Professeur des universités à Michel de Montaigne Bordeaux 3, Olivier Bessard Banquy est un spécialiste de l’édition française. Son dernier ouvrage, La fabrique du livre, passe en revue l’édition littéraire au XXe siècle. Des maisons parisiennes aux grands groupes, il revient avec nous sur le plus emblématique des prix littéraires : le Goncourt.
Le 12/10/2016 à 10:37 par Nicolas Gary
Publié le :
12/10/2016 à 10:37
Olivier Bessard-Banquy : Prévu pour couronner l’ouvrage d’imagination le plus novateur, ou le plus original, sinon le plus méritant, le prix Goncourt est devenu tout à rebours une opération de couronnement du titre le plus consensuel. Victime de son succès en quelque sorte, il a dû évoluer pour s’adapter à un public de plus en plus large, du fait de sa grande médiatisation dès les années d’entre-deux-guerres, quinze ans à peine après son lancement.
Il a été conçu dans une logique purement républicaine — une assemblée d’experts recommande un titre à des lecteurs dans une bonne volonté culturelle —, il est maintenant au cœur d’une société hyperdémocratique où il n’a guère le choix que de chercher à plaire au plus grand nombre sous peine de se voir dénoncé pour élitisme déplacé et voir ses ventes chuter en flèche.
Chacun a pu le remarquer quand le Goncourt a été décerné à Houellebecq non pour Les Particules élémentaires, à sa sortie, mais pour La Carte et le Territoire, ouvrage plus terne, ou neutre, ou plat, roman contemporain de base, sans scène de sexe ni propos fort.
Olivier Bessard-Banquy : Parce qu’il a été le premier prix en quelque sorte et que tous les autres ont été créés contre lui et ce faisant l’ont renforcé. Parce qu’il est né de la volonté d’écrivains mécènes et qu’il a très tôt polarisé l’attention de la presse et que les autres prix ont semblé moins clairement conçus, avec des buts moins nettement repérables.
Aujourd’hui il n’est pas rare que le Goncourt vende moins que les autres et la course est plutôt une course au titre qui se vend déjà le plus, doté de bonnes critiques, qui fera le cadeau de Noël idéal que tous les jurés veulent couronner, le livre fédérateur, consensuel, qui fera merveille sous le sapin.
Olivier Bessard-Banquy : Il y a concours, donc suspense. La presse, alertée, chronique les livres dans la course aux prix, les libraires surveillent les cotes, les réputations, et surtout la courbe des ventes des uns et des autres, tout le système vit de cette effervescence artificielle qui fonctionne comme une gigantesque machine à faire vendre du papier et découvrir des auteurs jusqu’au finish de la période des fêtes. La masse des nouveautés est là en septembre parce que les prix classiques principaux sont décernés en automne, c’est logique.
Il n’est pas sûr que la littérature ait beaucoup à gagner à être distillée tout au long de l’année. Bien sûr, certains auteurs pourraient peut-être s’imposer davantage, être moins écrasés par les blockbusters. Mais en retour, cette gigantesque caisse de résonance disparue, je ne suis pas certain que les lecteurs seraient mobilisés, poussés, appelés en nombre en librairie, l’espace dans la presse pour parler des livres serait bien moindre et je doute in fine que les ventes puissent être plus toniques.
Bien sûr il y a un darwinisme effrayant dans cette grande danse du papier qui ne profite qu’aux quelques auteurs-stars partout chroniqués mais rien ne dit que les ventes seraient mieux réparties si les sorties des livres étaient ventilées tout au long de l’année.
Olivier Bessard-Banquy : Parce qu’il n’y a pas du tout le même battage médiatique autour des prix pour la jeunesse et que dans l’achat de livres pour les enfants assurément chacun suit davantage encore la voie de son bon plaisir, la quête de thématiques particulières, la recherche d’un livre bien précis, abécédaires ou premières comptines ou série sur les papas comme celle d’Alain Le Saux, etc. alors que dans le domaine général tout le battage journalistique nous pousse à nous faire notre opinion au sujet du dernier Virginie Desthomb ou du nouveau Katherine Pangot.
Olivier Bessard-Banquy : Je ne parlerais pas de dérive mais plutôt d’une simple évolution dictée par ce que la société est devenue. Les éditeurs peuvent difficilement faire abstraction de cette hyperpolarisation littéraire en deux temps, en janvier et en septembre et, quand bien même voudraient-ils travailler autrement, leurs auteurs leur rappelleraient qu’ils souhaitent à cor et à cri des prix.
C’est humain. La réussite des prix, dont il faut se féliciter puisqu’elle est la preuve d’une vraie bonne volonté culturelle, a mécaniquement aiguisé les appétits et placé les jurés sous pression — quelle maison ayant des moyens d’action serait assez stupide pour ne pas en user et faire récompenser ses titres et ses auteurs ? Chacun sait bien que les prix ne vont pas aux meilleurs, ou alors par accident, mais aux plus rusés qui ont su intriguer pour décrocher la queue du Mickey.
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Les éditeurs et leurs auteurs, exclus de cette loterie, ont tout intérêt à maîtriser d’autres techniques pour réussir à faire connaître et vendre leurs titres — et la réussite de Finitude avec Bojangles est la preuve qu’en France, en grande partie grâce aux libraires, c’est toujours possible. Il faut s’en féliciter.
Olivier Bessard-Banquy : Évidemment il y a quelque chose de burlesque dans cette inflation de prix qui n’est pas sans rappeler l’usage pareillement délirant des lettres capitales sur les cartes de visite ou des titres ronflants de directeur et autre président y compris pour des salariés payés au SMIC. Nous serons allés au bout de cette logique quand il y aura autant de prix que de livres publiés par an.
En même temps, il faut le rappeler, beaucoup de ces prix ont leur propre spécificité comme le prix Sade ou comme le prix Virilo sans oublier l’inénarrable prix de la page 111. Tout cela ne masque pas une tendance de fond qui est la baisse de l’intensité dans le rapport aux lettres, dans une société où désormais la sélection se fait par les mathématiques et les sciences et non plus par les humanités ; et chacun suivant la voie de son propre goût, dans un refus des hiérarchies constituées.
Il est surtout à craindre que les prix ne disparaissent sous l’effet de leur puissance prescriptrice en baisse ce qui est confirmé par les chutes tendancielles de ventes du Goncourt qui n’a presque plus jamais retrouvé les niveaux de L’Epervier de Maheux ou de L’Amant. Je ne suis pas sûr qu’il faille s’en réjouir, car encore une fois la rentrée littéraire avec cette ambiance de concours reste un grand moment de la vie française qui sert la cause de la lecture et rappelle que notre nation s’est pensée en nation littéraire.
Sa vie sociale est encore ainsi faite que la littérature y a une place qui n’est pas nulle si elle a certes bien diminué (il n’est à ce propos pas certain que l’on publie dans cinquante ans les messages d’amour de nos présidents des années 2000 dans l’une des maisons les plus prestigieuses de France...)
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