients d’être les gardiens du temple, qui se sentent une très forte responsabilité à protéger un patrimoine, le valoriser, etc.. c’est en effet important, mais il faut aussi lui permettre de se développer, et pour ça, ce sont les processus d’innovation qui fonctionnent. »
Elle invitera des auteurs à venir lire et parler de leurs textes. Le réseau qu’elle s’était créé en organisant les Échappées Belles au Crédit Agricole répond présent, et la première invitée sera Marie-Hélène Lafon, qu'elle avait invitée à l’époque. Le 3 février, la soirée de lancement se fera donc à la librairie à partir de 19 h, en compagnie de l’auteure qui lira des extraits de son dernier livre, Chantiers, (Busclats, 2015) et échangera sur son œuvre.
Mais elle proposera également, à partir la rentrée prochaine, un club de lecture et des ateliers d’écriture, pour adultes et enfants. Ne pas y voir un coaching d’auteurs aspirants à être publiés, mais une approche du texte ludique, où les participants pourront échanger autour du jeu sur les mots. L’idée est encore d’utiliser la lecture, l’écriture, comme créatrice de lien. Et pour les enfants, elle espère que ces ateliers pourront opérer une « démystification » de l’écriture. Elle en animera certains elle-même, avec une architecte qui anime également des ateliers plastiques : elles proposeront ensemble des jeux d’écriture en lien avec les activités plastiques, ce qui permettra de rythmer davantage les séances, afin de toujours mieux conserver cet aspect ludique.
Isabelle Collignon dans l'espace salon de thé de sa librairie-atelier.
Un espace salon de thé sera également aménagé au sein de la librairie, la concurrence du cinquième arrondissement ne se restreignant pas au nombre déjà présent de libraires installés : « Face aux sujets Amazon ou même Gibert, quand on est une librairie de 50 mètres carrés, on ne peut pas lutter en termes de profondeur des références, on peut essayer de s’aligner en terme de délais de disponibilité, mais pas faire mieux, donc il faut vraiment aller sur d’autres champs. »
Elle met donc clairement l’accent sur l’accueil physique et ouvre un petit salon de thé à l’intérieur, où les clients pourront feuilleter un livre une boisson à la main, ou commander quelques pâtisseries.
Bilan de cette première semaine après ouverture, les gens du quartier semblent satisfaits de ce changement de décor et entrent lui souhaiter la bienvenue ou la féliciter. Ses premiers clients ont déjà répondu présents, des professeurs, des étudiants ou des gens du quartier.
L’émoi des mots, librairie-atelier,
25, rue Descartes, 70005 Paris.
06.48.01.57.35
librairie.lemoidesmots@gmail.com
La soirée d’ouverture, « littéraire et gourmande » aura lieu le 3 février 2016 avec Marie-Hélène Lafon à partir de 19h.
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