Elle ne s’est certainement pas érigée en un jour, et il fallut non seulement la folie d’un homme, mais surtout le travail de milliers d’autres. La Tour Eiffel est au cœur du livre de Fabien Sabatès, J’ai construit la tour de fer, aux éditions Douin. On pourra découvrir le livre sur le stand de l’île de France à l’occasion du salon du livre de Paris. Et ActuaLitté vous propose d’en découvrir le journal de bord...
Le 16/03/2017 à 15:10 par La rédaction
Publié le :
16/03/2017 à 15:10
Le câble de l’ascenseur de la tour Eiffel est arrivé aujourd’hui à Paris, en gare de l’Est. Ce câble, fabriqué à la corderie Stein, à Danjoutin, près de Belfort, a 4 centimètres d’épaisseur sur 20 centimètres de largeur. Il est d’une longueur d’environ 700 mètres et pèse 8 000 kilos.
En parlant pour le moment de l’Exposition, on risque de se faire conspuer. Quelques semaines seulement nous séparent de l’inauguration et on feint encore de n’y pas croire dans quelques milieux. Les passions politiques sont parvenues à un tel degré d’intensité que l’avortement de l’Exposition réjouirait quelques-uns comme une bonne farce à faire au gouvernement. Au-delà de la frontière surtout, on commence à se méfier. De loin, les événements parisiens prennent des proportions considérables. Je ne suis pas ici pour rechercher les motifs de cette hésitation très prononcée de l’Europe. Boulangistes et opportunistes s’en accusent mutuellement et il se peut que les deux aient raison.
Il est certain que la République traverse la noire déveine. Le Destin semble s’acharner sur elle ; aux déchirements politiques qui ont fait de la Chambre des députés un milieu d’où la vieille courtoisie française est bannie, sont venus se greffer les désastres financiers, l’écroulement du Panama qui a été une ruine pour les petites gens, le krach des Métaux qui a couché quelques millionnaires sur le flanc. Partout ailleurs cela su rait pour tuer l’Exposition, mais Paris sent si bien que ce serait là une effroyable catastrophe qu’il se rebiffe de toute son énergie ; il a traversé de tels événements que rien ne peut l’abattre. Malgré tout il est plein de vie, alors qu’au-delà de la frontière, on se figure qu’un drap mortuaire est étendu sur la ville comme sur un cadavre sous une porte-cochère.
J’ai, pour cette Exposition de 1889, une tendresse particulière, parce qu’elle s’est élevée, pour ainsi dire, au milieu des calamités. À la voir se développer et secouer tous les malaises qui l’étreignent, on éprouve la même joie que lorsqu’on voit un ami, condamné par tous les princes de la science, se promener avec une santé maintenant florissante. L’Exposition de 1867, préparée dans un moment de prospérité, sous un régime qui se trouvait à l’apothéose de sa puissance ; celle de 1878, préparée à une époque où l’argent n’avait plus de valeur et où la République bénéficiait du contentement général, ne peuvent pas être comparées à celle du Centenaire.
Depuis qu’on a posé la première pierre au Champ-de-Mars jusqu’à ce jour, nous n’avons pour ainsi dire pas eu un jour de repos et de satisfaction ; pas une semaine sans que l’on craignît que tout s’écroulât avant la semaine prochaine. Crises ministérielles, commencements d’émeutes, mauvais état des a aires, complications internationales, tout semblait conspirer contre cette malheureuse Exposition de 1889. On peut dire maintenant que personne ne croyait à son succès, et le moindre malheur dont on la disait menacée était l’écroulement de la tour Eiffel sur les autres bâtiments et ensevelissant tout sous ses ruines.
Au milieu de toutes ces calamités, le labeur n’a pas chômé un jour. Tandis qu’ailleurs on se querellait et que l’avenir paraissait constamment menacé, on continuait de travailler ; on peut dire que pas un seul morceau de fer n’a été ajusté au Champ-de-Mars sans que les rumeurs du dehors vinssent dire aux ouvriers qu’il était inutile de se donner tant de peine pour une entreprise qui ne pourrait pas aboutir. Les ministres parlaient, mais les travailleurs demeuraient à leur poste ; aucun découragement, de quelque nature qu’il fût, ne leur a manqué.
On peut vraiment dire que l’Exposition de 1889 a été enfantée dans la douleur, et c’est pour cela qu’elle est plus intéressante que ses aînées et qu’on est tout près de s’attendrir quand on la voit marcher vers son achèvement, malgré tout et envers tous, comme une preuve de la volonté humaine à surmonter toutes les difficultés et à vaincre toutes les résistances ; elle est donc, jusqu’à un certain point, l’image même de la France qui, au milieu des obstacles qu’on lui crée ou qu’elle se crée elle-même, marche d’un pas léger vers l’avenir, réparant par le travail obstiné tous les maux dont la politique peut la frapper et les catastrophes industrielles et financières qui peuvent fondre sur elle.
C’est ainsi qu’on a vu Paris au lendemain de deux guerres et de deux sièges secouer le sanglant cauchemar et se remettre à la besogne ; c’est ainsi qu’il a survécu à tous les krachs qui devaient le ruiner, qu’il a oublié le désastre de l’Union générale qui semblait l’avoir frappé à mort ; c’est ainsi qu’il a répondu à l’effondrement du Panama. Et c’est pour cela que l’écroulement des Métaux ne l’atteint pas dans sa vitalité, et qu’il survivra à tous les événements, de quelque nature qu’ils soient. Paris a pour le soutenir, aux heures de crise, l’âme forte des hommes qui, au lieu de perdre leur temps à regretter ce qui fut, envisagent avec calme ce qui sera.
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La lutte est donc engagée ici entre le travail et les aventures, et on n’a pas d’exemple que le labeur patient ait été vaincu dans de telles rencontres. Le commerce parisien, si cruellement éprouvé qu’il soit, n’a pas un instant désespéré de l’Exposition ; l’industrie, malgré les sombres déclamations des pessimistes, s’est imposé les plus durs sacrifices, et les artistes n’ont pas brisé leurs outils dans le désespoir que l’écroulement de l’Exposition pourrait anéantir leur rêve d’ambition ou de fortune. Alors que personne ne croyait plus au succès de l’Exposition, ceux qui préparaient son éclat ne perdaient pas la foi. Chacun dans sa sphère a travaillé et travaille encore au succès qui sera, croyez-le bien, colossal. On le sait si bien, on est à ce point convaincu qu’on aura raison de tous les obstacles, que rien ne peut plus enlever cette croyance.
On fait donc bien de préparer les fêtes, car il y a vraiment de quoi se réjouir de ce résultat si vaillamment obtenu à travers tous les empêchements qui auraient pu le paralyser. Laissez venir le printemps. Quand la Ville sera débarrassée du ciel pluvieux qui plane sur nous et nous attriste, quand les arbres du boulevard se couvriront de feuilles, lorsque dans ce paysage printanier, sous le soleil éclatant, notre merveilleuse Exposition ouvrira ses portes, Paris, d’un bout à l’autre, le Paris d’en haut et celui d’en bas, satisfait et orgueilleux, saura bien imposer silence à ceux qui voudraient troubler ce moment de joie, si durement acheté par de nombreuses privations.
Et ici je m’adresse de préférence aux étrangers, peu en situation pour juger de loin la véritable physionomie de Paris. Si on vous dit, mes amis, que nous sommes abattus par les derniers événements, n’en croyez pas un mot. Vous connaissez bien ce mot du grand Frédéric qui, à la vue d’un champ de bataille couvert de cadavres, s’écria : « Une nuit réparera tout cela. » Il faut un peu plus de temps pour réparer les récents désastres, mais le travail de chaque jour, de toute heure, est déjà en train de combler la brèche, et dans un mois tout sera oublié.
La vie parisienne n’a pas désarmé ; elle est toujours debout, non seulement avec ses plaisirs et son esprit, ce qui est déjà quelque chose, mais aussi avec ses enseignements et le respect que son labeur impose au monde. Vous verrez ce que cette ville maudite, vouée aux enfers dans ses malheurs, a encore fait cette fois. C’est à peine si on s’apercevra de l’absence de quelques boudeurs, tant cette Exposition sera magnifique, la plus belle à coup sûr qu’on ait faite jusqu’à présent et avec un rayonnement d’art qu’aucun peuple ne peut répandre dans de telles proportions.
On n’a jamais vu tant de bonnes volontés s’empresser autour d’une œuvre commune, et alors qu’on vous enseigne à désespérer de notre Exposition, les commissions artistiques qui ont fonctionné sous la présidence de M. Antonin Proust célèbrent ce soir même, dans un banquet à l’hôtel Continental, leur satisfaction de la besogne accomplie et leur certitude du succès à venir. Continuez donc, mes amis de l’étranger, à piocher Noël et Chapsal, vous ne regretterez pas votre peine. Nous vous attendons au rendez-vous et vous verrez quelle mince place tiennent dans la vie de Paris les krachs sur les cuivres et les querelles des partis.
Et de cette visite, chers messieurs et chères dames, vous emporterez une impression pleine de grandeur. Vous aurez vu la moderne Babylone assister avec une entière indifférence à l’écroulement des aventuriers pour se réjouir de l’œuvre de ses laborieux. Tâchez de nous arriver par une belle journée de mai.
Suivez les boulevards, toujours présentables, passez sur la place de la Concorde, la plus belle du monde, et quand vous aboutirez au Champ-de-Mars, quand vous vous rendrez compte de l’effort surhumain, du résultat obtenu, demandez-vous ensuite si Paris fait toujours grand et beau, et s’il est une seconde ville au monde qui ait assez d’énergie, d’intelligence et d’art pour résister victorieusement aux calamités politiques qui troublent sa vie sans la détourner de sa destinée.
Retrouver toute l'histoire de l'inauguration de la Tour Eiffel.
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