Le salon Livre Paris s'ouvrira jeudi, avec pour invités la Corée du Sud et ses auteurs. Grand passeur de la littérature coréenne en France, Patrick Maurus, traducteur et directeur des Lettres coréennes à Actes Sud revient sur l’histoire de la collection qu'il porte dans la maison. Cette dernière s'est appuyée sur sa volonté de publier des écrivains des deux Corées, y compris, depuis 2011, des manuscrits nord-coréens ramenés de ses voyages en République démocratique populaire de Corée, car « les adverbes ne s’arrêtent pas à la frontière ».
Le 15/03/2016 à 17:48 par Claire Darfeuille
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15/03/2016 à 17:48
Patrick Maurus © g.josse-rhizome
Comment est née la collection Lettres coréennes à Actes Sud ?
Un ami, Raymond Jean, m’avait présenté à Hubert Nyssen en 1987. Je lui avais remis L’oiseau aux ailes d’Or de Yi Munyŏl, ma première traduction. Celui-ci m’avait alors dit : « C’est très bien, mais ce n’est pas un livre que je veux, c’est une collection ! ». À l’époque — Actes Sud n’avait que cinq ans d’âge —, c’était très gonflé de se lancer dans la littérature d’un pays « bizarre ». J’ai eu de la chance d’avoir tout de suite une très bonne presse. Par la suite, tous les critiques littéraires se sont battus pour savoir qui avait découvert la littérature coréenne, donc, on a continué à beaucoup en parler. Et puis, j’ai aussi eu la chance de me fâcher avec Michel Polac qui m’a reproché, après six ou sept ouvrages, d’avoir cessé de publier Yi Munyŏl, lequel était entre temps passé à l’extrême droite. Comme le traducteur est souvent accusé d’être le jumeau de son auteur, je ne voulais plus suivre. Mais, de manière générale, lorsque je publie un auteur, je ne sépare pas l’acte d’écrire et celui de traduire, j’ai le désir de publier l’œuvre entière. C’est comme une histoire d’amour, on ne part pas pour trois jours. J’espère pouvoir y arriver avec l’œuvre extraordinaire de Yi Ch’ˇongjun.
Au cours des cinquante dernières années, vous n’avez cessé de voyager entre les deux Corées et la France. Pouvez-vous revenir sur votre parcours et vos multiples activités ?
Mis bout à bout, j’ai passé 18 ans en Corée, mon plus bref passage a duré quatre heures (pour signer le contrat d’un film documentaire) et mon plus long séjour, cinq ans. J’ai d’abord été collégien à Séoul avec mes parents, puis j’ai fait un détour par la Chine, j’ai ensuite été enseignant à l’université de Séoul, j’ai travaillé pour diverses sociétés privées, été journaliste, puis conseiller culturel à l’ambassade et, à partir de 1995, professeur à l’Inalco, pendant 20 ans. Mais traduire est la seule chose que j’ai toujours faite. Je traduis un poème par jour et suis à présent un professeur heureux, sans copies à corriger. Je continue à donner des cours à Paris et à Pyongyang et à m’occuper de mes ex-étudiants que je vois quatre fois par semaine et qui publient sur mon site revuetangun.com.
En 2011, vous publiez le premier roman en provenance de Corée du Nord, Des Amis de Baek Nam Ryong qui remporte un grand succès de curiosité. Comment l’aviez-vous trouvé ?
Des Amis de Baek Nam Ryong avaient été publiés en Corée du Sud dans le cadre d’un programme de réconciliation. Il y a reçu un prix, mais n’a intéressé personne. Une des seules critiques parues débutait ainsi : « Je ne savais pas que l’on pouvait divorcer en Corée du Nord… » Il y a une grande méconnaissance et un désintérêt marqué au Sud pour le Nord, notamment chez la jeune génération pour laquelle il ne s’agit plus d’un pays divisé, mais de deux pays… Est-ce que la France connaît la littérature belge ? Je me suis servi du livre comme cheval de Troie, en sachant que je marchais sur des œufs. Mes collègues sud-coréens – professeurs, écrivains, traducteurs — m’ont encouragé à poursuivre. C’est une façon d’apporter ma petite part à une réunification qui ne peut advenir que par le biais de l’étranger. Mais, comme je le dis souvent, je ne suis que le ballon dans une partie de foot.
1er roman nord-coréen publié par Actes Sud en 2011
Comment a été accueillie en Corée du Nord la nouvelle de cette parution en France ?
C’était tout à la fois le retour de César triomphant à Rome et le procès de Moscou. Je suis devenu « le » traducteur en français de la littérature nord-coréenne. J’ai été invité et remercié partout, même dans les campagnes. Mais des bureaucrates réactionnaires n’ont pas apprécié qu’un objet d’une aussi grande force symbolique leur échappe. J’ai été convoqué et ai dû répondre pendant huit heures à leurs questions. Il m’était entre autres reproché d’y avoir évoqué l’exécution du ministre de la Culture, l’immense poète Im Hwa. Ils me reprochaient également la couverture, un tableau tronqué, où le grand leader Kim Il song n’apparaissait plus, car l’image était recadrée sur les travailleurs. Mais je n’étais pas directement concerné, il s’agissait d’un rapport de force entre un groupe de bureaucrates et le jeune leader, Kim Jong un qui avait décidé de la publication de ce livre au Sud… En France, il y a toujours des donneurs de leçon qui me disent que je suis utilisé, mais, si c’est pour ouvrir de telles portes, je suis content que l’on m’utilise ! Parler des droits de l’homme assis sur une chaise à Paris, non merci.
En quoi le livre vous paraissait-il intéressant ?
J’avais rencontré l’auteur Baek Nam Ryong en 2009 à Pyongyang. Il avait été actif dans le mouvement littéraire « du 15 avril », initié par Kim Jong Il, qui prônait « moins d’héroïsme et plus de réalisme ». C’était le type d’auteurs que je cherchais. Le livre est tout à la fois d’une grande qualité littéraire, c’est un auteur qui sera encore lu dans 30 ans, et un roman qui ouvre une fenêtre sur le quotidien en RDPC. À travers l’histoire de cette cantatrice qui veut divorcer de son époux au motif qu’il n’est pas assez cultivé pour la comprendre, le juge chargé de l’affaire se pose des questions sur son propre couple, sur la valeur du mariage, l’éducation, la garde de l’enfant, etc. Sa réflexion nous amène très loin des clichés véhiculés sur le pays.
Vous êtes depuis 2012 professeur invité à l’université de Pyongyang, cela vous facilite-t-il l’accès à des textes ?
Oui, c’est une position prestigieuse, mais rien que le fait de parler la langue vous vaut le respect. Par ailleurs, tout ce que l’on fait en Corée du Nord sert à passer à l’activité suivante. Cela me permet surtout de rencontrer des gens, non pas pour faire des rapports à la CIA, mais pour travailler avec eux et obtenir des manuscrits originaux. J’attends de pouvoir travailler directement avec les éditeurs, pour le moment, je dois passer par l’Association des écrivains.
En quoi consiste l’anthologie des onze nouvelles nord-coréennes, Le Rire de 17 personnes, qui vient de paraître ?
J’ai cherché des auteurs des années 60-70-80, c’est-à-dire ceux de la génération que j’avais déjà traduite au Sud. Je voulais donner une vue plus large de la littérature nord-coréenne, car un seul auteur ne peut représenter toute une littérature. Il s’agit d’écrivains installés, mais pas officiels, ce ne sont pas des cousins du président. La publication de Baek Nam Ryong — et les droits d’auteur qu’il a touchés — a suscité beaucoup d’envie sur place, mais je ne prends que ce qui m’intéresse.
Aujourd’hui, nous voyons naître deux littératures de deux pays, et non plus celles d’un pays divisé, même si elles en conservent les marques. Avec Benoît Berthelier (co-traducteur, avec Kim Kyoung Sik, du Rire de 17 personnes), nous avons notamment recueilli des textes rares sur la famine pour un prochain volume intitulé L’esprit de Kanggye. Enfin, d’ici 2018, j’ai prévu de publier au moins quatre livres qui proviendront de la Corée du Sud, de la Corée du Nord, mais aussi de la communauté coréenne de Chine et de celle du Japon. Tous donneront des éclairages différents.
Onze nouvelles de dix écrivains comtemporains nord-coréens
Les langues des deux Corées diffèrent-elles grandement ?
Les langues ont gardé le même squelette, mais la viande commence à changer. Les différences lexicales sont énormes. Le coréen du Sud est truffé d’américanismes, au Nord, la lourdeur du vocabulaire administratif est notable. Quand un texte du Nord est publié au Sud, c’est d’ailleurs avec un lexique. Le premier dictionnaire Nord et Sud-coréen, que je coordonne, paraîtra aux éditions Ellipses prochainement. Quand je traduis, j’essaie de faire passer ces particularités, donc, si la langue, dans sa traduction, présente des aspérités, c’est normal !
En tant que traducteur, vous êtes plus proche des principes de traduction de Henri Meschonic ou de Antoine Berman, lequel incitait à garder l’étrangeté dans le texte…
Je ne fais pas de la linguistique, mais de la littérature, donc je conserve les onomatopées, les coqs chantent kokili kokili et non-cocorico, j’adapte les proverbes et les métaphores, car en Corée, on n’est pas « fort comme un Turc », je conserve la typographie, par exemple les six points de suspension, car cela coréanise le texte gratuitement, j’essaie parfois de garder la syntaxe, en coréen, cause et conséquence sont placées avant la principale.
Vous attribuez une responsabilité immense aux traducteurs, pouvez vous l’expliquer ?
C’est une responsabilité énorme, car d’une part on fait prendre un risque financier à l’éditeur et d’autre part, on décide à la place de l’auteur de ce qu’il va dire en français. Plus avant, le traducteur est un « géographe », c’est-à-dire qu’il forme, ou déforme, les représentations du lecteur français en proposant ce qu’un pays dit de lui-même, ce que ses prosateurs disent de lui.
Vous émettez dans un article sur votre site revuetangun.com des réserves sur l’authenticité du récit La Dénonciation, présenté comme le premier manuscrit clandestin venu de la Corée du Nord. Pourquoi ?
J’ai des doutes. Prenons la 4e de couverture, on nous dit que le manuscrit a transité, « dissimulée dans des livres de propagande communiste », ceci dans l’unique but de susciter la peur, car on ne peut pas sortir de RDPC avec des livres. L’évasion racontée est improbable, je n’ai jamais vu de barque sur la côte ouest. Le héros est soi-disant désespéré de ne pouvoir entrer au Parti en raison de son origine de classe, mais personne ne se présente au Parti avec une origine de classe négative. Et quel Coréen du Nord peut imaginer un nourrisson effrayé par la vue d’un portrait de Marx à travers une fenêtre !
C’est une fiction…
Alors, qu’elle soit présentée comme telle et arrêtons de lire les autres comme des témoignages sociologiques ! Mais si le livre s’affichait comme un récit fictionnel, il n’aurait aucun lecteur. Il s’agit encore de donner à lire ce que l’on veut entendre de la RPDC.
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