Âgé de 24 ans, Benoît Tariel a connu un parcours post-bac passant de Maths Sup et fac d’Histoire, avant de plonger dans un DUT Métier du livre à Paris Descartes. Aujourd’hui, il est responsable de la diffusion numérique pour le groupe Bayard. Entre webdesign, HTML et CSS ou Javascript, il se charge de développer le secteur numérique du groupe...
Le 27/09/2016 à 11:01 par Nicolas Gary
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27/09/2016 à 11:01
Benoît Tariel : Après un DUT métier du livre, je me suis orienté vers une licence pro en webdesign en alternance. J’ai donc tout simplement cherché un poste de webdesigner dans l’édition, que j’ai trouvé chez Bayard Éditions. J’ai alors un peu touché à tout : modélisation 3D, post-prod vidéo, et les classiques, HTML, CSS, Javascript. J’ai même fait de l’animation en flash ! C’est dire !
Par la suite, je suis arrivé au Master de Villetaneuse – en commercialisation du livre, un transfert facilité parce que je disposais déjà d’une entreprise. Cette époque fut particulièrement riche : d’abord du fait de la diversité des profils, ensuite parce que chacun apprend dans l’entreprise où il se trouve, et partage ses expériences et acquis. Cela nous a permis d’avoir une vision bien plus complète et concrète du milieu auquel nous nous destinions.
Et puis, les intervenants sont plutôt (très) bons – je garde un souvenir ému de Max Prieux, définitivement mon favori. [NdR : titulaire d’un Master en management stratégique, est directeur de la diffusion Nathan-Le Robert]. Au cours de cette période, j’ai participé à des hackathon : le monde du numérique est petit, dans l’édition. Quand on se retrouve à ces sessions, on y rencontre tout le monde.
Benoît Tariel : Mon métier, c’est le marketing et la diffusion pour le livre numérique. Notre activité livre existait déjà avec le J’aime Lire Store, l’application. Fin décembre 2014, nous avons entamé une démarche de diffusion/distribution plus classique, calquée sur celle du livre papier. Durant 18 mois, nous avons travaillé avec Eden, appris la chaîne du livre numérique, les différences – ou pas – avec le papier, et mis en place un flux de production.
En mai dernier, le groupe a réorganisé cette cellule : le marché B2B2C dépendait de l’édition, et a été finalement regroupé avec le B2C, dépendant principalement de la presse. Bayard entretien une relation spécifique avec les lecteurs, de par ses origines dans le monde de la presse. Mais le plus important a été le changement de diffuseur. Bayard accusait un retard dans la distribution numérique par rapport au papier. Nous avions procédé à une transition entre Sofedis/Sodis et Hachette/Hatier pour le papier en janvier dernier, et l’ebook a attendu fin juin pour suivre le même mouvement d’Eden à Hachette.
Désormais, nous reprenons tout le catalogue numérique du groupe. Nous mettons en place une organisation pérène ayant pour but d’établir un flux production/marketing toujours en cherchant une synergie avec le papier – notamment à travers des promotions corrélées. Par exemple, nous devons aussi bien mettre en avant L’Épouvanteur en ebook chez Amazon qu’aux lecteurs de Okapi [magazine du groupe] qui sont typiquement la cible. Or, nous n’avions pas la possibilité jusqu’à présent d’avoir une telle approche.
Depuis Paris, on se charge de toute la production EPUB, y compris pour toutes les filiales du groupe (Canada, Asie…), et nous avons bien avancé. Désormais, la fabrication de fichiers fixed-layout est automatisée : quand le fichier imprimeur arrive, il passe par un automate et aboutit à un EPUB. Nous passons à un même développement pour le fixed-layout en audio, particulièrement important pour notre lectorat Petite enfance. Et puis, viendra le reflow par la suite.
Nous profitons également de cette nouvelle organisation rapprochant le livre et le presse pour développer de nombreux projets autour de la diffusion numérique. Nous venons de lancer l’application les Trésors de Belles Histoires, qui nous permet de nous faire la main sur le modèle de l’abonnement. Nous prevoyons également de développer un Je Bouquine Store (« le grand frère » du J’aime lire store) pour nous positionner sur le marcher du Young Adult et un store BD qui va nous permettre de mieux mettre en valeur toutes collections BD jeunesse en allant de BD Kids à Tom-tom et Nana en passant par de nouvelle collection comme Graphiteen.
Benoît Tariel : Avant tout, c’est un ouvrage, lié à un auteur. Ce dernier a réalisé un texte brut, que l’on exploite de différentes manières : papier, adaptation audiovisuelle, audiobook, etc. L’ebook est un produit dérivé, une adaptation du travail de création de l’écrivain. Bien entendu, on peut écrire avec la perspective d’un fichier numérique, qui contiendrait des éléments supplémentaires, intégrés à la narration. Mais avant tout, l’ebook est une solution de diffusion et de distribution.
L’ebook est une variation sur cette œuvre, qui tient avant tout au format. Et peut-être aussi, de même qu’un film fait passer une histoire en sollicitant d’autres éléments sensoriels, le livre numérique peut toucher différemment, puisque l’outil de lecture diffère.
Benoît Tariel : C’est un jeu de dupes, d’abord, parce qu’Amazon écrase le marché. Et sur un marché aussi faible, aucun éditeur ne peut se permettre d’écarter cet acteur. Ou alors, cela découle d’une démarche politique – voire d’une volonté de ne pas faire de chiffre d’affaires. D’ailleurs, le format Kindle n’est qu’un encapsulage spécifique de l’EPUB : la différence ne tient à rien.
Ensuite, il faut savoir que la documentation IPDF n’est pas toujours accessible : il faut différencier les socles techniques : un EPUB peut marcher, suivant le code employé, en téléchargement, et pas en streaming. Finalement, l’IDPF a une vision assez idéaliste, dans la constitution d’une norme dont on ne sait pas si elle sera suivie, ni même utilisable.
C’est toute la différence avec le W3C [Consortium chargé de promouvoir la compatibilité des technos web, comme l’HTML5]. En établissant les normes HTML et CSS, le consortium ignorait le temps que les développeurs de navigateurs prendraient pour s’adapter. Mais à tous moments, W3C échangeait avec Chrome, Firefox ou Safari.
Au contraire, EPUB manque de dialogue : on théorise sur une idée, réalisable, mais pas nécessairement commercialisable. Et ce, alors que l’objectif de chacun est de parvenir à faire des ventes – que l’on parle des fabricants d’appareils, d’application ou des éditeurs. On ne peut pas passer notre temps à suivre une norme qui n’aboutit pas à ces objectifs. Et cela va plus loin : Bayard a développé sa propre liseuse à partir de Readium, mais les modifications furent nombreuses, parce que les EPUB que l’on produisait n’étaient pas supportés.
Benoît Tariel : Amazon a 50 % du marché, et les 50 % restant sont partagés entre les différents acteurs – avec d’un côté, une forte concentration des vendeurs, et de l’autre, des opérateurs qui ne sont pas si nombreux que cela. Donc non, Amazon n’est pas le plus confortable : c’est simplement le plus important.
L’IPDF semble avoir pour intention de permettre le développement de la créativité – ce qui résonne chez les éditeurs. Toute maison a le projet de faire des livres avec des outils nouveaux. L’EPUB 3, ainsi, permet beaucoup de choses, mais ne peut être lu qu’avec les outils d’Apple.
On oublie parfois la vente, en réalité. Plusieurs éditeurs se sont précipités sur des projets enrichis, investissant des budgets monstres, mais personne ne pouvait les commercialiser. Donc tout s’est arrêté, parce que la Recherche et Développement avait englouti la production. Logiquement, l’approche est inversée : on se concentre sur la production, qui laisse un espace à la R&D – laquelle réfléchit déjà sur les perspectives de commercialisation. Mais investir 80 k€ pour un projet qui n’apporte rien, c’est de la folie. Et les auteurs ont raison quand ils disent qu’ils ne comprennent pas...
Pourtant, chacun de ces projets a pu nourrir la réflexion de l’ensemble de la profession. Il y a eu des réussites, et de gros ratages. Chez Bayard, nous manquions d’expérimentations pour avoir une vision très nette. Pourtant, nous avons réalisé Un jeu, qui était une application librement inspirée des livres d’Hervé Tullet. Ce n’était plus un livre, plutôt un jeu, avec un vrai succès commercial. À vrai dire, il semble que les OVNIS soient souvent des réussites – même si depuis L’homme volcan ou L’herbier des fées, ils sont rares.
Benoît Tariel : La vraie réussite de la BD numérique, c’est le Turbomedia, parce qu’il a compris que l’enrichissement des fichiers n’était pas une fin en soi. On ne doit pas partir d’un projet énorme pour n’arriver à trois fois rien. La réflexion s’opère dans le sens inverse : un livre album, à partir duquel on ajoute du son, par exemple.
Je prends l’exemple de Bayard : pour les enfants, l’audio répond à une demande, autant qu’un usage. La lecture du fichier va permettre à l’enfant de lire son album seul. Si cette approche fonctionne, alors on pourrait ajouter de nouvelles briques, progressivement.
Nous avions tenté cela avec la collection Tu lis, je lis. Le projet consistait à faire un ebook, et proposer une solution pour que les parents enregistrent leur propre voix. À l’écoute, l’enfant retrouve ainsi des sonorités familières, les voix de ses parents. Le livre audio devenait personnel. On s’est heurté à des problèmes de format, mais l’idée était là. On y retravaillera...
Je reviens sur le Turbomedia. J’avais rencontré Balak, son créateur, voilà trois ou quatre ans, après une conférence. Les illustrateurs, à cette époque, regrettaient le Flash, pour ses fonctionnalités vidéo, et tout ce qui n’était pas web. Il existait déjà le logiciel Hype, qui permettait des choses très sympas, et dont certains s’emparaient. Mais le Turbomedia a une vision géniale. C’est le principe d’un PowerPoint, avec un scénario et l’apparition d’éléments à l’écran. Le contre-exemple on le trouve chez DC Comics : leurs fichiers contiennent des couches qui alourdissent l’ensemble de manière inutile.
Mais voilà : le Turbomedia permet de travailler des actions avec une note de surprise dans le modèle de lecture, y compris dans la narration. Tout son intérêt réside dans la simplicité d’utilisation. C’est un outil très convaincant, pour des productions originales.
Le problème vient d’ailleurs de ce que l’on tente la transformation numérique à tout crin. Le case à case... voilà vraiment une mauvaise idée. Je ne comprends pas pourquoi les auteurs ont pu accepter cela. La création d’une planche, c’est un œil qui lorgne la case en haut à gauche, et l’autre qui est déjà en bas à droite. L’inconscient cherche à se projeter dans la page, et la narration est pensée de cette manière. Le case à case peut avoir du sens, mais pour un projet spécifique.
En BD, nous avons Les enquêtes du Dr Enigmus qui offrirait un outil d’expérimentation intéressant. Dans les livres, des indices sont répartis, pour que le lecteur retrouve le voleur, ou le meurtrier. En numérique, on jouerait sur l’interactivité, en introduisant une dimension vidéoludique, bien plus que ce ne l’est sur papier.
Benoît Tariel : Chaque personne a sa définition, et c’est un sujet large : PDF, vidéo, livre, web... numérique veut tout et rien dire. Le monde de l’édition est un univers traditionnel – ce qui n’est pas vraiment un problème – donc difficile à faire bouger. La conséquence, c’est le retard français en termes de parts de marché, par rapport au monde anglo-saxon. Nous ne sommes pas moins développés que les autres pays, donc il y a une volonté de l’édition de faire, ou ne pas faire quelque chose.
Au vu de certaines politiques tarifaires, ce point se résout de lui-même. On se demande d’ailleurs si ce n’est pas une manière de dire que les maisons ne veulent pas se lancer. Plutôt que de vendre trop cher, autant ne rien faire, et laisser à ceux qui s’y intéressent vraiment le soin de travailler correctement. En fait, c’est même un travail de sape : on est assis sur une branche, et les gens qui sont assis sur la même que nous tentent de la scier.
Dans mon premier mémoire, j’avais réalisé trois études de cas, avec Bragelonne, Actes Sud et Numériklivres, trois perspectives totalement distinctes. Ce que l’on retient, et les conclusions seraient toujours valables aujourd’hui, c’est que Bragelonne a toujours pratiqué une politique commerciale pertinente. Et tout le monde s’inspire d’eux, parce qu’ils ont donné le tempo. Leur Grosse OP, c’était vraiment brutal... et pourtant c’est une petite maison.
Même chose avec les DRM : on doit, contractuellement, protéger les fichiers contre le piratage, et on tente de s’organiser avec les auteurs pour cela. Or, si le piratage n’est pas bénéfique pour les livres numériques, pour dire le moins, c’est un outil marketing monumental pour le livre papier. Pareil pour le streaming : maintenant que la question de l’abonnement est résolue, il faut trouver des pistes, et surtout pas se fermer.
Le numérique dans l’édition, c’est avant tout un besoin de stratégie. Ne pas se priver d’expérimentations, ne pas adopter la position stérile de l’anti-Amazon. Le jour où le développement numérique sera réellement installé, on trouvera des services et des métiers avec des postes bien définis. Et pas, comme aujourd’hui, des hommes et femmes qui sont plutôt des couteaux suisses.
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
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