L’édition ne compte pas que des sociétés : il existe une multitude d’associations, qui, avec cette particularité inscrite dans leurs statuts, peuvent pratiquer cette activité. Faces Cachées Éditions est l’une d’entre elles, née d’une association de proximité créée par Bakary Sakho, bailleur social et militant qui a voulu écrire un livre pour partager sa vision de la vie en société, avec — et non malgré — les différences de chacun. Rencontre avec Ouafa Mameche, responsable des Éditions Faces Cachées.
Le 04/04/2016 à 16:32 par Antoine Oury
Publié le :
04/04/2016 à 16:32
De gauche à droite : Bakary Sakho, Ouafa Mameche, Paul Odonnat (crédit : Nnoman)
Trois mois après son diplôme, Ouafa Mameche est tout sourire : elle est secrétaire de rédaction dans une maison d'édition juridique, avec pour tâche la correction et la mise aux normes d'articles destinés à la publication dans une vingtaine de revues spécialisées. « Presque tous les jours il y a un bouclage », s'amuse Ouafa Mameche, plutôt du genre dynamique.
Avant son diplôme, elle est passée par Hachette Éducation pour un stage : « J'ai travaillé sur des manuels scolaires d'Histoire, j'ai bien kiffé », explique-t-elle, sans illusion ni naïveté : « Avec mon CV plutôt tourné vers l'Histoire, c'était dur de rentrer dans des maisons généralistes. Et même pour Hachette, j'ai été pistonné par ma prof », admet-elle. « J'ai compris la difficulté pour rentrer dans ce milieu, même avec un bac + 5. » Elle enchaîne avec un autre stage, à l'Association pour l'histoire des chemins de fer, toujours tourné vers l'Histoire, mais encore un peu plus spécialisé, pendant 3 mois.
Le système D pour débrouille a toujours fait partie du programme de Ouafa Mameche : lorsqu'elle entre à la fac, elle commence à écrire des chroniques sur le rap français dans différents médias généralistes, puis dans des journaux spécialisés, notamment le magazine 5 Styles avec Rachid Santaki ou Da Vibe. Dans ce dernier, elle tient d'ailleurs un double page, appelée de manière prémonitoire « Faces Cachées », elle file des coups de main aux artistes Lalcko, Al ou Malone en tant qu'attachée de presse, se fait la main avec des chroniques, y compris à la radio avec l'émission Ça parle hip hop, et continue toujours à alimenter son blog personnel.
Toutes ces activités auront finalement forgé un sens particulier de l'engagement : « J'ai fait de l'histoire de l'Afrique et de l'Islam parce que je kiffe le rap, ça m'a donné plein de valeurs et c'est un truc que je défendrai jusqu'au bout », souligne Ouafa Mameche, qui glissait parfois des albums de rap à ses collègues curieux de chez Hachette.
La rencontre avec Bakary Sakho s'effectue finalement à la mi-2015 : son livre est déjà écrit, mais l'éditrice retravaille le texte, qui sortira finalement en octobre de la même année. « Nous avons voulu faire ça bien, nous avons pris que des pros, maquettiste, graphiste, attaché de presse, que nous pouvions payer avec nos subventions. » Avec, quand même, ce petit sens de la débrouille : « Bakary avait fait un teaser de son côté pour le livre, façon rap des années 2000, à la LIM, ça m'a fait marrer. » Ouafa Mameche apporte finalement un cadre professionnel, et accompagne l’association dans sa nouvelle activité d’édition.
Avec Bakary Sakho et Paul Odonnat, qui donnent eux aussi un peu de leur temps pour l’association, ils impriment 2000 exemplaires du livre et chargent la voiture pour la diffusion. « Au départ, on voulait un livre pour les 15-25 ans, mais l’audience a totalement dépassé cette tranche d’âge », explique Ouafa Mameche. Notamment parce que le titre incarne, certes principalement au niveau local, une possibilité d’être représenté.
Je suis annonce en effet la couleur : Bakary Sakho a lui-même eu l'idée de poser dans 3 habits différents, celui de l'Africain en boubou bleu, du musulman en qamis immaculé et du bailleur social en survêtement rouge. Autant d'identités pour un seul homme qui ne se limite pas à la catégorie dans laquelle on souhaite l'enfermer : dans ce livre, Sakho étudie la façon dont les valeurs républicaines peuvent s'inscrire dans la vie de chacun.
Avant même la lecture, « j'ai été surprise par l'effet qu'il produisait sur les gens. Je l'ai lu, relu, beaucoup retravaillé, mais je n'imaginais pas l'impact de ce livre, rien que par sa couverture. Il y a un Noir sur la couverture, moi ça ne me choque pas, mais cela choque beaucoup de gens, en fait : “Regarde, c'est un Noir, en plus il est en boubou, en Air Max...”. Pour ces gens-là, prendre la parole, écrire, dire “Je suis”, ce côté très personnel, ça ne se voit pas si souvent. C'est un mec qui fédère, c'est ce que j'ai kiffé dans ce livre, il fait un constat assez amer de la colonisation, de l'histoire des géants africains, mais c'est un mec positif, qui ne va jamais recaler quelqu'un qui a besoin d'aide, qui ne va jamais refuser parce que tu es Noir, juif, Arabe... »
L'autre aspect important de Je suis tient encore à son auteur, mais dans la parole qu'il donne à quelqu'un qui est, chaque matin, sur le terrain. « Il est bailleur social dans le 19e, et à côté il a toujours eu plusieurs associations, de sports avec les jeunes, autour de l'éducation... Il est animateur dans le centre d'animation Curial, dans le 19e. Ça fait 15 ans qu’il fait ça donc il connaît énormément de gens dans ce milieu. Il aide les gens pour tout, quelqu’un qui a du mal à lire une lettre, qui n’arrive pas à trouver un stage... » La souplesse de l’association (« On n’a rien à perdre avec cette maison », soulignera plusieurs fois Ouafa Mameche) permet aussi de concrétiser des projets très locaux, trop locaux parfois pour des éditeurs traditionnels.
L'objectif de Ouafa Mameche et de Faces Cachées est aussi de « démystifier l'écriture et l'édition », un milieu qui paraît encore inaccessible à bon nombre de personnes. « Avant de me poser la question pour le secteur éditorial, je me la suis posée pour le monde scientifique et universitaire parce que j'étais en fac d'Histoire, il y a très peu d'Arabes, très peu de Renois... » Mais, au fil des études, les minorités se font plus visibles : « C'est donc ouvert, tout le monde peut y arriver. C'était aussi ça qui me peinait : c'est vraiment un plafond de verre que les gens se mettent dans la tête. »
Dans l'édition, « j'ai vu combien il était déjà difficile pour les docteurs et chercheurs de se faire éditer, alors pour quelqu'un qui n'a pas fait d'études et qui veut raconter une histoire totalement éloignée des considérations de cette sphère-là... » La publication du livre de Sakho a d'ailleurs généré l'envoi d'une quantité impressionnante de manuscrits signés par d'autres militants associatifs. « Peut-être plus tard, parce que je ne veux pas enfermer la maison dans un type de livres pour le moment. Le prochain sera une anthologie du dessinateur Rakidd, qui traite de sujets d'actualité plus ou moins légers. Il a choisi une trentaine de dates clés, dont plusieurs personnelles, pour dessiner son XXIe siècle, entre 2000 et 2016 », explique l'éditrice.
Par Rakidd, via son site
L'autopublication a grandement facilité l'écriture et la diffusion, mais l'édition reste un secteur aux intentions économiques affichées : « On reçoit beaucoup de romans, de témoignages, d'autobiographies... Les gens ont besoin de parler, ils le font par l'écriture : d'un côté c'est très bien parce que je trouve que c'est cool, mais il faut aussi leur dire quand on les reçoit qu'une autobiographie, c'est particulier, et que ça ne peut pas parler forcément à beaucoup de gens... On a aussi une visée économique, on ne va pas publier un livre pour ta famille » explique Ouafa Mameche. D'autant plus que le rythme de publication, pour le moment, est limité à 2 à 3 sorties par an.
Je suis continue tranquillement sa vie éditoriale : après un lancement dans une librairie du 19e, Bakary emporte quelques exemplaires de son livre avec lui dans les différentes tables rondes où il est convié, dans les MJC ou encore au Maghreb des Livres, qui a organisé sa 22e édition à Paris en février dernier. Vendu 12 € (« On voulait qu’il reste accessible aux jeunes »), le titre s’est écoulé à 800 exemplaires environ.
Si la diffusion s’est faite principalement sur l’Île de France, aidée par une belle liste de retombées presse, les événements du 13 novembre « n’ont pas vraiment aidé » à mettre en avant l’ouvrage. Des libraires de Toulouse ou de Marseille se sont montrés intéressés, ainsi que plusieurs universités. On retrouve aussi le livre dans des lieux plus inattendus comme la « Scred Boutique » (18e arrondissement) du groupe de rap Scred Connexion...
En tant qu’association, les éditions Faces Cachées n’ont pas vocation à rapporter de l’argent à leurs fondateurs, mais elle est doublée d’une volonté assez sociale et solidaire : « Bakary a renoncé à ses droits d’auteur, mais c’est son choix personnel, cela pourra être différent pour les autres auteurs. Ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas avec la maison que l’on veut gagner notre vie, pas pour l’instant en tout cas. » En attendant, Faces Cachées propose des stages, qui dépannent souvent des jeunes en recherche. À choisir, pour un projet plus ancré économiquement, Ouafa Mameche et ses compères se tourneraient plutôt vers la diffusion/distribution.
En attendant, Faces Cachées continuera son chemin, avec la volonté de « créer des ponts, parce que j’ai toujours été dans des domaines très différents : les trucs scientifiques, l’histoire, les médias, le rap, et je veux aussi mélanger ». Un mélange des genres salutaire.
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