ENTRETIEN — La maison d’édition La Joie de lire fêtera prochainement ses 30 ans. Basée à Genève, elle compte parmi les éditeurs jeunesse francophones incontournables. Sa fondatrice et ancienne professeure de français, Francine Bouchet, avait repris en 1981 une librairie, La Joie de lire. Une expérience profitable.
Le 29/09/2016 à 09:59 par Nicolas Gary
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29/09/2016 à 09:59
Francine Bouchet - ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Francine Bouchet : Alors que je travaillais à la librairie, je me suis décidée en 1987 à me lancer dans l’édition, avec un livre sur Le Corbusier – d’ailleurs vendu en plusieurs langues. Et ce passage de la librairie à l’édition fut comme une suite logique de mon parcours. J’ai abandonné la librairie à la fin des années 90, pour me consacrer entièrement à l’édition. La production a démarré doucement : 3 livres par an, puis 5, 8, et aujourd’hui nous proposons quarante ouvrages chaque année. Nous sommes devenus un petit moyen ou un grand petit !
La Joie de lire a toujours privilégié la littérature, même si elle a commencé son parcours par les documentaires. Notre collection Connu-Méconnu proposait des personnages : Le Corbusier, puis Mozart, Schubert, Stravinsky, Socrate, Colette etc. Chaque livre était pensé différemment, parce que je n’avais pas envie de proposer une collection uniforme, au mépris des exigences commerciales…
Il est difficile dans ce métier de ne pas hurler avec les loups. Il faut se préserver des modes, des tendances – dans l’illustration surtout. Pour les textes c’est moins flagrant, à part les livres pour ados. Du côté de l’illustration, nous sommes souvent confrontés à l’uniformité : des images charmantes, certes, mais nous cherchons autre chose, des œuvres avec une profondeur.
Sommes-nous moins exigeants qu’auparavant ? Quand je pense à l’œuvre de Roberto Innocenti par exemple, qui travaillait à l’aquarelle, laissant l’impression que le trait de plume était passé par là, je me demande parfoissi la mode ne tue pas l’exigence.
À la foire internationale de Bologne, par exemple, on voit trop souvent des dossiers qui se ressemblent. On aurait envie de dire à ces jeunes illustrateurs d’exprimer plus sincèrement ce qu’ils ressentent, plutôt que de faire des copier-coller de ce que l’on voit partout. L’illustration des jeunes auteurs est toutefois plus vivante de nos jours, plus amusante aussi. Notre travail consiste à révéler des talents, à poursuivre l’accompagnement de ceux qui comptent déjà parmi nos auteurs. C’est le côté magnifique de ce métier.
Francine Bouchet :Comme je l’ai dit plus haut, le risque d’uniformisation est grand. Mais, heureusement, nous avons de temps à autre de très bonnes surprises. Sur le plan international, j’ai souvent constaté cette récurrence des thèmes et des styles. [NdR : Francine Bouchet a fait partie plusieurs fois du jury de Bologne pour les illustrateurs.] Il reste néanmoins une richesse qu’il s’agit de débusquer. Je croise cependant beaucoup moins d’illustrateurs avec un bagage académique : les représentations des visages sont souvent très pauvres. C’est assez manifeste. Certaines bases manquent.
Ce qui a changé, profondément, c’est l’accélération de la production, entraînant une course inutilement folle ! J’ai de nombreux confrères concurrents dont le travail est de grande qualité. Il y a 30 ans, les maisons étaient moins nombreuses. Une structure comme Gallimard jeunesse était en effervescence constante, avec un rôle de tête chercheuse permanent. Mais avec les effets de groupes et de concentration, inévitablement… le soufflé est retombé. Ce qui laisse la place à des maisons plus petites, mais très audacieuses.
Dans les bureaux de La Joie de lire - ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Francine Bouchet : Pour la littérature étrangère par exemple, nous sommes en relation avec des personnes dans différents pays, traducteurs ou non, qui nous signalent des textes ou des publications intéressantes – c’est une relation de confiance. Nous parlons plusieurs langues au sein de la maison, ce qui nous permet de mieux mesurer la valeur des œuvres dans certaines langues.
Puis, dans les foires, nous suivons certains éditeurs, et, quand nous avons un bon contact avec un auteur, nous sommes attentifs à tout ce qu’il propose. Le suivi des traductions est un engagement pour nous. Ce goût pour les traductions, nous le devons peut-être à notre pays qui se partage quatre langues. Sur notre production annuelle, 40 % environ des titres sont des achats de droits.
Alors, oui, Bologne est un rendez-vous important, de même que le salon de Francfort, et tous les échanges qui se font entre les deux événements. Une collaboratrice ne s’occupe que de ces relations. Nous sommes aussi présents à Shanghai, au Mexique, ou dans d’autres foires. Ces rapports impliquent du temps, pour avoir des contacts sérieux.
Ces instants de rencontres nous permettent aussi de présenter notre catalogue. De nombreux titres sont vendus dans d’autres langues. En Chine, par exemple, nous connaissons depuis peu de bons résultats dans les ventes de droits. Ces dernières sont un apport financier confortable. Mais le socle reste le marché francophone.
Je vous ai parlé de la Chine, on peut ajouter l’Allemagne, l’Italie, le Japon, la Pologne, l’Argentine, le Chili, le Mexique, l’Iran, la Grèce, la Suède, le Portugal, La Russie, l’Espagne, la Thaïlande, la Corée ou encore le marché américain bien sûr, pour ces ventes de droits. Le seul qui demeure très fermé pour nous pour l’instant est le marché anglais. Nous nous réjouissons de l’initiative Booktrust, une promesse d’ouverture. Les Anglais travaillent prioritairement avec des agents, et je n’aime pas trop cela… Ce ne sont souvent que des marchands, qui ne connaissent pas si bien les livres. Il y a bien sûr des exceptions. Nous préférons les relations directes avec un éditeur ou un auteur. En Chine, a contrario, nous sommes en lien avec un agent, parce qu’il est excellent !
Francine Bouchet : Oui ! Il nous offre incontestablement une visibilité importante, et un chiffre d’affaires appréciable – pas assez pour couvrir nos frais, toutefois. Nous avons connu Montreuil sous la tente… L’évolution a été exceptionnelle, avec un travail incontestablement bien fait, une publicité efficace autour de la manifestation. Nous participons à d’autres foires, comme Saint-Malo, Nancy, Paris ou cette année Brive et bien d’autres encore.
Francine Bouchet :Nous fonctionnons comme les autres éditeurs français, avec notre diffuseur, Harmonia Mundi livres. La situation actuelle nous contraint à appuyer la diffusion par de la représentation éditoriale. Nous avons une personne qui visite les librairies de certains départements.
Par ailleurs, nous avons la chance d’être bien présents dans les médias grâce à l’excellent travail de notre attachée de presse. Les blogs aussi prennent de plus en plus d’importance. Je m’amuse de constater que nous sommes plus connus en France qu’en Suisse. Ce n’est d’ailleurs pas faute d’une politique du livre plutôt efficace en Suisse.
Francine Bouchet : Il existe en France un militantisme formidable. Ce sont vraiment les bibliothécaires qui nous ont ouvert le chemin de la France. Pour ce qui est des écoles, en France, le marché est bien occupé. J’ai l’impression qu’un seul éditeur a vraiment carte blanche dans les écoles… Nous avons cependant la chance de figurer sur la liste du ministère, avec des titres que l’on réimprime régulièrement. On trouve souvent de très bons papiers dans la presse à destination des écoles.
Les dossiers et les livres - ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Francine Bouchet : Le hibou étant notre logo, nous nous sommes amusés à créer une collection qui s’appelle Hibouk. Mais ce sont des livres papier ! Plus sérieusement : nous avons numérisé certains titres de notre catalogue en regardant les choses comme elles sont : cela ne rapporte rien, tous marchés confondus, du moins pour l’instant. Depuis peu, je suis revenue à une attitude plus sage, plutôt que de faire du numérique à tout crin, de la recherche, comme je l’ai fait pendant quelques années, je préfèrefaire mieux ce que je sais faire. Je reconnais que si j’avais vingt ans de moins, ce serait différent…
Il faut attendre un modèle économique crédible sur le marché numérique pour se lancer vraiment. Le public n’est pas encore là. Les jeunes avec les tablettes préfèrent jouer, ils ne lisent pas, c’est évident. Les vrais lecteurs optent pour le papier. Je ne pense pas que l’accès à la lecture passe par le numérique : je peux me tromper... Ce qui séduit les enfants, c’est la technologie, le mouvement. Rentreront-ils dans le contenu ? Rien n’est moins sûr. Personne ne sait encore comment cela s’articulera.
La piste des films d’animation me paraît plus intéressante. Avec l’un de nos livres, Le Génie de la boîte de ravioli, un film a été réalisé et un autre, tiré d’un autre titre, est en cours.
Francine Bouchet :Le problème des médias tient à ce que tout le monde parle des mêmes choses. Tous les jours, on le vérifie. Dans la presse, on a grand-peine à trouver des articles de fond sur les livres jeunesse. À part la presse spécialisée évidemment.
Francine Bouchet :Le programme n’est pas encore définitivement fixé : À Paris une belle exposition sur nos 30 ans verra le jour à La Bibliothèque Françoise Sagan, avec une scénographie de Lénaïck Durel : vernissage le 23 février 2017. Dans la même bibliothèque, nous organisons le 2 mars un colloque qui a pour thème la liberté dans le livre jeunesse. Plusieurs événements auront lieu en Suisse également.
Nous lancerons cet anniversaire au Salon de Montreuil cette année avec, notamment, la publication d’un livre, 1987 /2017, auquel ont participé la plupart de nos auteurs et de nos illustrateurs. Ce livre sera offert.
Francine Bouchet :Certainement pas d’actualité : nous sommes dans un pays d’économie de marché libre et les gens n’apprécient pas cette contrainte du prix fixe. Les arguments de droite furent de mauvaise foi, mais malheureusement efficaces. En somme, il nous manque un Jack Lang ! Les éditeurs doivent accepter cette situation, les libraires ont des soutiens des pouvoirs publics à Genève – cela suffira-t-il ? Les distributeurs ont pour leur part dû mettre un bémol à leurs tabelles, parce qu’elles étaient, pour la plupart, prohibitives.
On peut espérer cependant que l’actualité en Belgique incite à reprendre ces dialogues, mais la Suisse n’est pas au sein de l’Europe… C’est une mauvaise excuse d’ailleurs.
Francine Bouchet :Les contenus sont notre force. Il faut travailler à les rendre incontournables, indispensables. C’est un long chemin.
Pour la valeur marchande, c’est un autre combat : il est rude pour un éditeur. Récemment, nous avons été sollicités par une association qui réalisait une animation et nous demandait d’offrir des ouvrages. On nous expliquait que tout était payé – y compris l’auteur qui se déplaçait –, mais rien n’était prévu pour les livres ! Tout doit être gratuit.
Le prix de nos livres n’a pratiquement pas augmenté depuis longtemps ! Pour l’évaluer, un commerçant prendrait en compte les coûts de revient, multiplié par un certain facteur, pour le vendre à tel prix. Notre approche en revanche passe par une étude attentive des prix de nos concurrents, dans certains secteurs, et nous comprimons ensuite tous nos prix de production pour parvenir à nous aligner…
Mais la vraie valeur est ailleurs… et son respect restera notre combat envers et contre tout !
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
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