Connu pour son travail de chercheur en sciences de l’information et de la communication, Olivier Ertzscheid joue également avec les lignes. Les classiques connectés, ouvrage puisé dans le cyberespace, a débuté sur son blog, Affordance, avant de muter. Un exercice de mash-up où Baudelaire croise Netscape, où La Fontaine bascule dans le HTML. Sidérant.
Le 03/01/2017 à 09:48 par Nicolas Gary
Publié le :
03/01/2017 à 09:48
thierry ehrmann, cc by 2.0
Personne ne se le cachera, Les classiques connectés est un ouvrage geek. Pas pour les geeks, mais il nécessitera d’avoir quelques affinités avec le monde numérique, son titre ne le dissimule pas. Au cœur, ce sont des réécritures de textes classiques, des poèmes, des chansons, des fables, où l’on a inséré des idiomes du net :
Homme libre, toujours tu chériras le web !
Le web est ton miroir ; tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de ses pages,
Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer.
On croirait lire Charles Baudelaire, ou le deviner au détour d’un vers. En réalité, il s’agit de Lairless Charbode. Il découle d’un programme d’intelligence artificielle « mis au point conjointement par Google et Amazon » et destiné à gérer l’ensemble des livres jusqu’à lors écrits. Nous sommes en 4097, bienvenue dans le futur, dans la plus grande banque de données au monde, Textotal IV, sur le site de Mundaneum 2, qui stocke l’immensité du patrimoine écrit.
Et soudainement, on bascule. En fait, on a déjà basculé. Le narrateur travaille au sein du Mundaneum 2, sa mission est simple : sélectionner des textes pour leur donner vie – une histoire, un corps, un passé, un auteur... en somme « une existence ». Avec 700.000 autres ingénieurs littéraires (improbable oxymore, non ?), 17 trillions d’ouvrages sont explorés. « [L]orsque nous repérons un texte qui nous semble intéressant, à en écrire la genèse éditoriale, à lui inventer un auteur, à fabriquer la biographie de cet auteur, et à remettre le tout aux créditeurs, des ingénieurs littéraires de rang 2 qui se chargeront de la commercialisation et de la diffusion du livre. »
C’est ainsi que Ry Epuxé peut écrire :
C’est alors qu’apparut le moteur.
— Bonjour, dit le moteur.
— Bonjour, répondit poliment l’internaute, qui se retourna mais ne vit rien.
— Je suis là, dit la voix, sous le pommier.
— Qui es-tu ? dit l’internaute. Tu es bien joli…
— Je suis un moteur, dit le moteur.
— Viens naviguer avec moi, lui proposa l’internaute. Je suis tellement perdu…
— Je ne puis pas naviguer avec toi, dit le moteur. Je ne suis pas apprivoisé.
— Ah ! pardon, fit l’internaute. Mais, après réflexion, il ajouta : qu’est-ce que signifie « apprivoiser » ?
— Tu n’es pas d’ici, dit le moteur, que cherches-tu ?
— Je cherche les hommes, dit l’internaute. Qu’est ce que signifie « apprivoiser » ?
On reconnaîtra ce que l’on veut reconnaître...
« Ces réécritures ont débuté avec un premier remix du Corbeau et du Renard où j’ai introduit des notions autour des données personnelles », nous explique Olivier Ertzscheid. « J’ai trouvé la formule amusante, très stimulante, et d’autres sont venues par la suite. » Une forme littéraire qu’est le texte à contrainte, « dans un vague héritage de l’Oulipo », et voici comment des thématiques liées à ses propres recherches autour du numérique sont injectées dans des textes du domaine public. Mais pas que.
Quand Piaf, Ferrat, Brassens ou Saint-Exupéry se retrouvent, c’est plus délicat. « La question ne s’est posée qu’au moment de la publication d’un livre : quand ces textes, écrits au fil de l’eau, n’existaient que sur mon blog, elle était accessoire. Mais pour le livre, Guillaume Vissac, l’éditeur, a soulevé immédiatement le problème. Nous avons sollicité des spécialistes de la propriété intellectuelle, qui nous ont confirmé que cette réécriture s’inscrivait dans l’exception parodie du droit d’auteur. »
Car au commencement, s’il y eut le verbe, ces réécritures étaient des archipels isolés les uns des autres. L’histoire de science-fiction qui a permis d’agréger l’ensemble, et de lui donner une cohérence, s’est imposé par la suite. « C’était compliqué de trouver un fil narratif susceptible de faire tenir l’ensemble. Des textes littéraires, des chansons populaires de tous les siècles, comment les regrouper ? J’avais fait sur Affordance un texte sur une immense base de données, et tout est finalement parti de là. »
Puis, il y a les anagrammes de noms d’auteurs, des biographies fictives qui ont apporté de nouveaux éléments. Le texte était là, partant d’un projet futuriste – ou utopique ? – que Google et Amazon auraient monté. « En tant que chercheur, je sais que ces acteurs ont déjà gagné, pour le meilleur. Cela ne m’empêche pas d’être critique à l’égard de ces plateformes. Google Books, c’est le nez de Cléopâtre : sans lui, la face du monde eût été changée. Pourtant, tous deux ont des côtés obscurs, des faces sombres. »
Partir de ces deux opérateurs n’implique en rien de cautionner leur existence : « Simplement, on ne pourra pas faire de meilleur Google ou Amazon aujourd’hui. La seule alternative, c’est de découvrir un nouveau moteur, un nouveau marchand, qu’on ne soupçonnait pas et qui révolutionneront tout. »
Des fables, des chansons et des auteurs, réunis dans une alchimie expérimentale, qui opère avec le numérique. Et voici qu’Olivier Ertzscheid jongle avec des notions contemporaines, éclairées à la lumière de textes puissants. Ainsi, L’algorithme :
Je suis fiable, ô mortels ! comme un rêve de pierre,
Mes données, où chacun se confie tour à tour,
Sont là pour inspirer à ceux qui les produisent
Confiance aveugle et muette ainsi que la matière.
« C’est un texte qui est venu avant l’emballement médiatique sur les algorithmes biaisés de Facebook ou Google, par exemple. On parle d’une croyance au sens premier du terme, d’une idée selon laquelle existerait une relative neutralité de ces formules de calcul », analyse Olivier Ertzscheid. « La croyance est d’ailleurs débattue et discutée : si ces écosystèmes fonctionnent, c’est avant tout parce qu’ils s’appuient sur le crédit qu’on peut supposément leur accorder. Et dans le même temps, ils ont cette facette insondable, comme la Beauté que Baudelaire tente de saisir dans son poème. »
Les classiques connectés sont une jonglerie 3.0, intelligente et vive, qui surprend à chaque page. L’auteur, à la fois réceptacle, scribe et catalyseur, y puise « pour donner de la force à des idées qui n’ont rien à voir avec les textes originaux ». Une sorte de Paul Atréide, le personnage de Frank Herbert dans Dune, qui accède à une mémoire seconde, celle de ses ancêtres, qui interagissent avec sa propre personnalité.
« Avant tout, je garde le plaisir de l’ouvrage de fiction : pour un chercheur, ce n’est pas un style habituel. Ensuite, il y eut le plaisir du texte, comme dirait Barthes, à travers les jeux d’écriture. Tous ces auteurs m’ont accompagné à différentes étapes de ma vie. Alors, oui, c’est une grande modestie qui s’impose, face à eux, avant de sentir que, finalement, la musique du texte est une force qui peut servir ce propos, comme le principe du pastiche d’ailleurs. »
Le texte est préfacé par Lionel Maurel, paru chez Publie.net.
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
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