La France constitue le deuxième plus gros marché du manga au monde, devant la Thaïlande et les États-Unis, et juste derrière le Japon. Le genre qui fonctionne le mieux en France est le Shonen, qui regroupe tous les mangas de bagarre classique, comme FullMetal Alchimist ou Naruto, au détriment du Shojo, les mangas adressés aux jeunes filles. Le genre émergeant reste le Seinen aux graphismes voulus plus “adultes”. Avec une soixantaine de titre à son catalogue, et quasiment autant d’auteurs, la maison d’édition Kurokawa se positionne comme le quatrième éditeur de mangas en France. Rencontre avec le directeur de collection, Grégoire Hellot.
Grégoire Hellot, directeur des collections de la maison Kurokawa, dans son bureau (ActuaLitté, CC BY 2.0)
Entre 2000 et 2001, les ventes des mangas en France s’accélèrent. Jean-Claude Dubost, alors PDG d’Univers Poche — la filiale poche d’Editis —, décide de créer une maison d’édition dédiée aux mangas et se lance à la recherche d’un directeur de collection parlant japonais. Grégoire Hellot, journaliste spécialisé en jeux vidéo et passionné par la culture japonaise, lui est présenté par le biais du directeur de la librairie Album. En 2005, la maison Kurokawa édite ses premiers titres et est rattachée aux éditions du Fleuve, Kurokawa signifiant « fleuve noir » en japonais.
« La ligne directrice des éditions Kurokawa est très claire : élargir sans cesse le lectorat, en conservant des bases solides pour les amateurs mais surtout aller chercher ceux qui n’ont pas l’habitude de lire des mangas. C’est ce qui définit les choix éditoriaux que l’on prend. »
En 2008/2009, le marché du manga est en forte baisse et la première génération de lecteurs, désormais âgée entre 30 et 35 ans, s'éloigne du format. « Nous avons réalisé qu’il nous fallait fidéliser une nouvelle génération de lecteurs ». Kurokawa se lance alors dans le manga pour filles Chocolat et Vanilla et le manga pour petits garçons, Pokémon et Inazuma Eleven Go!, qui trouvent rapidement leur public.
Pour satisfaire un plus public plus âgé et cultivé, Kurokawa lance en 2006 Les Vacances de Jésus et Bouddha, créé par Hikaru Nakamura. La série est un véritable succès « La presse nous a donné raison, car ils ont cité Les vacances de Jésus et Bouddha dans leurs pages culture, chose qui n’est pas commune, et qui a permis de faire connaître la série » s’enthousiasme Grégoire Hellot.
Couverture des tomes 1 de One Punch Man, l'un des plus grands succès de la maison Kurokawa, et de Jésus et Bouddha, une autre réussite de la maison
« On souhaite aussi proposer de grands succès populaires comme One Punch Man, qui fut le manga de tous les records puisqu’il s’agit du plus gros lancement de l’histoire du manga en France », mais aussi des mangas classiques — adaptation des classiques de la littérature au format manga —, qui est une grande tendance au Japon.
C’est en discutant avec des bibliothécaires et documentalistes lors du Salon du Livre de Paris que Grégoire Hellot prend conscience de la difficulté de faire lire les enfants en échec scolaire « Certains découvraient des classiques de la littérature française en lisant des adaptations BD, pourquoi ne pas leur proposer des mangas ? » La maison adapte alors Les Misérables de Victor Hugo et le personnage d’Arsène Lupin en manga. La sélection est toujours très pointue, car il faut avant tout que les mangas soient fidèles aux originaux.
Couverture du tome 1 des séries Arsène Lupin et Les Misérables, des classiques revisités en mangas.
Il nous arrive d’avoir des mangas plus populaires en France qu’au Japon. C’est le cas de la série Satan 666 de Seishi Kishimoto, le frère jumeau de Masashi Kishimoto — l’auteur du manga Naruto. « Soit on suit, soit on créé les tendances, mais on essaie avant tout d’imposer notre originalité. Nous ne voulons pas faire ce que font nos concurrents. Delcourt pendant des années était le spécialiste des mangas pour filles. Donc nous avons fait des mangas pour filles humoristiques ! Cela a permis de ventiler et de diversifier l’offre. » Depuis 5 ans, il y a un gros boom sur les mangas de survie, construits sur le modèle des Dix petits Nègres d’Agatha Christie, « Nous avons le choix de ne pas le faire, parce que d’autres éditeurs le font déjà, et très bien. »
Chaque semaine, la maison reçoit des cartons remplis de magazines de prépublication (sorte de gros bottins) qui permettent de découvrir de manière hebdomadaire les chapitres de plusieurs titres. Grégoire Hellot les lit et ne sélectionne que quelques titres à chaque fois. Il les présente à son équipe, et après délibération, il les propose à la direction, en expliquant pourquoi ils s’inscrivent dans la ligne éditoriale de la maison. À 80 %, 90 % des cas, ces discussions aboutissent à une publication. Ensuite vient le temps des calculs, où l’équipe établit des statistiques pour chaque ouvrage : à combien d’exemplaires va-t-il s’écouler, à quel prix sera-t-il vendu, etc.
« Être éditeur de mangas, c’est assez particulier puisqu’on fait des mangas qui ne sortent que d’un seul pays. On se doute bien que les gens qui lisent des mangas sont exposés avec plaisir à la culture japonaise. On a une responsabilité de sensibiliser les lecteurs à la culture japonaise, pour qu’ils puissent encore plus profiter de toutes les références que l’on retrouve dans les mangas ».
Pour ce faire, Kurokawa publie des mangas qui permettent de découvrir la pop-culture japonaise, notamment via le manga UltraMan, qui était un personnage de série télévisée japonaise des années 60. « Nous avons édité le manga en y intégrant un petit supplément intitulé l’Ultra Club qui permet aux lecteurs de comprendre l'histoire d’UltraMan et son évolution au fil du temps. »
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La maison Kurokawa travaille avec les maisons d’édition les plus importantes du Japon telles que Kōdansha, Shōgakukan, Square-Enix (depuis 2004) et Shūeisha (depuis 2011/2012) « Mais on ne s’interdit pas d’aller voir les petits éditeurs indépendants » indique Grégoire Hellot. D’ailleurs, le directeur de collection se rend personnellement au Japon pour rencontrer ses interlocuteurs, trois fois par an.
Lors de leurs échanges avec le Japon, les éditions Kurokawa ne travaillent jamais directement avec les auteurs, puisque ce sont les maisons d’édition qui gèrent entièrement les droits des auteurs. « Les Japonais ont un rapport très protecteur vis-à-vis de leurs auteurs. L’éditeur japonais est un interlocuteur incontournable » précise Grégoire Hellot. « Très rares sont les auteurs japonais qui ont récupéré leurs droits et qui dealent directement avec les éditeurs étrangers ». Les auteurs les plus publiés aux éditions Kurokawa sont Hiromu Arakawa (l’auteur de Fullmetal Alchimist) et Seishi Kishimoto (auteur de Satan 666), qui comptent chacun quatre oeuvres publiées par la maison.
C’est la maison Kurokawa qui se charge de recruter les traducteurs. « On les connaît bien maintenant, donc on fonctionne par affinités » indique Grégoire Hellot.
« Jusqu’à ce que Kurokawa arrive sur le marché, les éditeurs de mangas en France restaient très classique, en faisant des publicités uniquement dans les médias spécialisés » engage Grégoire Hellot. En septembre 2005, Kurokawa applique la politique de Mass Market de Pocket au marché de niche du manga en France, en lançant diverses opérations commerciales et marketing, comme le fait de créer de grandes affiches et displays de comptoirs à installer en librairies. Ils finissent aussi par lancer des opérations ouvertes sur tout le catalogue. « En achetant deux mangas Kurokawa, un objet aux couleurs des héros vous est offert. » : ces stratégies permettent de fidéliser les lecteurs.
La communication joue un rôle essentiel pour la vente des mangas. C'est pourquoi les éditions Kurokawa travaillent avec les médias pour annoncer les grosses sorties et séries. Pour la série SilverSpoon par exemple, la maison a passé un partenariat avec le ministère de l’Agriculture, qui avait un vrai déficit d’image à destination des jeunes gens. « Ce manga, très connoté « jeune » donne une image positive du monde rural. Ça déringardise complètement la vie rurale auprès de ce public. On a fait un hit puisque le premier tome s’est vendu à 25.000 exemplaires » s'enthousiasme Grégoire Hellot.
Ainsi, en août 2016 Kurokawa possède 10% de parts de marché — en se basant sur les volumes de vente par éditeur. La maison gagne, en juillet 2016 +1,3 point par rapport à juillet 2015, et conserve ainsi sa place de 4e éditeur du marché mangas en France. Cela équivaut à la plus grosse progression du marché, avec +28 % en un an. Grégoire Hellot précise que « cela est en grande partie dû au fait que les longues séries recrutent de plus en plus. Les séries One Punch Man et Pokémon ont ravivé l’engouement des lecteurs ». D’autant plus qu’avec la sortie du jeu Pokémon Go en juillet dernier, les chiffres de vente réalisés par la maison pour les séries Pokémon ont bondi.
Si les livres au format numérique plaisent de plus en plus aux lecteurs, il n'en est pas encore de même pour les mangas au format numérique. Les maisons d'édition essaient de diversifier leurs offres, mais surtout pour lutter contre le phénomène du scantrad, un manga qui a été numérisé et traduit par des fans depuis sa langue originale. Les scanlations ou scantrad sont généralement distribués gratuitement en téléchargement sur Internet.
« Pendant longtemps, le scantrad représentait un moindre mal dans la mesure où il s’effectuait uniquement sur ordinateur, d'autant plus que les lecteurs achetaient ensuite les formats papier. Mais avec l’avènement des tablettes, ça nous [aux maisons d'édition, NdR] fait beaucoup de mal. Beaucoup de monde prennent les mangas pour acquis, simplement parce qu’ils les trouvent sur internet, et décident de ne plus acheter les formats papier. Notre mission c’est de leur faire comprendre qu’ils paient une traduction de qualité, et bien sûr, qu'ils paient l’auteur, qui gagne sa vie comme ça » explique Grégoire Hellot.
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Pour contrer ce mouvement, les éditions Kurokawa ont renforcé leur offre numérique, via le label numérique 12-21, crée par Univers Poche. « Je pense que le numérique va avoir le même effet qu'iTunes, au début les gens étaient réticents à acheter de la musique puis cela est devenu un geste courant. Les mangas au format numérique vont plaire à une clientèle aisée et occupée d’une quarantaine d’années, qui n’a pas le temps de trouver de bons scantrad sur internet. » D’autant plus qu’au Japon, les mangas pour filles se vendent plus que les mangas pour garçons sur internet. « Un éditeur japonais m’a expliqué que les jeunes filles n’ont pas envie de tomber sur les publicités “sales” que l’on retrouve beaucoup sur les sites de scantrad alors elles achètent sur des canaux sécurisés. »
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