ENTRETIEN – Élodie Comtois travaille aux Éditions Écosociété depuis 10 ans. Vice-présidente de l’Association nationale des éditeurs de livres (ANEL) du Québec, elle a été la porte-parole de Sauvons les livres, un mouvement qui visait à l’adoption du prix réglementé au Québec. Aujourd'hui, elle brosse un certain tableau de l'édition au Québec.
Le 11/10/2016 à 12:49 par Nicolas Gary
Publié le :
11/10/2016 à 12:49
réalisé en partenariat avec l'Alliance internationale des éditeurs indépendants
Élodie Comtois : Raconter l’histoire d’Écosociété n’est pas une mince affaire ! Après près de 25 ans d’existence, on pourrait dire qu’elle a traversé plusieurs tempêtes, mais qu’aujourd’hui, son bateau avance encore et toujours, la coque bien solide et avec beaucoup de vent dans les voiles ! Les tempêtes ? Elle a failli fermer en 2004 à la suite de gros ennuis financiers (gérer une maison d’édition militante en gestion collective, c’est tout un défi), et a été l’objet de deux poursuites en diffamation de la part de géants miniers totalisant 11 millions de $ pour le livre Noir Canada. Pillage, corruption et criminalité en Afrique d’Alain Deneault, Delphine Abadie et William Sacher en 2008.
Qualifié de livre le plus cher de l’histoire de l’édition par Alain Beuve-Méry, du journal Le Monde, cette affaire a marqué à jamais la maison d’édition tout comme l’histoire du livre. J’y reviendrai, remontons d’abord aux sources.
Écosociété a été créée en 1992 par un groupe de militant.e.s préoccupées par les graves problèmes écologiques, économiques et politiques qui caractérisaient la fin du XXe siècle et qui menacent toujours la planète d’une destruction profonde et peut-être sans retour. Devant un désert éditorial pour traiter de ces questions et la médiocrité du débat public, le groupe a décidé de mettre en place des instruments et des mécanismes qui favoriseraient l’éveil, la réflexion, la discussion et l’action par la création d’un Institut pour une Écosociété.
Leur ambition était grande, et les moyens, nombreux : mise sur pied d’une maison d’édition, les Éditions Écosociété, organisation de colloques et autres événements publics, création d’un centre de rencontres et de formation en écologie sociale, un peu à l’image de l’Institute for Social Ecology du Vermont.
Rapidement, l’activité d’édition étant en soi toute une entreprise, c’est finalement la publication d’essais qui devient la principale activité de l’Institut pour une Écosociété, organisme à but non lucratif actionnaire à 100 % de la maison d’édition. Et depuis, Écosociété publie des essais critiques pour penser la société, la critiquer et la transformer, dans un souci constant de susciter de nécessaires débats publics. Ses thèmes de prédilection sont l’écologie et le renouvellement de la pensée politique, sociale et économique, la démocratie participative, la santé, l’agriculture et la souveraineté alimentaire, les rapports nord-sud, l’économie capitaliste, la globalisation financière et la décroissance.
Ces thématiques se déploient dans plusieurs collections, des guides pratiques à la collection « Théorie », en passant par les collections « Parcours », « Polémos », « Résilience », « Retrouvailles »... s’adressant ainsi à une grande variété de publics. Nos choix éditoriaux ont toujours pour souci de dénoncer, certes, mais aussi de proposer de véritables alternatives pour éviter que les gens ferment nos livres avec un sentiment de découragement. Nous voulons inviter les gens à changer la société et devons leur donner toutes les clefs d’analyse pour le faire, mais aussi des pistes d’action.
Plusieurs ouvrages ont marqué l’histoire de la maison. Écosociété est un des premiers éditeurs à avoir publié les écrits politiques de Noam Chomsky en français, notamment L’an 501 (1995), Les dessous de la politique de l’Oncle Sam (1996) et Propagande, médias et démocratie (2000), des classiques qui ne se démentent pas. Plusieurs succès ont permis d’asseoir la pérennité de la maison : La simplicité volontaire de Serge Mongeau (1998), défendant la primauté de l’être sur l’avoir, Mondialisation de la pauvreté et nouvel ordre mondial de Michel Chossudovsky (2004) Acheter, c’est voter de Laure Waridel (2005) sur le commerce équitable, le Manuel de Transition (2010) de Rob Hobkins pour sortir de la dépendance au pétrole, et enfin Le jardinier-maraîcher (2012), un manuel d’agriculture sur petite surface de Jean-Martin Fortier.
Sans oublier les écrits d’Alain Deneault (Paradis sous terre, Paradis fiscaux : la filière canadienne, Une escroquerie légalisée), dont le premier ouvrage, Noir Canada, a entraîné Écosociété dans un combat épique pour le droit à l’information et la liberté d’expression et de publication.
Nous y voilà ! Je vais essayer de faire court. Malgré les menaces de poursuites dès l’annonce de la publication, Écosociété décide de publier l’ouvrage, défendant le travail des auteur.e.s et la nécessité du débat autour des abus de l’industrie minière canadienne en Afrique. Durant cinq années de lutte, Écosociété et les auteur.e.s ont reçu le soutien de milliers de citoyen.ne.s, de centaines de professeur.e.s d’universités, de dizaines de juristes ainsi que de nombreuses organisations et personnalités publiques.
Pour mettre fin à des procédures judiciaires coûteuses autant sur le plan financier qu’humain et pour éviter un procès de 40 jours, Écosociété parvient à une entente hors cour avec Barrick Gold à l’automne 2011, puis avec Banro en 2013. Écosociété cesse la publication de Noir Canada tout en affirmant que ce retrait ne saurait en rien constituer un désaveu du travail des auteur.e.s. La maison d’édition déclarait alors :
Par son analyse du rôle des sociétés canadiennes en Afrique, Noir Canada aura permis d’ouvrir un débat nécessaire sur ce paradis judiciaire pour les entreprises minières mondiales qu’est le Canada. Il aura en outre fait réaliser aux Canadiens que leur épargne se trouve investie dans ces activités souvent controversées. Les Éditions Écosociété restent convaincues que l’ouvrage Noir Canada méritait d’être publié. Noir Canada réclame une commission d’enquête indépendante qui ferait la lumière sur les nombreux cas d’abus qui auraient été commis en Afrique, selon une documentation internationale abondante et crédible. Écosociété et les auteurs de Noir Canada continuent de réclamer la tenue d’une telle enquête.
Les Éditions Écosociété entendent continuer leur travail d’éditeur critique, engagé et indépendant. Elles entendent continuer, malgré les menaces qui pèsent sur le livre et la pensée, à défendre la liberté d’expression nécessaire au débat public, à la pensée critique et à la vie démocratique.
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Cette dernière affirmation restera la pierre angulaire de la ligne éditoriale de la maison d’édition. En septembre 2012, la maison d’édition publie Paradis sous terre. Comment le Canada est devenu la plaque tournante de l’industrie minière mondiale d’Alain Deneault et William Sacher,reprenant les thèses de Noir Canada et explorant cette fois-ci les cas d’abus des sociétés minières canadiennes dans le monde entier. Cette bataille judiciaire a par ailleurs inspiré le documentariste Julien Fréchette, qui a réalisé Le prix des mots, un documentaire qui retrace le parcours judiciaire vécu par les auteur.e.s et Écosociété.
Voilà pour les tempêtes...
Élodie Comtois : Comme un éditeur engagé et indépendant, plus que jamais. Nous savons que c’est cette indépendance qui nous a permis de mener ce combat pour la liberté d’expression. Paradoxalement, si ces poursuites ont été extrêmement coûteuses sur le plan humain et financier, elles nous auront positionnés comme un éditeur qui n’a pas froid aux yeux et sait agir en cohérence avec ces idéaux. Plusieurs auteur.e.s sont venus publier chez nous à la suite de cette affaire, en plus des auteur.e.s fidèles qui nous ont soutenus pendant tout ce combat.
Un éditeur de fonds aussi. Nos ouvrages durent, et nous prenons toujours nos décisions éditoriales en pensant à la pérennité des idées défendues. Sans compter que nos livres sont largement distribués en Europe et connaissent un succès grandissant.
Avec les années, nous avons élargi notre lectorat, et nous pouvons aussi dire que notre position d’éditeur engagé se situe de moins en moins dans les marges. Des idées qui pouvaient être considérées comme radicales sont maintenant des incontournables, que ce soit la critique de la consommation, le commerce équitable, la transformation de notre agriculture, l’irresponsabilité de l’industrie minière canadienne, les paradis fiscaux légalisés par les États eux-mêmes... Mais même si les idées percolent, la bataille est loin d’être gagnée !
Nos livres permettent d’informer les gens sur des dossiers où beaucoup reste à faire. Sur le plan écologique, avant tout, il faut rappeler aux lecteurs francophones que le Canada est le producteur du pétrole des sables bitumineux, catastrophe écologique et climatique des temps modernes. Plusieurs de nos essais traitent de cet enjeu, que ce soit sur l’industrie elle-même ou récemment sur le projet Énergie Est (Le piège Énergie Est, d’Eric Pineault), un oléoduc de 1400 km qui traverserait tout le Canada où couleraient 2000 litres de pétrole à la seconde. Ce projet est totalement irresponsable sur le plan climatique. Notre Premier Ministre peut bien aller pavaner à la COP21, il n’a aucune crédibilité dans sa lutte contre les changements climatiques s’il laisse un tel projet voir le jour.
Dans le dossier des paradis fiscaux aussi, on est là pour rappeler que l’action du Canada contre l’évasion fiscale n’est pas crédible quand il siège aux instances de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international avec un collectif de paradis fiscaux de la Caraïbe britannique et qu’il a un accord de non double imposition avec la Barbade depuis 1980...
Bref, nos livres portent des paroles fortes, et, si notre slogan « À contre-courant » reste des plus pertinents, de plus en plus de gens rejoignent justement ce courant... et notre travail d’éditeur consiste à créer un courant de plus en plus grand pour renverser la vapeur. La planète ne peut pas supporter l’activité économique en croissance perpétuelle, les inégalités économiques se creusent de façon indécente, les peuples vivent une dépossession économique, culturelle et politique criantes... nous avons encore du pain sur la planche !
Contrairement à la France, nous n’avons pas de prix unique au Québec. Une bataille a été menée par le milieu du livre pendant plusieurs années pour obtenir un prix réglementé (pas de rabais supérieur à 10 % pendant les 9 premiers mois d’une nouveauté), la loi a été rédigée, mais le gouvernement en place, minoritaire, a été battu lors d’élections qu’il a lui-même déclenchées... Le gouvernement libéral actuel ne veut rien savoir de cette solution pourtant simple qui nous préserverait des guerres de prix comme on l’a vu en Angleterre et aux États-Unis.
Du côté de l’édition, étant donné le petit marché que le Québec représente (8 millions d’habitants), les maisons d’édition ne pourraient exister sans un fort soutien étatique. Pour préserver notre culture et notre langue, les éditeurs sont subventionnés à la fois par le palier fédéral et provincial, ce qui leur permet de maintenir des bases saines. Depuis une dizaine d’années, nous avons vu un foisonnement de nouvelles maisons d’édition, ce qui est très encourageant.
Étant impliquée au sein de l’association nationale des éditeurs de livres (ANEL), je mesure le niveau de ce dynamisme éditorial continuellement, autant à travers la solidité de maisons plus anciennes (Boréal, Hurtubise, Septentrion, Remue-Ménage, Lux, 400 coups, etc.), que parmi les plus récentes (Alto, Quartanier, La Pastèque, Héliotrope, La peuplade, Mémoire d’encrier, Ta mère, Pow Pow…). Reste que le soutien de ce dynamisme est fragile. Au niveau provincial, le budget d’austérité du gouvernement Couillard a fait mal au milieu de la culture et au milieu de l’éducation, ce qui se répercute à tous les niveaux, notamment dans les achats de livres québécois.
Par ailleurs, le lectorat, comme partout, diminue, mais au Québec nous avons la triste particularité d’une population dont 19 % sont analphabètes et 34 % analphabètes fonctionnels (difficultés de lecture)… Un immense travail en éducation reste à faire…
Bref, nous avons une richesse littéraire phénoménale, trop méconnue, et qui mérite de se déployer davantage, autant au Québec qu’à l’international…
Élodie Comtois : Le Québec a été très avant-gardiste pour mettre en place des outils numériques pour les éditeurs, notamment via une entente entre l’entreprise De Marque (mise en place d’un entrepôt numérique) et l’ANEL (Association Nationale des Éditeurs de Livres). Les éditeurs sont soutenus par le palier provincial pour la numérisation de leurs titres et désormais chacune de nos nouveautés sort en numérique, et nous avons peu à peu numérisé notre fonds. Nos livres se vendent, mais cela reste négligeable, entre 3 et 4 % de nos ventes papier.
Élodie Comtois : Nous l’abordons sur plusieurs fronts. Avec les libraires, avant tout. Il faut que les libraires lisent nos livres et jouent ce rôle de prescripteurs. Sur le web, nous avons un site continuellement mis à jour, où nous pouvons partager nos événements, des articles, les livres sont classés par thématiques, les gens peuvent trouver l’ouvrage en fonction de leurs intérêts ou pour une recherche précise. Enfin, les médias, le nerf de la guerre. Au Québec comme en France, nous passons beaucoup de temps à envoyer de l’information aux journalistes, à faire des liens avec l’actualité pour montrer comment nos auteur.e.s peuvent éclairer les débats, apporter de nouveaux éléments, ou encore créer la nouvelle.
Les gens peuvent feuilleter nos livres par le biais de notre site et je pense que le numérique demeure un format pour atteindre les lecteurs sur le web et faire de la promotion de nos ouvrages... papier. Nous prenons le temps d’informer nos lecteurs-trices sur toutes nos activités, parution, par le biais d’infolettres, mais aussi à travers les médias sociaux, qui sont constamment nourris d’articles d’actualités, d’entrevues avec nos auteure.e.s, de critiques de nos ouvrages. Les salons du livre et les lancements sont aussi des espaces privilégiés pour rencontrer notre lectorat, débattre des sujets qui animent nos ouvrages, permettre la rencontre entre les auteur.e.s et le public.
Il y a souvent beaucoup de discussions politiques animées sur notre stand dans les salons du livre ! Et de ces discussions naissent parfois de nouveaux livres d’ailleurs !
Élodie Comtois : Difficile à dire... Nous n’avons pas les moyens de mesurer cela.
À l’international, nous participons aux salons du livre de Paris, de Bruxelles et de Genève. Nos livres étaient aussi présents dernièrement au Salon du livre de Beyrouth et de Tunis. Du côté de la vente de droits, nous participons depuis 2 ans à la foire du livre de Francfort et avons une longue tradition de traductions d’ouvrages.
Élodie Comtois : Nous travaillons parfois avec des éditeurs francophones pour des achats de droits ou des coéditions (en plus de la France, nous avons fait quelques ventes de droits en direction du Maroc et de l’Algérie). Du côté du marché français, belge ou suisse, nous existons de plus en plus en notre propre nom et nos auteurs font parfois des tournées à l’occasion des salons du livre. Ce n’est pas toujours à notre avantage de partager les territoires, car beaucoup de nos ouvrages ont une portée universelle et nous préférons que les lecteurs francophones découvrent notre travail éditorial dans son ensemble, notre catalogue.
Lorsque l’on vend les droits d’un de nos titres à un éditeur français, les lecteurs.trices ne savent pas que l’écrit vient d’Écosociété, et c’est problématique. La production française est très très présente sur le territoire québécois, mais les choses changent petit à petit et c’est maintenant la production québécoise qui est également présente sur le territoire français. Par l’intermédiaire de l’ANEL, Québec Édition travaille d’ailleurs dans le sens de l’exportation de la production québécoise pour faire connaître notre littérature à l’étranger, et c’est tant mieux.
Mais les partages de territoires peuvent être pertinents quand il s’agit de scinder les coûts d’une traduction par exemple. Nous avons dernièrement fait paraître un livre en coédition avec Le passager clandestin, nous travaillons aussi avec Rue de l’échiquier sur certains titres.
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
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