Pour accompagner l’opération Making-of de Fnac, ActuaLitté propose de découvrir l’un des extraits commentés par l’auteur dans une sélection de 10 romans. Aujourd’hui, Les contes défaits, d'Oscar Lalo, paru aux éditions Belfond.
Le 20/09/2016 à 09:06 par La rédaction
Publié le :
20/09/2016 à 09:06
Pour cette rentrée, Fnac a proposé à 10 auteurs de réaliser le making-of de leur roman. Ces textes sont réunis dans un ficher EPUB, enrichi de photos, illustrations et des commentaires. On peut télcharger gratuite sur cette page, la totalité de ces bonus exclusifs, ainsi que des versions numériques ou papier.
Séquence 1
Extrait 1 (p.12)
L’intimité a ses codes. Rien à voir avec le Code pénal aux termes duquel c’est au demandeur d’apporter la preuve. En l’espèce, le demandeur n’avait rien demandé à personne.
Extrait 2 (p.35-36)
Le home d’enfants était loin de tout. Comme notre wagon. Un état dans l’état. Un non lieu hors les lois du monde. Fort de notre autorisation de sortie de territoire, l’homme nous maintenait désormais dans des territoires dont il maîtrisait les contours. Personne ne s’y promenait, personne n’y frappait, personne n’y demandait son chemin. Cette absence d’inconnus en déshérence auxquels se raccrocher, ne fût-ce que d’un regard, créait les conditions idéales du nouvel ordre.
Il n’y existait aucun équilibre des pouvoirs, ni parlementaire ni judiciaire, mais uniquement un exécutif bicéphale, dont tout dépendait. L’homme en était la partie discrétionnaire. Sa femme l’iceberg qui allait tous nous couler. Elle édictait des lois qui n’avaient pas d’existence officielle. À chaque punition, nous étoffions notre connaissance du droit coutumier local.
La fois d’après, et quand bien même la question serait plus facile comme « pâtes ou riz ? », on s’empressait, fort de notre savoir législatif de la veille, de répondre instantanément « riz » même si l’on préférerait manger des pâtes, dans l’idée d’éviter toute stigmatisation pour méconnaissance de la loi en vigueur. Il en résultait une attention de tous les instants, qui visait tant à s’approprier le maximum de lois en un minimum de temps qu’à ne pas être surpris par une question démocratique : le suffrage « pâtes-ou-riz ». À quoi bon la démocratie quand on a constamment peur d’être pris en flagrant délit ? Quoi qu’il arrive, les pâtes ou le riz ont le même goût. Aucun.
Extrait 3 (p.68)
La boisson chaude servait principalement à amollir le pain ; le pain servait à éponger la boisson et à la sucrer grâce à la confiture ; le but, terminer ce qu’on avait dans son assiette et dans son bol : on n’avait pas le droit de quitter la table s’il restait quoi que ce soit dans l’un ou dans l’autre. On voyait parfois des enfants, tartine et chocolat en panne, assignés à résidence autour de l’immense table. Ils pouvaient rester là des heures : la directrice cédait rarement. En fait, jamais. On les voyait mâcher pour de faux, boire pour de faux et pleurer pour de vrai, coupables de n’avoir plus ni faim ni soif ou, plus embêtant, de n’avoir pas compris instantanément la rigueur et la portée d’un règlement privé d’ordre public.
Au home, prévalait l’absurde adage « Nul n’est censé ignorer la loi ». Ainsi, au petit déjeuner, valait-il mieux rester sur sa faim que de demander une seconde ou une troisième tartine à l’issue incertaine. La directrice s’assurait qu’aucun « délit » ne restât impuni et l’on vit ainsi des enfants finir leur tartine à midi, voire au dîner pour les plus récalcitrantes. Tolérance zéro : on ne négociait rien avec la directrice. Elle était l’exécutif et on s’exécutait.
Extrait 4 (p.171)
Un jugement a été mis en délibéré. Dans une affaire dont je suis la victime et le procureur. Je saurai ça demain matin.
Dans ce dossier, tous les rôles se confondent. Je suis la proie jouant au prédateur pour faire cracher au prédateur une vérité qui commence par : « Je comprends pas… ». Un avocat commis d’office aurait tout de même trouvé mieux. Sauf que cet avocat, c’est sa cliente. Sauf que demain matin, cet avocat échangera sa robe avec le magistrat. Dont la robe est rouge sang. Mais a-t-on déjà vu un procureur s’accuser ? Pas impossible pour la magistrature couchée.
Les Commentaires
Aussi étrange que cela puisse paraître, tous les systèmes totalitaires s’appuient sur le droit : les dictatures prennent un soin tout particulier à organiser des élections ; les autocraties ont un parlement. Même si tout le monde sait que les dés sont pipés et que les « élus » font de la figuration. Et alors qu’il serait logique d’en faire l’économie, ces états où le droit ne cesse d’être bafoué ressentent pourtant le besoin d’organiser des procès pour condamner leurs innocents.
Les Contes défaits est truffé de références juridiques, car, pour un enfant, comprendre la règle et les limites qu’elle dessine est un élément essentiel de sa construction. Sauf que le narrateur est confronté en permanence à des ukases à géométrie variable édictés par la directrice au gré de ses sautes d’humeur. Le désœuvrement qui en résulte est très déstructurant. Les Contes défaits est l’histoire d’un petit garçon qui a été détruit avant d’avoir été construit.
Cependant, s’il importait de décrire les fondements légaux du home pour mieux en révéler l’absence, mon passé d’avocat et d’enseignant du droit m’a tout juste aidé à qualifier, à m’en tenir aux faits, à choisir les mots puis à les ciseler, avant de les proposer au narrateur qui les a ensuite interrogés au fil de son enquête. Ainsi, le juriste en moi s’est borné à être le greffier qui aura, je l’espère, su traduire par écrit ce qui n’arrivait pas à se dire.
La qualification est la partie la plus décisive de cette tâche, car quand une victime consulte un avocat, le premier soulagement que cet homme ou cette femme de loi procure, c’est de qualifier juridiquement les faits que la victime rapporte souvent de façon confuse et émotionnelle. Et cette étape est d’une importance capitale pour le narrateur des Contes défaits, car il est confronté à l’indicible. Il est vidé de son propre sens ; il ne sait plus où aller. Il n’a pas de mots. La tâche de son conseil va donc être d’aller lui en trouver ; des justes. À l’image de ses héros anonymes qui font le geste qui sauve. En les déposant sur une feuille blanche, l’avocat va l’éclairer et l’apaiser en normalisant son rapport à l’acte originel. Il pourra ainsi expliquer à son client quelle branche du droit va s’appliquer. Et si par chance il est poète, alors cette branche du droit deviendra une des branches de l’arbre à palabres sous lequel, en Afrique, on transmet les contes. En l’espèce, dans Les Contes défaits, le narrateur va apprendre de son avocat qu’il a été victime d’un vice caché.
Au-delà de l’apaisement et du soulagement, cette qualification juridique a valeur de reconnaissance : le narrateur victime cesse alors d’être invisible, cesse d’être un être invisible. Il devient moins transparent. La rigueur du vocabulaire juridique lui donne un premier statut et qu’importe si c’est celui de victime ; c’est déjà ça ! En tant que victime reconnue comme telle, le narrateur commence à faire partie d’un tout, lui qui ne faisait partie de rien. Et si on reconnaît son préjudice, alors il deviendra vraiment partie d’un tout puisqu’il quittera le statut de victime et deviendra une partie, civile cette fois, qui pourra, à ce titre, demander l’indemnisation de son préjudice. Et cette simple reconnaissance le fera revivre, comme la peine infligée au coupable permettra d’alléger la sienne.
Ce beau mot de reconnaissance a l’avantage d’inclure deux mots en un, deux mots fondamentaux pour le narrateur : le mot renaissance et le mot connaissance. Car le narrateur ne demande rien d’autre que de naître (il n’a même pas l’ambition de renaître) et de se connaître.
Pour clore le commentaire de cette première séquence, il importe de souligner la position très particulière du narrateur dans son rôle de justiciable. Tout d’abord, il n’a pas l’intention de se venger. Il va se faire l’avocat des enfants mais jamais avocat général (dans le sens accusatoire-procureur) ni général (dans son acception militaire). Il n’est pas là non plus pour accuser mais pour révéler. Aussi, s’il a recours au droit, c’est pour essayer de faire justice sans se faire justice. Car il est vital pour lui de retrouver l’équilibre, c’est-à-dire de devenir une balance en ce qu’elle représente le symbole de la justice, sans pour autant devenir une balance au sens argotique et policier du terme. Et cette frontière-là, si tentante à franchir pour le narrateur s’il veut faire payer les coupables, doit néanmoins être respectée afin de lui éviter d’être à nouveau victime, de sa propre haine cette fois.
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