Lors d’une conférence qui s'est déroulée pendant le congrès annuel SHARP à la BnF, Shirley Fortier, traductrice et chercheuse à l’Université de Sherbrooke au Canada, a fait part de ses réflexions sur le rôle et le statut du traducteur, en tant que « passeur et ponceur ». En constatant les erreurs qui subsistent trop souvent dans les éditions des versions originales des textes, elle plaide pour une revalorisation du rôle du traducteur au sein du processus éditorial, notamment en tant que correcteur.
Le 26/07/2016 à 10:03 par Sophie Kloetzli
Publié le :
26/07/2016 à 10:03
BnF (ActuaLitté / CC BY-SA 2.0)
On attend généralement des traducteurs « qu’ils ne se fassent pas trop remarquer » et qu’ils soient « invisibles », déplore la chercheuse canadienne. D'autant plus que la notion de fidélité au texte est toute relative : fidélité à la lettre ou à l’esprit de l’auteur ? Dans sa traduction vers le français de A Map to the Door of No Return, de Dionne Brand (éd Vintage Canada, 2001), son contrat stipule qu’« aucun changement ne doit être fait sans le consentement de Dionne Brand ».
Or, certaines modifications sont inévitables parce qu'elles sont liées au transfert linguistique. Lorsque l’auteur amalgame deux expressions, comme « once in a blue while » (un mélange de « once in a blue moon » et de « once in a while »), le traducteur est obligé de faire preuve de créativité, qui sera forcément différente.
D’autres changements s’imposent du fait des erreurs présentes dans le texte original. A Map to the Door of No Return est parsemé de fautes d’orthographe et typographiques (notamment dans les toponymes), d’incohérences en tous genres, d’erreurs factuelles et historiques. « De qui relève le repérage de telles erreurs ? Comment ont-elle pu se glisser dans l’ouvrage publié ? Au nom de quoi le traducteur devrait-il à son tour les laisser passer ? », se demande la traductrice canadienne.
D’autant plus qu’au Canada, le traducteur est souvent le « dernier rempart ». Il y a certes des réviseurs qui interviennent dans le processus d’édition, mais ils se concentrent le plus souvent du côté de la norme, qu’il s’agisse de revoir une ponctuation étrange ou de répétitions qu’ils peuvent trouver maladroites alors qu’elles ont été voulues par l’auteur, et de là, par le traducteur...
Corriger les textes pragmatiques
« La plupart des traductologues et des traducteurs s’entendent sur le fait que la démarche du traducteur de textes pragmatiques lui impose de ne pas reproduire les fautes de langue ou de logique commises par le rédacteur », résume Shirley Fortier. D’après la traductologue canadienne Candace Séguinot, « la correction du texte fait partie intégrante du processus de traduction. »
Pour Jean Delisle, historien de la traduction, « si le traducteur a le devoir évident à l’égard du texte de départ, il en a un aussi envers le futur lecteur de sa traduction. Par le regard neuf qu’il porte sur le texte, le traducteur participe à l’élucidation du sens et à l’amélioration de sa formulation. »
La traduction de textes littéraires est plus délicate : si certaines fautes devraient être corrigées, il ne faudrait pas non plus que le traducteur polisse « les aspérités qui relèvent du style de l’écrivain, de sa poétique, de son projet d’écriture. »
Dans son ouvrage intitulé Les Métiers de l’édition, Bertrand Legendre estime que l’accompagnement de l’auteur dans les maisons devrait être assuré par les secrétaires d’édition, chargés de vérifier les informations. Or, certains spécialistes considèrent que ces détails ne sont pas à leur charge... « Il reste très fréquent que l’on pense pouvoir se dispenser de certaines étapes parce que l’on est pressé, parce que l’on connaît bien l’auteur, autant de raisons qui incitent à passer immédiatement à la phase de fabrication proprement dite, en envoyant des propositions sans avoir travaillé ni même lu le manuscrit en profondeur », regrette-t-il.
Bertrand Legendre pense que le correcteur ne devrait pas se contenter de débarrasser le texte de ses fautes de langue et des coquilles, mais qu'il devrait également « vérifier les dates, confronter à d’autres sources les données fournies par l’auteur, demander à celui-ci d’expliquer les variations, repérer les contradictions éventuelles. »
« Il serait souhaitable que le traducteur jouisse d’un statut qui lui permette de se substituer momentanément à l’éditeur, au directeur littéraire, au correcteur, en bref à ces acteurs qui en première ou en deuxième ligne, auraient dû repérer les erreurs flagrantes et les incohérences », renchérit Shirley Fortier.
Ce droit doit être revendiqué par le traducteur, « lui qui est forcément un lecteur très attentif », et qui plus est, « attentif à l’œuvre dans son entièreté ». À ce titre, le traducteur serait ce « lecteur modèle » décrit par Umberto Eco, qu’il définit comme le lecteur « capable de coopérer à l’actualisation textuelle de la façon dont lui, l'auteur, le pensait et capable aussi d’agir interprétativement comme lui a agi générativement ».
(Matthew, CC BY 2.0)
Il faut ainsi « donner voix au chapitre » au traducteur et « cesser de le confiner constamment à la marge dans le processus d’édition », plaide Shirley Fortier. Une revalorisation qui devrait, dans l'idéal, aller dans le sens d'une rémunération à la hausse et d'une baisse de la précarité du milieu.
Le genre de l’ouvrage conditionne aussi bien le travail des correcteurs que les attentes des lecteurs. Le livre de Dionne Brand a été catalogué comme une autobiographie, et pourtant le texte s’appuie sur une base historique et factuelle indéniable. « Si on avait eu affaire à un historien, on aurait peut-être agi différemment », avance Shirley Fortier, en constatant que la dimension fictionnelle semble l’avoir emporté sur l’exactitude des faits.
Une rupture du « pacte référentiel » qui lie l’auteur et le lecteur, si l’on se rapporte au Pacte autobiographique de Philippe Lejeune, qui considère que les genres autobiographiques ne sont pas étrangers à la chronique et à l’histoire sociale et politique. Et pourtant, « même quand le pacte référentiel est mal tenu, cela peut avoir un intérêt pour le lecteur », estime la traductrice. Cela peut en effet nous renseigner sur la nature du filtre qu’impose l’auteur à la réalité.
La traductrice canadienne Patricia Claxton est plus catégorique : l’exactitude des références est inhérente au « contrat civil », qui doit permettre aux canadiens anglo-saxons de prendre connaissance de la littérature québécoise. « Même dans les œuvres de fiction, les références aux personnes et aux lieux réels devraient être correctes »,ce qui a pu l’amener à corriger la référence à une promenade matinale reliant Nice à Saint-Tropez dans l’un des ouvrages qu’elle a traduits.
Shirley Fortier penche en faveur de la visibilité du traducteur : « il faut que je me repositionne, que j’assume mes propres interventions et que je me rende visible. » Le processus de traduction lui-même est souvent peu linéaire : « tout projet de traduction – pragmatique ou littéraire – suppose de nombreux mouvements d’aller-retours entre le texte lui-même, les sources documentaires, les sources terminologiques etc. »Elle modère toutefois son intervention dans les textes : « il faut que je résiste à la tentation d’aller trop loin dans la correction. »
Le risque serait en effet de polir le texte au point de lui enlever son originalité. C’est du moins la position du traductologue Antoine Berman, qui déplore le fait que les traducteurs tendent à homogénéiser et à « unifier sur tous les plans le tissu de l’original alors que celui-ci est originairement hétérogène ».
« J’ai conscience que je devrai en venir à la négociation avec l’auteur ou avec ses représentants de toutes ces corrections que j’aurai faites », déclare Shirley Fortier, bien qu’elle avoue hésiter à aborder la question des erreurs auprès de Dionne Brand, de peur d’instaurer une atmosphère de défiance.
« Malgré que ces aspérités du texte me fassent constamment sortir de l’œuvre, créent vraiment une distance et un obstacle au dialogue réel avec l’auteur, il y a une espèce de dialogue virtuel qui s’est installé parce que toutes ces aspérités sont des moments où je peux entrer dans le processus créatif de l’auteur, dans sa façon de réfléchir à son histoire personnelle, à l’histoire universelle », conclut-elle.
Par Sophie Kloetzli
Contact : sophie.Kloetzli@gmail.com
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