En 1993, Amin Maalouf reçoit le Prix Goncourt pour Le Rocher de Tanios, publié aux éditions Grasset. Récit d’un voyage initiatique, le roman est salué — Le Monde évoquait « un merveilleux conteur ». Et puis, le livre poursuivra son existence en poche avant d’aboutir en format numérique. Mais voilà quelques semaines, une lectrice décide de s’offrir l’ouvrage, et tombe sur de bien vilaines choses.
Le 06/07/2016 à 15:59 par Nicolas Gary
Publié le :
06/07/2016 à 15:59
Tasnim Aslam, CC BY SA 2.0
Pas besoin d’aller très loin dans le livre pour découvrir les premières traces de sérieux problèmes de codage. Dès la citation de Rimbaud, on découvre une série de signes qui tiennent plus de l’alichimie numérique que de la littérature primée.
La lectrice, manifestement pas manchotte en matière de typographie – et de code – précise que le code "<" est en réalité une tentative ratée pour symboliser une ouverture de guillemets.
Les critiques ne s’arrêtent pas là : la couverture est hideuse, particulièrement mal numérisée, la table des matière en dur – « la honte : ça n’a aucun intérêt », commente un spécialiste. Et dès que l’on plonge plus profondément dans le fichier, c’est la cour des miracles. « Outre le code qui apparaît dans le livre pour le lecteur, certains morceaux sont coupés sans raison. On trouve aussi des sauts de pages en BR, qui seront ignorées par Adobe et les liseuses. Et puis des paragraphes en DIV au lieu de P. Le CSS contient 1631 lignes, c’est déplorable, et les titres ne sont pas en balises H. C’est à peine la base de ce que l’on enseigne aux étudiants... »
Le profane n’aura rien compris, sinon que le fichier multiplie les erreurs – clairement basiques.
Pour faire simple, la balise DIV est ce qui permet d’introduire une image par exemple. Pour les paragraphes, on tulise la balise P. « Ici, tout a été regroupé dans un bloc, ce qui est totalement contraire au principe du HTML », souligne un spécialiste.
Sollicitée par ActuaLitté, la détentrice du fichier nous précise avoir fait son achat le 31 mai dernier, et avoir tenté de le lire sur son Kobo Glo. Elle a contacté le jour même les éditions Grasset, après avoir découvert les multiples problèmes du livre, ainsi que le service après-vente de Fnac. Fort logiquement, mais dans ce cas de figure, le revendeur est dépendant, totalement, de ce que le distributeur lui fait parvenir.
« Les ebookstores n’interviennent jamais, à moins que le fichier numérique pose un problème technique de lecteur », nous précise-t-on. En l’occurrence, Fnac n’est ici aucunement à mettre en cause. « Il est possible qu’avec le format KEPUB de Kobo on modifie légèrement l’ebook, mais on ne touche pas au code. » D’ailleurs, après vérification, tous les revendeurs sont logés à la même enseigne : Amazon comme les autres.
Ce qui nous renvoie au producteur du fichier : en l’état, rien n’est visible dans l’ebook, toute indication de date de création ou du prestataire semble avoir été éliminée. « Ce que l’on peut retenir, c’est que le fichier est ancien, parce que les nouveautés des sociétés de Hachette Livre [dont Grasset est une filiale, NdR] sont de bien meilleure qualité. » Et d’ajouter : « On se demande même si la couverture n’a pas été récupérée sur le web, tant elle est bas de gamme.»
On peut aussi tenter d’expliquer les traces de codes < en songeant à une reconnaissance de caractères mal fagotée. « Cela laisserait supposer qu’un code antérieur a été nettoyé, et que la personne a voulu introduire des guillemets, sans connaître leur codage. Elle aurait alors tenté le symbole "<" en guise de guillemets ouvrants. »
Or, le "<" se retranscrit en HTML par "<" et là on se demande bien qui est payé à quoi faire...
Sollicité par ActuaLitté, la maison Grasset n'a pas pu nous apporter de précisions : les différents interlocuteurs se renvoient la balle. Il faudra donc espérer que cet article alerte un peu l'éditeur.
Reste que l’ebook, proposé pour 6,99 € – soit 9 centimes de plus que le format poche, sic – et vendu avec ce niveau de qualité, ne laisse rien présager de bon. « On voit bien pire, quand on examine des ebooks réalisés voilà encore quatre ou cinq ans », sourit un responsable numérique de maison. « Mais nous essayons de faire attention, tout particulièrement avec des livres qui ont été primés – dans le cas d’un Goncourt, on ne ferait pas cette erreur... »
« De qui se moque-t-on», s’indigne alors la cliente sur le forum E-Lire, qui entretient de multiples sujets de réflexions autour du livre numérique. « Alors oui, je gueule, mais je me sens flouée, en tant que cliente, et surtout en tant que lectrice, et, si j’étais l’auteur, je me sentirais trahi », poursuit-elle.
Reste que sa conclusion est la même que celle que l’on voit régulièrement partagée : « Ce n’est peut-être pas surprenant que d’autres “offres”, bien moins officielles (mais de qualité probablement au moins équivalente, et probablement régulièrement meilleure), puissent être diffusées, et c’est bien dommage !! Où va le monde de l’édition numérique dans ce contexte ? »
« Nous ne sommes pas des vaches à lait, nous sommes des lecteurs !!! Faut-il vraiment que des indépendants, voire des pirates, mettent la main à la pâte pour que nous puissions bénéficier de la même qualité que les vrais lecteurs ? Mais enfin, nous sommes des VRAIS lecteurs, et nous achetons sûrement au moins autant de livres que les autres », appuie un autre lecteur.
Erreur d’autant plus regrettable qu’il suffit de consulter l’offre pirate pour découvrir, en effet, pas moins de trois fichiers numériques distincts, et dont la qualité est très nettement supérieure. La question du droit moral de l’auteur pourra évidemment se poser : comment est-il possible de commercialiser un ouvrage avec une telle multiplication d’erreurs de code ?
De quoi rappeler également la triste époque de ce livre, également prix Goncourt, qu'une vile équipe de pirate avait dû relire et corriger parce qu'il contenait de multiples coquilles. Il s’agissait du livre d’Alexis Jenni, L’Art français de la guerre : les fautes avaient été repérées par les pirates de la Team Alexandriz, qui avaient alors contrefait le fichier, avant de le mettre illégalement à disposition dans une version totalement corrigée.
Mise à jour 7 juillet :
Des lecteurs vigilants nous rapportent que les erreurs ont déjà été constatées par des clients d’Amazon en.... août 2012.
EDITION KINDLE -> SCANDALEUSE!
Des centaines d'erreurs de 'scanage', les ponctuations qui vont dans tous les sens, plus de la moitié des guillemets qui deviennent autre chose. Même le nom de Tanios est parfois orthographié Tanbs quand leur logiciel de reconnaissance de caractère a envie de fusionner le i et le o.
Le pire - tout cela pourrait être corrigé en quelques heures si l'éditeur engageait des étudiants en lettre pour relire leurs scans avant de les publier et de les vendre sur Amazon. Mais non, vendre un peu plus tôt et dépenser un peu moins a visiblement été une plus haute priorité.
Un éditeur de littérature qui publie un membre de l'Académie française et qui ne prend pas la peine de corriger les imperfections du scan et qui le publie avec plus de 150 erreurs ? C'est pire qu'un boulanger qui confond ciment et farine et prétend que c'est vous qui n'avez pas de goût.
Le dilemme - se faire rembourser et ne PAS avoir le livre sur son Kindle ? Ou accepter un texte saccagé par la médiocrité de l'éditeur, mais au moins l'avoir sur son Kindle?
L'éditeur et Amazon doivent absolument corriger ce désastre et mettre à jour ce texte pour les futurs acheteurs ET pour ceux qui l'ont acheté sans se douter de la roublerie !
Un autre renchérit en octobre de la même année :
Mêmes remarques lues dans un commentaire précédent : le livre est truffé de caractères spéciaux de type &>;, quasiment à toutes les pages.
Cela n'est pas sérieux de la part d'Amazon de commercialiser ces fichiers sans que les vérifications de base soient effectuées. Et même lorsque le problème est signalé, il n'est pas corrigé.
Déjà que beaucoup de livres que je souhaite lire ne sont pas disponibles en version Kindle et ceux qui le sont, sont souvent de qualité médiocre. C'est la 2e fois que je rencontre des problèmes de ce type.
C'est dommage pour le client, pour l'image d'Amazon et pour l'écrivain...
En dépit de ces remontées, l’éditeur n’a manifestement pas cru bon de bouger le petit doigt. Nous avons tenté de joindre l’auteur, mais ce dernier est actuellement en cours d’écriture pour « un travail en cours » et a donc décidé de s’isoler. Nous ignorons quand il sera possible d’obtenir une réaction.
Mise à jour 8/07 :
Le PDG des éditions Grasset, Olivier Nora, a réagi à cette découverte : «J’ai lu votre article ce matin, qui m’alerte sur un dysfonctionnement que j’ignorais. Les services techniques d’Hachette Livre sont au travail pour prendre la mesure des choses et me faire un point précis sur l’historique de ces malfaçons et le délai nécessaire pour y remédier.» Nous mettrons à jour cet article selon les nouvelles informations qui nous parviendront.
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
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