Anne Hidalgo invitée à s'exprimer
Le 13/10/2016 à 14:23 par Nicolas Gary
Publié le :
13/10/2016 à 14:23
Quand les Affaires sociales de Paris décident de refuser deux livres des éditions Thierry Magnier, on grince des dents chez l’éditeur. « Ça s’appelle de la censure », clame la maison, qui en appelle à la solidarité de chacun.
Thierry Magnier
La DASCO, Direction des Affaires scolaires de la Ville de Paris, a pour mission d’offrir les meilleures conditions d’accueil aux élèves. Cet établissement reçoit 136.000 élèves, et travaille avec les mairies d’arrondissement pour mieux encadrer les élèves. Dans ce contexte, l’établissement achète des ouvrages, ou en demande le retrait.
Ainsi, une demande en date du 7 octobre, adressée à différents services de la DASCO et de la CASPE (Circonscription des Affaires scolaires et Petite Enfance), souligne la nécessité de rappeler « deux ouvrages destinés aux espaces lecture ».
« Dans le cadre de la livraison de tous les espaces lecture d’ouvrages supplémentaires en cette rentrée, deux ouvrages comportant des vignettes qui peuvent choquer de jeunes enfants ou leurs parents nous amènent à vous demander de rappeler en CASPE », et s’ensuit le nom des deux titres en question.
Il s’agit de Beta... civilisations T1 de Jens Harder éditions ACTES SUD et de L’an 2 — Dictionnaire fou du corps de Katy Couprie aux éditions Thierry Magnier.
« Sorti en 2012 le Dictionnaire fou du corps a été largement salué par la presse, récompensé par la pépite du livre OVNI du Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil, et par le prix international Bologna Ragazzi Awards à la foire de Bologne. Katy Couprie a également reçu une bourse du CNL pour la création de ce livre. Dans ce dictionnaire Katy Couprie explore le lexique consacré au corps avec un esprit de sérieux qui n’exclut jamais la fantaisie », souligne la maison, scandalisée.
Thierry Magnier, contacté par ActuaLitté avoue ne pas avoir obtenu plus de détails. « J’ai tenté de prévenir la sous-directrice, mais n’ai eu que son adjoint, qui a seulement pu me confirmer que le mail était authentique. Les livres, selon eux, comportent bien des vignettes susceptibles de choquer parents et enfants. »
Trois années de travail, passées avec Katy Couprie, pour en arriver là ? « En tant que président du groupe jeunesse au Syndicat national de l’édition, je me suis entretenu avec mes confrères. Nous allons demander à ce que la mairie de Paris prenne une position claire sur le sujet, avant d’entamer une communication au niveau national. »
Il ne s’agit toutefois pas de dire que la mairie cautionne la censure. « Clairement, Anne Hidalgo n’est pas au courant de ce qui se passe, mais elle est responsable, aussi faut-elle qu’elle s’exprime publiquement sur ce rappel », poursuit l’éditeur.
Il déplore surtout cette pensée d’adultes, « qui ont oublié leur enfance. Le caractère malsain des vignettes dans le Dictionnaire, ce sont les censeurs qui le voient. Et dans leur comportement, il y a une accusation, portée contre les professionnels. Cet ouvrage, c’est un des fleurons de mon catalogue : il exprime tout ce que je veux réaliser en littérature jeunesse ». Et de poursuivre : « Les images dans lesquelles l’adulte projette ses fantasmes, l’enfant ne leur attribue pas la même dimension : devant une paire de seins, un gamin et son copain vont rigoler, mais seul, il lira avec attention, en cherchant des informations. »
Or, en se projetant, c’est la force silencieuse de l’autocensure que redoute Thierry Magnier. « Les auteurs finiront par ne pas aller au bout de leurs projets. Et je refuse que l’on en arrive là : en France, il ne peut pas être question d’accepter la moindre censure. Ou alors, on ferme le Louvre, on refuse aux enfants la lecture du Larousse médical, on leur interdit l’accès aux librairies. »
Un livre réalisé par des professionnels, salué pour sa dimension scientifique, reconnu par les libraires autant que les bibliothécaires, tout cela devient absurde. « Avec Katy, nous avons pesé chaque terme – que l’on retrouve dans les dictionnaires traditionnels au demeurant. » Des messages de soutien d’éditeurs allemands et italiens sont d’ailleurs parvenus à la maison assure-t-il. « Mais voilà... les fonctionnaires... »
Ce rappel intervient alors que le Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil a tenu sa conférence de presse. Et justement, Thierry Magnier évoque, dans le dossier de presse « une régression dommageable : on publiait avant des livres qu’on n’ose plus aujourd’hui, parce que ce n’est pas politiquement correct, et c’est dû aux lecteurs et à l’environnement, pas à l’éditeur lui-même ».
Avant ? C’était mieux avant ? Pas besoin de remonter trop loin dans le temps indique l’éditeur : « C’est à partir des années 2000 que le politiquement correct a commencé à s’imposer. Quelque chose avec le changement de siècle, peut-être ? Oui, avant on parlait de sexe et de la mort aux enfants, mais progressivement les choses ont changé. Bientôt, on mettra uniquement des Disney et des Martine dans les mains des enfants ? Moi, je refuse de faire un Martine. Ou alors, ce sera Martine prépare sa ménopause... Je le ferai peut-être avant ma mort. »
En dépit de l’humour, Thierry Magnier ne cache pas une certaine déception. « J’aimerais tout de même que l’on parle de mes livres autrement que dans ces conditions. Maintenant, je vois le bon côté : cela me donne l’occasion de dire que le Dictionnaire deviendra un acte militant. Dans toutes les familles, on devrait l’avoir, parce qu’il s’agit d’un livre favorisant l’échange entre les adultes et les enfants. Il parle du corps, et de la nécessité de trouver, dans son corps, un vrai bien-être. »
Ironie du sort, un libraire avait reçu une commande de la DASCO pour 350 exemplaires, trois mois plus tôt.
Vincent Larronde, adjoint de la sous-directrice de la politique éducative, Florence Gaubout-Deschamps, auteure de ce fameux email, a tenu à reprendre la genèse de cette histoire. « Voilà quelque temps, des ouvrages ont été diffusés dans les bibliothèques scolaires de Paris, à destination des EPL. Les équipes de terrains nous ont fait remonter que deux d’entre eux pouvaient potentiellement choquer les enfants ou leurs parents. Il faut comprendre que les titres distribués dans les EPL, les bibliothèques scolaires, peuvent être utilisés indifféremment par les enseignants, les animateurs scolaires ou les enfants. »
Ce sont donc certains animateurs Lecture qui ont formulé cette appréciation, et Vincent Larronde insiste : « Les ouvrages sont d’une grande qualité, c’est d’ailleurs pour cette raison que l’on a décidé de les acheter. Et il ne s’agit pas du tout d’une censure – le terme ne correspond ni à notre philosophie ni à notre attitude. Les vignettes évoquées ne sont pas choquantes dans l’absolu, mais renvoient à des éléments qui sont potentiellement choquants. Et cette appréciation découle de ce que l’on est, soi, comme individu. » Un point pour Thierry Magnier, dans ce cas ?
À travers les dix circonscriptions de la Ville de Paris, et quelque 8000 animateurs, les retours sur les livres « ont été suffisamment significatifs pour que nous ayons à les prendre en compte ». Et de noter que les animateurs en question disposent de formations spécifiques tant sur l’accompagnement des enfants dans la lecture, que sur l’usage des livres.
Le problème vient en réalité de ce que les EPL sont sous la surveillance des animateurs, et proposent deux types de temps de lecture : celles encadrée ou en autonomie, pour les enfants. « Les animateurs sont toujours présents, mais en cas de lecture autonome, les enfants peuvent choisir par eux-mêmes les livres qu’ils souhaitent lire. » C’est cette hypothèse qui a conduit à rappeler les ouvrages de la maison Thierry Magnier : le risque qu’un enfant tombant sur les vignettes hypothétiquement choquantes… ne soit choqué. On n’aura pas de précisions en revanche sur la manière dont les adultes, eux, entreront en contact avec les livres – ni si leur lecture se fait en autonomie ou par encadrement.
« Ce que ne disait pas le mail, mais qui est primordial, c’est que les ouvrages ne sont pas retirés des EPL, mais rappelés, pour être diffusés par la suite dans un cadre plus large. Ils iront dans les bibliothèques de la Ville de Paris, les établissements de prêt municipaux, pour toucher un autre public, dans un autre contexte. » Comprendre : dans une bibliothèque, les vignettes conserveront leur potentiel choquant, mais au moins les enfants sont sous la responsabilité de leurs parents.
« Nous accuser de censure revient à nous faire un procès d’intention, alors que nous n’avons, au contraire, aucune intention de retrait ni d’empêcher l’accès à ces livres. Dans une bibliothèque de prêt – et plus une bibliothèque d’établissement scolaire –, les enfants ont des référents adultes, leurs parents, la sphère familiale, qui peut les accompagner. » Une question de responsabilité : qui les prend et qu'ils endossent, en somme.
La préface de Thierry Magnier, signée pour le Dictionnaire fou du corps, ne pourrait pas mieux conclure le sujet :
Éditer un livre, ou plutôt un dictionnaire, c’est une grande responsabilité, un défi, mais aussi un jeu! Un mélange de mots, d’images, de citations, autour du corps, de tous les corps. Un mélange savoureux, calculé, pesé et jubilatoire.
Tous, nous avons eu et avons encore cette curiosité du corps, ces questionnements... Combien sommes-nous dans notre enfance à avoir, parfois en cachette, cherché dans ces ouvrages les mots de l’interdit, les mots pour les adultes, ceux qui décrivent, ceux qui nous rassurent, nous délivrent?
Trois années de complicité avec Katy Couprie, de plaisir et de réflexion aussi pour vous livrer cette somme, de quoi nourrir la découverte de son corps, son imaginaire, se connaître et connaître les autres. Parfois drôle, parfois sérieux, on se promène dans ces quelque deux cent cinquante pages surpris par des images, par des mots, on s’enrichit, on s’amuse, on apprend.
S’adresser aux enfants avec les vrais mots en fait le pari, mais je crains que les adultes en profitent aussi et c’est tant mieux!
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
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