L’histoire éditoriale reconnaîtra volontiers à Jacques Prévert une place de choix dans la poésie française. Mais au sein des éditions Gallimard, qui aujourd’hui publient ses œuvres, l’auteur occupe une place spécifique – presque unique. « C’est un cas particulier, fascinant », reconnaît Alban Cerisier, secrétaire général de Madrigall (éditions Gallimard). C’est l’histoire de l’homme qui ne voulait pas entendre parler de ses livres...
L'appartement de la cité Véron de Jacques Prévert - ActuaLitté, CC BY SA 2.0
L’œuvre littéraire de Prévert forme « un ensemble cohérent et puissant, de par la relation qu’il entretenait avec les autres arts. À l’intérieur, l’œuvre poétique est une structure globale, pleinement intégrée à ses différentes créations », explique Alban Cerisier.
Prévert ne voulait pas qu'on le désigne comme un strict poète. Pourtant, dans un collage inédit, que l’on retrouve dans le livre Éditer Prévert, il se présente comme tel : « Je t’offre l’image de moi en poète », écrit Prévert. Mais qu’est-ce à dire ? « Se pensait-il plus poète ou moins qu’un autre ? Impossible à définir. » Si la commémoration de l’anniversaire permet de rendre compte de toute la démarche artistique – cinéma, chanson, littérature, théâtre et collage –, elle illustre avant tout le besoin de « mettre en perspective sa diversité, et d’ainsi prendre la pleine mesure de sa créativité ».
Et l’on ajouterait : du soin pris à être, volontairement ou non, un artiste total. Ou peu s’en faut.
Bien évidemment, Prévert c’est immédiatement Paroles. L’anniversaire, c’est l’occasion de sortir du cadre de la prescription traditionnelle, et de la popularité de ce recueil, plus que tout autre. Mais pour l’historien de la littérature, Paroles occupe une place particulière, autant qu’il éclaire tout le processus de création et de constitution de ses futurs recueils.
« Dans le travail de réunions de textes, parfois extrêmement dispersés, on trouve une grande similarité : quelle que soit l’époque, il partait d’une matière éparpillée, avec une intention qui sera appliquée systématiquement. Sa démarche ne varie pas : chaque recueil condense une partie de l’œuvre, qui appartient à un tout minutieusement composé. » Prévert ne donne aucune emprise au temps.
Un Jean Giono n’est plus le même entreLe Chant du monde ou Le Hussard sur le toit. De même, les textes d’Aragon sont ancrés dans une histoire spécifique. « Prévert, c’est un bloc réparti en recueil, avec l’intention poétique qui s’installe dans chaque livre. D’ailleurs, elle n’est pas immense – on la retrouve dans deux tomes de la Pléiade. Mais ce sont tous les éléments d’un même tableau qu’il revient au lecteur de reconstruire. »
En réalité, Prévert échappe à toute chronologie : le temps dans son œuvre n’est pas net. Chaque recueil marque un surgissement, mais régulier. Les textes s’articulent sur ce souffle poétique bref, mais droit dans son expression – et parfois violent. Une structure globale, en somme.
ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Reconstruire, c’est le fin mot. Incontestablement, Prévert est le poète le plus populaire du fonds Gallimard. « Hugo est un écrivain total, on ne les compare pas : Prévert, lui, se décline en plusieurs champs artistiques, avec une œuvre qui est Une. » Il existe même un projet de roman biographique, dont quelques traces paraissent dans ses recueils. « Le livre a été évoqué, un contrat a été signé avec la maison, mais n’a jamais vu le jour. »
Mais pour populaire qu’il soit, Prévert fut avant tout un casse-tête pour la maison : « Il est comme Michaux : l’idée même du recueil l’inquiète. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si tous deux choisirent le même éditeur, René Bertelé », note Alban Cerisier. La première publication – Paroles, toujours lui – intervient tardivement dans la vie de l’auteur : au fil des années 30, des textes sont parus dans des revues, comme Michaux. Il est alors scénariste, parolier ; en poésie, rien de construit. « Et surtout, il ne voulait pas être publié chez Gallimard. »
En 41, toujours rien. Paroles ne sortira qu’en 1946. « Comme Saint-John Perse, alors Alexis Leger, il y a une forme de refus de la publication. Les lettres de Perse et Jacques Rivière montrent les multiples réticences – jusqu’à celles, intervenant après la parution du premier recueil de Perse... Il évoque une catastrophe, à raison, et accuse presque André Gide d’être un assassin. »
Pour invraisemblable que cela puisse paraître, Prévert a fini par élire son éditeur – et de son propre aveu, il n’a jamais su pourquoi. René Bertelé a un passé d’homme de revue, certes, et il est loin d’être une star dans l’édition. « Cela tombe bien : Prévert a une sainte horreur de tout ce qui ressemble à une organisation, a fortiori quand c’est une institution – ce que la NRF devient à l’époque. » Refusant cette NRF, qui cristallise ce qu’il rejette, Prévert optera donc pour une petite structure, mais, là encore, rien ne serait simple.
René Bertelé est en train de monter une structure éditoriale, Le Point du jour. Mais au moment de la rencontre avec Prévert, rien n’existe juridiquement. « On en est au projet de création, et Prévert se lance alors même que la maison d’édition pourrait ne pas voir le jour, avec un éditeur qui n’existe pas encore. Comme si cela faisait partie du jeu. »
Signer avec une maison en devenir, voilà encore Prévert, dans toute sa splendeur. « L’explication de ses premières réticences n’est pas celle d’un refus de la publication, mais celle de la constitution d’un rassemblement de textes. La création, chez Prévert, c’est l’acte libre, le désordre, la fulgurance, les bricolages – les collages ! La liberté fondamentale s’accommode mal de l’œuvre fixée. » Bertelé n’est d’ailleurs pas au bout de ses peines...
« Le recueil est signé, d’accord, mais Prévert est un homme débordé, ultra sollicité par ses activités artistiques et ses amis. Le poser devant une table plus d’une heure est un tour de force. Éditer le recueil, lui conférer une structure implique de lui courir littéralement après – ce que Bertelé fera. » On interpréterait à tort ce comportement comme celui d’une star : si l’attention de Prévert se mérite, c’est avant tout parce que l’idée du recueil le rebute. « Il l’envisage comme une menace, et c’est ici que le rôle de l’éditeur devient crucial. »
Bertelé va ruser, faire preuve d’une infinie patience – mais surtout devra trouver de l’argent, lui qui est en train de monter sa structure. « L’auteur demande à l’éditeur de lui assurer sa trésorerie : Prévert a besoin d’argent, toujours, et obtient des à-valoirs réguliers. Tout cela avec l’angoisse pour Bertelé que le recueil pourrait même ne jamais voir le jour. »
Si tous les éléments qui composeront Paroles préexistent, cela ne fait pas le livre. « Prévert est sans équivalent dans l’histoire de l’édition : on connaît des auteurs difficiles, lents, désordonnés, mais nul n’a quoi que ce soit de commun avec Jacques Prévert. Le livre ne vient pas tout seul, car il ne s’arrête jamais. »
Il multiplie les projets en même temps que Paroles commence à s’incarner. « Il compose avec son ami Bertelé, comme il l’appelle, mais ce dernier doit le harceler. Pourtant, Prévert est fondamentalement impliqué, jusqu’à la couverture qu’il dessinera – comme il le fera pour d’autres éditions. » La relation est difficile, la rugosité de l’auteur, sa belle intransigeance, et pourtant, extrêmement familière. « Prévert et Bertelé sont très proches : on n’imagine mal comment le livre aurait vu le jour... »
Et en mai 46, le recueil vient, dans la collection Calligraphe de la maison Le Point du jour. Le succès est celui que l’on connaît : quelque 5000 exemplaires écoulés en peu de temps. « Le moment est fort : l’œuvre est désormais fixée, et saluée par la critique, unanime. La stupéfaction est totale : la beauté des poèmes, leur apparente légèreté... On peut tout envisager, comme la capacité d’un lectorat à recevoir un texte à un moment donné... Mais Paroles demeure une réussite incroyable. »
Phénomène étonnant, « qui n’a que peu d’équivalents au XXe siècle. Le livre lui-même bénéficie de toute la tension qui a précédé son élaboration : Prévert s’était construit, il était devenu ce personnage de cinéma, ou de théâtre, avec Octobre. À l’époque, les critiques le voient comme un révolutionnaire – car une grande part de mélancolie leur échappe. Prévert, ce n’est pas la recherche d’un Eden perdu, mais la fabrication d’un monde rêvé. »
Cependant, le succès entraîne très rapidement de gros problèmes de trésorerie pour Bertelé. « Comme toutes les petites structures, Le Point du jour n’a pas les moyens de faire face, et de financer ses activités. » Et comme Jacques Schiffrin, fondateur de la Pléiade, Bertelé n’a pas d’autre choix que de solliciter Gaston Gallimard – et l’éditeur surveille depuis quelque temps le poète...
ActuaLitté, CC BY SA 2.0
C’est en 1949 que Le Point du jour arrivera chez Gallimard, mais le poète n’a rien facilité. « En 1946, Gaston Gallimard avait envoyé un mot à Prévert, avant même que Paroles ne sorte. “Je veux être l’éditeur de vos œuvres complètes”, lui écrit-il. Presque une folie, mais Gaston conçoit avant tout l’idée d’une collaboration globale, qui va d’avant la première œuvre, jusqu’à la dernière. Son idée est de rassembler dans le long terme – sachant qu’il n’aura pas d’autre choix que de laisser à Prévert la possibilité de publier ici ou là. De lui accorder une totale liberté – et d’ailleurs, en 46, Prévert donne déjà des textes au Pré aux clercs. »
On n’est pas même certain que Prévert ait alors répondu à Gallimard. « Il n’écrivait pas de lettres : il communiquait avec des collages, des petits bouts de choses... Les conversations sont invraisemblablement complexes. »
Mais avec les années, et les difficultés économiques de Bertelé, une seconde option apparaît. En 1949, Le Point du jour est racheté, Bertelé prend le poste de directeur de collection – avec une identité graphique distincte de La Blanche, « car Gaston Gallimard a compris qu’il fallait maintenir une distance ». Officiellement, Prévert est finalement publié chez Gallimard, mais par des biais qui conservent une sécurité pour lui. « Il dispose d’un rapport distancié, même si opérationnellement Le Point du jourest une collection à part entière. Sauf que la maison elle-même vit avant tout à travers les textes de Prévert. »
Jacques Prévert et sa fille Michèle c.1948 © DR Coll.privée J.Prévert / Jacques Prévert cité Véron c.1960 © DR Coll.privée J.Prévert
À la manière de Simenon, auteur tout aussi singulier, toute une marque éditoriale est quasi articulée uniquement autour de l’auteur. « Pour Gaston Gallimard, il fallait faire quelque chose pour Le Point du jour, parce qu’il y avait Prévert. »
« C’est fou, parce que Gallimard, la NRF, c’est tout ce que déteste Jacques Prévert. Il d’ailleurs écrit l’un des poèmes les plus acides sur cet univers, qu’il considère comme une clique d’auteurs. Ce milieu – il emploie ce terme – le terrifie, parce qu’il le perçoit comme une véritable mafia. Il suffit de relire Gens de plume pour voir que c’est la description la plus vengeresse de la maison – la “Nouvelle Oisellerie Française” où les écrivains “ne parlent que d’eux et d’œufs”. Ce fut l’un de ses derniers poèmes publiés, ce qui montre combien il conserva cette idée toute sa carrière. »
La NRF, Gallimard, et toute « la clique », plus dangereuse encore que le capitalisme : Prévert était bien accroché à ses convictions. « À aucun moment, il n’empêchera Bertelé de sauver sa maison ni de trouver les moyens financiers nécessaires. Mais il aurait volontiers gommé la mention NRF sur les livres de Le Point du Jour. Ce qui l’arrangeait, c’est finalement que la collection le protégeait de la maison. Il y avait bien Michaux, un peu de Queneau – qui est le secrétaire de Gaston Gallimard –, mais rien de comparable à Jacques Prévert. »
Et aujourd’hui encore, celui qui avait refusé l’illustre maison, pourtant l’un des poètes les plus diffusés du fonds « n’est pas présent dans Poésie Gallimard, mais dans Folio », s’amuse Alban Cerisier. « C’est dire combien cette histoire de désamour éditorial n’en finit pas. » Avec le temps, la défiance s’estompera d’ailleurs. « Michaux est probablement le plus proche, dans cette idée : lui avait dit non à la Pléiade, parce que l’institution lui garantissait un enterrement de première classe. Ce n’est évidemment pas la réalité des choses, mais on ne lutte pas contre une pareille vision. »
LES CAHIERS DE LA NRF ; éditer Prévert ; lettres et archives éditoriales, 1946-1973 - Jacques Prévert, René Bertelé - Gallimard - 9782072721922 - 32 €
Coffret spectacle, histoires, paroles – Jacques Prévert – Folio Gallimard – 9782070444359 – 22 €
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
Paru le 25/05/2017
528 pages
Editions Gallimard
32,00 €
Paru le 20/10/2011
750 pages
Editions Gallimard
23,30 €
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