DÉCRYPTAGE – La question du prêt numérique en bibliothèque était au cœur de l’arrêt rendu par la Cour de Justice de l’Union européenne. Partant d’une demande de décisions préjudicielle posée par les Pays-Bas, la CJUE vient de frapper très fort. C’est une partie du modèle économique que l’on remet ainsi en cause.
Le 10/11/2016 à 15:47 par Nicolas Gary
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10/11/2016 à 15:47
ActuaLitté, CC BY SA 2.0
À ce jour, le fonctionnement est en effet simple : pour les ouvrages papier, la divulgation d’une œuvre littéraire – mais également scientifique ou artistique – implique le prêt, effectué par des établissements publics. Il s’agit là d’une exception au droit d’auteur, consentie en ce que l’ayant droit est rémunéré pour le prêt. En France, elle fit l’objet d’une modification du Code de la propriété intellectuelle, avec la loi du 18 juin 2003.
En échange de cette contrepartie financière, l’auteur perd le droit de s’opposer à ce que son ouvrage soit communiqué dans les bibliothèques de prêt. Or, dans le cadre du livre numérique, note la CJUE : « Actuellement, les bibliothèques publiques mettent des livres électroniques à disposition sur Internet, sur la base d’accords de licence avec les titulaires de droits.»
Le litige en question opposait l’association Vereniging Openbare Bibliotheken à la Stichting, fondation mandatée par le ministère de la Justice néerlandais et qui perçoit la rémunération au titre du prêt. Pour la première, le fait que le livre numérique ne relève pas de la même exception que le livre papier n’était pas cohérent. Et dans le même temps, le gouvernement néerlandais prévoit la mise en place d’une bibliothèque nationale, destinée à opérer le prêt d’ebook – considérant bel et bien que le format numérique ne relève pas de l’exception papier.
La directive européenne 2001/29 venait introduire une modification substantielle dans le traité OMPI adopté en décembre 96, par lequel « les auteurs [...] jouissent du droit exclusif d’autoriser la location commerciale au public de l’original ou d’exemplaires de leurs œuvres ».
Pour la VOB, l’idée de dissocier livre numérique et livre papier, quand on parle de prêt numérique, était un non-sens : la loi sur le droit d’auteur actuelle couvrait déjà le prêt d’ebook.
Si la cour admet alors que les copies numériques pourraient ne pas répondre aux notions d’original et d’exemplaires telles que définies dans le traité de l’OMPI, c’est parce qu’elle ne concernait que «les exemplaires fixés qui peuvent être mis en circulation en tant qu’objets tangibles ». Mais cela ne concerne que la location, pour le prêt stricto sensu, « les objets concernés par la location ne sont pas nécessairement identiques à ceux concernés par le prêt ».
De plus, les travaux de la directive 92/100 « ne permettent pas de conclure que le prêt effectué sous forme numérique devrait être exclu, en toute hypothèse, du champ d’application de celle-ci». En outre, si le souhait avait été exprimé auprès de la Commission que l’on exclut « la mise à disposition par voie de transmission de données électroniques» de la directive, jamais cette dernière n’a entendu que l’ebook soit inclus dans cette demande.
D’une part, les exemples mentionnés dans cet exposé des motifs étaient exclusivement relatifs à la transmission électronique de films. D’autre part, à l’époque de la rédaction dudit exposé des motifs, les copies de livres sous forme numérique ne faisaient pas l’objet d’un usage tel que l’on puisse valablement supposer qu’elles avaient été implicitement prises en considération par la Commission.
Et la CJUE de pointer : « En outre, exclure complètement du champ d’application de la directive 2006/115 le prêt effectué sous forme numérique irait à l’encontre du principe général imposant un niveau élevé de protection en faveur des auteurs. » Sauf que...
« Le litige au principal concerne le prêt d’une copie de livre sous forme numérique effectué en plaçant celle-ci sur le serveur d’une bibliothèque publique et en permettant à un utilisateur de reproduire ladite copie par téléchargement sur son propre ordinateur, étant entendu qu’une seule copie peut être téléchargée pendant la période de prêt et que, après l’expiration de cette période, la copie téléchargée par cet utilisateur n’est plus utilisable par celui-ci », note la Cour.
Et de ce fait, elle observe avec finesse que cette opération ressemble fortement au fonctionnement même du prêt d’ouvrages imprimés. Et ce, « dans la mesure où, d’une part, la limitation des possibilités simultanées de téléchargement à une seule copie implique que la capacité de prêt de la bibliothèque concernée ne dépasse pas celle qui serait la sienne en ce qui concerne un ouvrage imprimé et où, d’autre part, ce prêt n’est effectué que pour un temps limité ». En somme, la CJUE estime qu'un établissement ne doit prêter qu'un seul exemplaire numérique d'un titre à la fois, contrairement à ce que PNB avait mis en place, selon les conditions choisies par les éditeurs.
La suite n’est alors qu’un enchaînement logique : dès lors qu’une première vente, ou un autre transfert de propriété est effectué par l’ayant droit, au sein de l’Union, alors la copie numérique rentre bien dans le cadre de l’exception de prêt public. Le tout en favorisant la protection des droits des auteurs. L’idée d’une distinction entre papier et numérique, « pourrait porter atteinte aux intérêts légitimes des auteurs ».
Enfin, la CJUE souligne que, bien évidemment, la source du fichier proposé en prêt se doit impérativement d’être légale. En effet, « admettre qu’une copie prêtée par une bibliothèque publique puisse être obtenue à partir d’une source illicite reviendrait à tolérer, voire à encourager, la circulation d’œuvres contrefaites ou piratées et irait donc manifestement à l’encontre de cet objectif ».
C’est ainsi qu’elle peut conclure que le prêt de livre, attaché à la directive 2006/115 « couvre le prêt d’une copie de livre sous forme numérique ». Et la chose va méchamment déplaire. Cependant, s’il est admis que le prêt s’effectue depuis les serveurs d’un établissement, avec une période de prêt limitée, et qu’une seule copie peut être téléchargée, alors on est bien dans le prêt tel qu’on le connaît pour le papier.
De plus, si l’ebook a été préalablement mis « en circulation par une première vente », alors il est tout à fait possible d’inclure ledit ebook dans un modèle de prêt numérique.
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Mais dans les faits, qu’en est-il ? La loi de juin 2003 découle d’une transposition de la directive européenne de novembre 1992. Celle-là même que la directive 2006/115 interrogée dans le cadre de cet arrêt a codifiée et abrogée. Défendant sa législation, le ministère de la Culture, à l’époque, soulignait :
Elle vise également à consolider l’action des bibliothèques en écartant le paiement du droit de prêt par l’usager et en supprimant le risque de voir le prêt des livres, en l’absence de rémunération, être interdits par certains auteurs. Enfin, elle s’inscrit dans le souci de maintenir les équilibres de la chaîne économique du livre, en améliorant, d’une part, la situation financière des auteurs et, d’autre part, l’économie des librairies.
Pourquoi en irait-il donc différemment avec le livre numérique ? Alors que la solution contractuelle a été massivement poussée – au travers notamment de Prêt Numérique en Bibliothèque, ou de modèles antérieurs dont PNB s’est inspiré – il se pourrait bel et bien que la loi de 2003 couvre donc le prêt de livres numériques en France.
Le refus obstiné du Syndicat national de l’édition, et de ses éditeurs membres, de légiférer sur ce point était problématique – et le silence entourant cette question, particulièrement préoccupant. Il faut croire, donc, et déduire que la loi de juin 2003 s’applique dorénavant aux ebooks. Et qu’il n’est plus nécessaire de passer par l’usine à gaz PNB pour gérer le prêt numérique – du moins pourra-t-on largement alléger son fonctionnement et se passer de son système complexe de licence, copieusement critiqué par les bibliothécaires. « PNB peut continuer à exister comme plate-forme technique. Mais le modèle des licences va nécessairement être impacté », analyse un spécialiste.
Selon les organisations SNE et FEE, sollicitées au moment des conclusions de l'avocat général, «le verdict de l’avocat général n’est pas une bonne nouvelle : considérer que le prêt numérique est la même chose qu’un prêt physique est quelque chose qui ne tient pas compte des réalités et des conséquences que cela peut avoir ».
Sauf qu’à un moment, il faut se positionner clairement : difficile de clamer qu’un livre est un livre, quel que soit son format, pour réclamer une TVA harmonisée sur les deux... Et dans le même temps, de revendiquer que l’ebook ne soit pas couvert par le principe de prêt tel qu’appliqué pour le papier. Seule une logique économique qui n’ose pas s’avouer serait alors à l’œuvre pour expliquer pareille dichotomie. La crainte des éditeurs porte ainsi sur le marché du livre numérique, qui avait été sévèrement touché au Danemark avec la mise en place d'un service de prêt numérique.
Lors de la communication des conclusions de l’avocat général dans cette affaire, le directeur général du SNE, Pierre Dutilleul, affirmait : « La perspective d’un droit de prêt numérique nécessiterait d’entrer dans un système de gestion collective, et cela posera problème à un certain nombre de pays qui ne sont pas organisés comme cela. En France, il faudrait s’organiser en conséquence et la Sofia devrait s’adapter. Nous allons devoir en parler. »
Dans l'idéal, l’adaptation devrait se faire, puisque le corollaire de l’arrêt de la Cour est bel et bien que la législation nationale couvre le prêt d’ebook. Dans les faits, l'arrêt n'est pas contraignant et il appartient aux organisations professionnelles — ou à la justice nationale dans le cas d'un litige — de rectifier le tir pour être en conformité avec le jugement de la CJUE.
A lire : la réaction de la FEE et de l'IPA
Prêt numérique : l'arrêt de la CJUE est “un faux pas pour le marché de l'ebook”
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