Mon cher Hervé, mes lectures d’été m’ont déçu. Sur quatre romans policiers, aucun ne m’a vraiment empoigné. La lecture de trois essais (philosophie, histoire, littérature) ne m’a pas appris grand-chose. Deux récits autobiographiques ne présentaient que peu d’intérêt : on naît quelque part, on est étudiant flambant neuf vers 1968-1972 à Paris, on couche à droite à gauche (« Fabienne était tout le contraire de Gaëlle, comme Laurence sera plus tard le contraire de Fabienne »), on croise des gens qui seront célèbres, et c’est déjà le vingt-et-unième siècle, les cheveux sont blancs, tout ça pour ça. J’ai commencé sans pouvoir les achever deux romans contemporains bavards où les auteurs essayaient de monter le quotidien en soufflé, mais en vain, en vent, ça retombe vite. Tout est dit, cher Hervé ! Mais La Bruyère le constatait déjà en 1688 dans Les Caractères : « Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes et qui pensent. » (Des ouvrages de l’esprit, 1)
Par Laurent Jouannaud
J’ai voulu relire ce classique ensablé. C’est le seul livre de La Bruyère, il y a travaillé pendant dix-sept ans ! Qui travaillerait aujourd’hui dix-sept ans à un livre ? Cela ne ferait qu’une ou deux rentrées littéraires par vie d’écrivain ! Il l’a augmenté à chaque réédition. Ce sont 1120 maximes, aphorismes et portraits, regroupés en seize chapitres. Le titre complet en est Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle.
Si tout a été dit, c’est parce que rien d’humain n’est neuf sous le soleil. L’homme d’hier est le même que l’homme d’aujourd’hui, que nous soyons en 1688, 1788 ou 2016 : « Dans cent ans le monde subsistera encore en son entier : ce sera le même théâtre et les mêmes décorations, ce ne seront plus les mêmes acteurs. Il s’avance déjà sur le théâtre d’autres hommes qui vont jouer dans une même pièce les mêmes rôles. » (De la cour, 99) Il y a des différences, d’un siècle à l’autre, La Bruyère le sait : « Quelles découvertes ne fera-t-on point ! quelles différentes révolutions ne doivent pas arriver sur toute la surface de la terre, dans les Etats et dans les Empires ! quelle ignorance est la nôtre ! et quelle légère expérience que celle de six ou sept mille ans ! » (Des jugements, 107) Mais ces différences sont des effets de surface : les abysses humains ne changent pas. La Bruyère, dans Les Caractères, va et vient entre l’écume et les profondeurs. Ou bien il dépeint le roulis quotidien, ou bien il plonge sous la vague.
Tantôt il nous montre l’essence irréductible dont nous sommes faits. Les Caractères prennent alors un ton péremptoire. Le texte échappe au temps : réflexions et maximes sont écrites au présent, un présent d’éternité. Il n’y a ni passé, ni futur, nous sommes dans l’intemporel : ce qui est, est, fut et sera. Les phrases commencent par un simple « il y a » : « Il n’y a rien que les hommes aiment mieux à conserver et qu’ils ménagent moins que leur propre vie » (De l’homme, 34) ; « Il y a un goût dans la pure amitié où ne peuvent atteindre ceux qui sont nés médiocres » (Du cœur, 1) ; « Il y a de certaines choses dont la médiocrité est insupportable : la poésie, la musique, la peinture, le discours public » (Des ouvrages de l’esprit, 7) ; « Il y a une espèce de honte d’être heureux à la vue de certaines misères » (De l’homme, 82) ; « Il y a deux mondes : l’un où l’on séjourne peu, et dont l’on doit sortir pour n’y plus rentrer ; l’autre où l’on doit bientôt entrer pour n’en jamais sortir » (Des esprits forts, 31) ; « Il n’y a pour l’homme que trois événements : naître, vivre et mourir. Il ne se sent pas naître, il souffre à mourir et il oublie de vivre » (De l’homme, 48). Les mêmes ressorts sont en action dans la mécanique humaine, aujourd’hui comme hier, nihil novi sub sole.
Il met au jour le mécanisme éternel du pouvoir et des ambitions : « L’on dit à la cour du bien de quelqu’un pour deux raisons : la première, afin qu’il apprenne que nous disons du bien de lui ; la seconde, afin qu’il en dise de nous » (De la cour, 36) ; « Il faut des fripons à la cour auprès des grands et des ministres, même les mieux intentionnés ; mais l’usage en est délicat, et il faut savoir les mettre en œuvre » (De la cour, 53) ; « Que d’amis, que de parents naissent en une nuit au nouveau ministre ! » (De la cour, 57) De ceux qui sont en place, il constate que « le présent est pour eux ; ils n’en jouissent pas, ils en abusent. » (De la cour, 95) Prendre le pouvoir, le garder, en priver les autres, éternelle lutte à Versailles, comme à l’Elysée, comme à la Maison Blanche. C’est ce qu’on appelle la politique, hier comme aujourd’hui [1].
Les Grands, c’est-à-dire les grands nobles, jouissent d’un statut à part, tout puissants, à la fois admirés, détestés, courtisés. Ce sont aujourd’hui les stars de la finance, du sport, du spectacle, de la politique. Ils ont des existences à part, au dessus du peuple et des lois. La Bruyère voit leurs caprices, leurs prétentions, leur égoïsme, leur versatilité : « Les aises de la vie, l’abondance, le calme d’une grande prospérité font que les princes ont de la joie de reste pour rire d’un nain, d’un singe, d’un imbécile et d’un mauvais conte : les gens moins heureux ne rient qu’à propos. » (Des grands, 27)
L’argent était roi, il l’est encore, il le sera sans doute toujours. Les défauts et les vices privés restent les mêmes. Le mépris envers autrui est général : « Personne presque ne s’avise de lui-même du mérite d’un autre. » (Du mérite personnel, 5) La vie de couple est toujours aussi difficile : « Il y a peu de femmes si parfaites qu’elles empêchent un mari de se repentir du moins une fois le jour d’avoir une femme, ou de trouver heureux celui qui n’en a point. » [2] (Des femmes, 78) La Bruyère épingle l’indéracinable inégalité entre les sexes : « J’ai vu souhaiter d’être fille, et une belle fille, depuis treize ans jusques à vingt-deux, et après cet âge de devenir un homme. » (Des femmes, 3) L’amour était déjà éphémère : « Le temps, qui fortifie les amitiés, affaiblit l’amour » (Du cœur, 4) ; « L’on n’aime bien qu’une seule fois : c’est la première » (Du cœur, 11) ; « L’on est encore longtemps à se voir par habitude, et à se dire de bouche que l’on s’aime, après que les manières disent qu’on ne s’aime plus » (Du cœur, 37).
Tantôt il nous propose des instantanés. Ce sont les nombreux portraits des Caractères, en quelques lignes, ou en une page, pris sur le vif, et les contemporains ont même proposé des clefs. Ces portraits sont au présent, mais c’est le présent descriptif, le présent de l’instant : « Théramène était riche et avait du mérite ; il a hérité, il est donc très riche et d’un très grand mérite. Voilà toutes les femmes en campagne pour l’avoir pour galant, et toutes les filles pour épouseur. Il va de maisons en maisons pour faire espérer aux mères qu’il épousera » (De la ville, 14) ; « Phidippe, déjà vieux, raffine sur la propreté et sur la mollesse ; il passe aux petites délicatesses ; il s’est fait un art du boire, du manger, du repos et de l’exercice ; les petites règles qu’il s’est prescrites, et qui tendent toutes aux aises de sa personne, il les observe avec scrupule, et ne les romprait pas pour une maîtresse » (De l’homme, 120). Il y a ceux qui savent tout et parlent de tout, comme Arrias, que j’ai croisé hier : « Arrias a tout lu, a tout vu, il veut le persuader ainsi ; c’est un homme universel, et il se donne pour tel : il aime mieux mentir que de se taire ou paraître ignorer quelque chose. » (De la société, 9) Il y a quelques beaux portraits d’avares et de nouveaux riches dans « Des biens de fortune » : Chrysippe (« Il use le reste de ses jours à s’enrichir »), Ergaste (« Une faim insatiable d’avoir et de posséder »), Champagne (« Quel moyen de comprendre, dans la première heure de digestion, qu’on puise quelque part, mourir de faim ? »), Périande (« C’est lui dont la femme, par son collier de perles, s’est fait des ennemies de toutes le femmes du voisinage »). Voici Giton, le riche, « qui parle avec confiance, qu’on n’interrompt pas, qu’on écoute aussi longtemps qu’il veut parler, qui éternue fort haut », et Phédon, le pauvre, « qui n’ouvre la bouche que pour répondre, parle bas dans la conversation et articule mal, qui attend qu’il soit seul pour éternuer ». (Des biens de fortune, 83) Et voilà Arsène, le grand penseur, chouchou des médias, « loué, exalté, et porté jusqu’aux cieux par de certaines gens qui se sont promis de s’admirer réciproquement. » (Des ouvrages de l’esprit, 24)
La Bruyère se présente comme observateur : « Je rends au public ce qu’il m’a prêté ; j’ai emprunté de lui la matière de cet ouvrage ». Il parle de portraits « d’après nature ». Il décrit Paris et la Cour. Il détaille, il souligne, il dirige le projecteur sur les effets de mode : « Une mode a à peine détruit une autre mode, qu’elle est abolie par une plus nouvelle, qui cède elle même à celle qui la suit, et qui ne sera pas la dernière : telle est notre légèreté. » (De la mode, 15) Mais il se veut aussi philosophe : « Bien loin de s’effrayer ou de rougir même du nom de philosophe, il n’y a personne au monde qui ne dût avoir une forte teinture de philosophie. Elle convient à tout le monde ; la pratique en est utile à tous les âges, à tous les sexes et à toutes les conditions. » (De l’homme, 132). Cet aller et retour entre surface et profondeur fait le piment de ces réflexions, car ces deux dimensions de l’existence n’ont évidemment pas la même valeur. Dans la tradition morale classique, la vie de surface n’est pas la bonne vie : « Il y a de légères et frivoles circonstances du temps qui ne sont point stables, qui passent, et que j’appelle des modes, la grandeur, la faveur, les richesses, la puissance, l’autorité, l’indépendance, le plaisir, les joies, la superfluité. » (De la mode, 31) A la fois observateur et philosophe, proche de la Cour mais moralement ailleurs, La Bruyère essaie de trouver la bonne distance pour survivre : « Je ne veux être, si je le puis, ni malheureux ni heureux, je me jette et me réfugie dans la médiocrité. » (Des biens de fortune, 47)
L’homme est définitif. Et l’essentiel sur lui a été dit, car nous ne sommes pas plus intelligents ni plus sensibles ni plus artistes que les anciens. Mais il reste une marge de manœuvre : « Sur ce qui concerne les mœurs, le plus beau et le meilleur est enlevé ; l’on ne fait que glaner après les anciens et les habiles d’entre les modernes. » (Des ouvrages de l’esprit, 1) On peut encore glaner, c’est-à-dire passer derrière les grands moissonneurs de la littérature, et composer quelques gerbes avec les épis qu’ils ont négligés. Nous sommes des épigones, nous imitons Homère, Platon, Virgile, Horace. Nous refaisons du Balzac, du Proust, du Céline. A condition de bien observer, on pourra arriver à faire un livre potable avec ce qu’ils n’ont pas vu ou approfondi.
Une circonstance particulière nous autorise encore à écrire : l’immuable spectacle se déroule devant des spectateurs neufs. Notre innocence et notre ignorance natives nous donnent l’impression de nouveauté : « Horace ou Despréaux l’a dit avant vous. – Je le crois sur votre parole ; mais je l’ai dit comme mien. » (Des ouvrages de l’esprit, 69) L’angle de vue, la situation de l’observateur, les conditions d’existence permettent de varier non le spectacle, mais les témoignages. C’est peut-être ce qu’on appelle le style, qui est un effet de surface, lui aussi. En dix-sept ans de mise en place et de corrections, La Bruyère est arrivé à une certaine originalité d’écriture : il a choisi les formes brèves. Il n’a pas inventé l’aphorisme (puisque tout est dit !), mais il reprend cette forme que Pascal et La Rochefoucauld, dont il se réclame, ont illustrée.
J’aime les formes brèves, maximes de Chamfort, journal de Jules Renard, cahiers de Valéry, fulgurances de René Char, gémissements de Cioran, petits traités de Quignard. Ces bouts de textes sont des pilules fortifiantes, des cachous roboratifs. Il ne faut pas prendre toute la boite d’un coup, mais picorer quelques pastilles. On feuillette, on s’arrête, on croque, ça émoustille. Ces auteurs ne font pas de discours, ils ne prêchent pas, ils ne prouvent rien ; ils vous secouent, ils vous pincent, ils vous provoquent. Ces paroles crues, ces remarques acides, ces étincelles éclairent les journées grises de rentrée.
Je trouve dans Les Caractères de petites vérités qui me font du bien. Quand mon voisin de table me raconte ses vacances qui m’ennuient, je me dis : « L’une des marques de la médiocrité de l’esprit est de toujours conter ». (Des jugements de l’esprit, 52) Quand on encense les repentis et les transfuges de tous bords, La Bruyère déclare : « Un homme est fidèle à de certaines pratiques de religion, on le voit s’en acquitter avec exactitude ; personne ne le loue ni ne le désapprouve ; on n’y pense pas. Tel autre y revient après les avoir négligées dix années entières : on se récrie, on l’exalte ; cela est libre : moi, je le blâme d’un si long oubli de ses devoirs, et je le trouve heureux d’y être rentré. » (Des jugements, 89) Certaines remarques sont frappées au coin de ce bon sens que la vie moderne met à mal : « C’est une grande difformité dans la nature qu’un vieillard amoureux. » (De l’homme, 111) A l’époque où l’on enfante à soixante ans et où l’on engendre encore bien plus tard, cette réflexion me plaît. La Bruyère ne pratiquait pas non plus le culte kitsch de l’enfant : « Les enfants sont hautains, dédaigneux, colères, envieux, curieux, paresseux, volages, timides, intempérants, menteurs, dissimulés ; ils rient et pleurent facilement ; ils ont des joies immodérées et des afflictions amères sur de très petits sujets ; ils ne veulent point souffrir de mal et aiment à en faire : ils sont déjà des hommes. » (De l’homme, 50) Ce qui suit semble écrit de ce matin : « Il n’est pas si aisé de se faire un nom par un ouvrage parfait que d’en faire valoir un médiocre par le nom qu’on s’est déjà acquis. » (Des ouvrages de l’esprit, 4) Voici un conseil pratique : « Il est souvent plus court et plus utile de cadrer aux autres que de faire que les autres s’ajustent à nous. » (De la société, 48) Et quand tout va mal, il nous reste l’humour noir : « Il faut rire avant que d’être heureux, de peur de mourir sans avoir ri. » (Du cœur, 63)
On nous dit aujourd’hui que tout est en devenir. Un des essais lus cet été commençait d’ailleurs ainsi : « Nous avons beaucoup changé. (…) Sommes-nous le même être, la même espèce ? Certainement pas. » » (Homo sapiens technologicus, Michel Puech, 2016, p. 9 ; première édition, 2008) La Bruyère pensait exactement le contraire : « Qui a vécu un seul jour a vécu un siècle : même soleil, même terre, même monde, mêmes sensations ; rien ne ressemble mieux à aujourd’hui que demain. » (Des esprits forts, 32) J’incline à donner raison à La Bruyère, mais pas pour les mêmes raisons que lui. Il pensait qu’un dieu parfait a créé le monde une fois pour toutes. Ce monde étant définitif, rien ne saurait devenir meilleur ni pire. Il y a une grande sérénité dans cette vision du monde : « Ne nous emportons point contre les hommes en voyant leur dureté, leur ingratitude, leur injustice, leur fierté, l’amour d’eux-mêmes, et l’oubli des autres : ils sont ainsi faits, c’est leur nature, c’est ne pouvoir supporter que la pierre tombe ou que le feu s’élève. » (De l’homme, 1) Pas de lamentations ni de pleurs. Pas d’exhortations ni d’injonctions. Aujourd’hui n’est ni meilleur ni pire qu’hier. Il n’y a pas de progrès dans un monde fixe, mais cette immobilité exclut l’idée de déclin et de décadence. L’âge d’or n’est ni devant ni derrière, le pays de Cocagne ni à gauche ni à droite. A notre époque nostalgique et catastrophiste, ou au contraire suroptimiste et activiste, l’affirmation tranquille que rien d’essentiel ne change a quelque chose de rassurant. Je sors rasséréné de la lecture des Caractères.
No regret, no hope. Tout est toujours pareil, ou presque. On a presque tout dit, j’ai presque tout lu. Et, cher Hervé, notre vie tient dans ce presque.
[1] Je donne cette réflexion à l’intention des candidats aux élections qui lisent Les Ensablés : « Le caractère des Français demande du sérieux dans le souverain. » (Du souverain ou de la république, 13).
[2] Ajoutons : et vice-versa.
Par Les ensablés
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1 Commentaire
Max Friedrich
21/10/2019 à 22:40
Je trouve votre témoignage absolument passionnant !