Sylvie Ducas enseigne la littérature contemporaine à l’université Paris Ouest Nanterre, où elle a monté un master métiers du livre en 2003. Après cinq années d’enseignement dans le secondaire, elle intègre l’université et devient maître de conférences en 2000.
Le 28/03/2017 à 11:14 par La rédaction
Publié le :
28/03/2017 à 11:14
Elle consacre sa thèse de doctorat aux prix littéraires pour s’intéresser à la condition réelle et symbolique de l’écrivain et aux réseaux de sa reconnaissance littéraire et institutionnelle. Elle a aussi publié plusieurs articles et ouvrages sur la question. Autant dire que Sylvie Ducas connaît le sujet qui nous préoccupe aujourd’hui... Entre valeur littéraire et logique marchande
Propos recueillis par Catherine Lefort
Sylvie Ducas : Le système des prix est très ambivalent, il est à la fois un dispositif de consécration, de désignation de la valeur littéraire, lié à un imaginaire collectif. La France est une « nation littéraire », selon les mots d’une sociologue, pour laquelle la littérature a été et est encore très importante, comme inscrite dans son ADN.
Pourtant, ce dispositif est doublement paradoxal, à la fois lié à des logiques littéraires et des logiques marchandes et, avec la multiplication des prix, il y a un détournement du système qui opère : l’auteur devient un alibi de quelque chose qui lui échappe. Les prix sont fondés sur les livres à promouvoir, ils sont destinés aux écrivains et à leur reconnaissance littéraire, et pourtant, en même temps, ils sont le faire-valoir d’autre chose : la bonne santé d’industries culturelles qui ont la marchandise et sa circulation comme objet.
Si d’un côté les prix sont un excellent dispositif pour encourager à lire, un outil de politique de lecture que l’État, les collectivités ou d’autres instances ont à cœur d’encourager par la création d’événements ludiques qui entretiennent le goût de la lecture, le Goncourt des lycéens, par exemple ; de l’autre, il y a une logique commerciale : c’est la nécessité pour les professions de l’édition, de la librairie, qu’elles se portent bien, de faciliter l’écoulement en masse de « marchandises-livres » de l’éditeur vers le lecteur.
Autrement dit, la montée en puissance du livre comme industrie culturelle est fondamentale dans l’évolution des prix qui contiennent dans le même dispositif une logique culturelle et littéraire et une logique marchande.
S.D. : Le marketing est entré en édition et a apporté ses recettes. On a commencé par « saucissonner » l’année en saisons et chacune d’elles a son type de livres : les livres de plage et les guides touristiques en été ; puis il y a la rentrée littéraire avec la lancée sur le marché d’une masse – totalement déraisonnable – de livres, parmi lesquels une poignée va tirer le « jackpot » en remportant un prix.
C’est le moyen de créer de l’événement littéraire entre septembre et novembre, un temps exceptionnel où l’on va s’intéresser à la littérature. Puis, il y a une saison 2 en janvier : une deuxième rentrée littéraire avec des prix de printemps, où l’on va placer en orbite d’autres types d’auteurs, cette rentrée étant considérée comme plus littéraire que la première.
L’édition calibre ainsi l’année. La bonne chose est que l’on parle de littérature, la moins bonne est que l’on surproduit des livres : à l’automne 2016, 360 titres français, 61 livres dont on parle, 302 dont on ne parle pas : 75 primo-romanciers (excepté Gaël Faye et quelques autres), cela veut dire aussi qu’environ 70 premiers romans vont partir au pilon en moins de deux mois, sans qu’on en ait parlé...
Le système est particulièrement violent. Il faut aussi voir dans le principe des prix un dispositif de fabrication artificielle de best-sellers.
ActuaLitté, CC BY SA 2.0
S.D. : Pour moi, il y a l’écrivain en chair et en os et il y a un écrivain qui est une construction socioculturelle. En France, cette construction – qui remonte au XIXe siècle – est nimbée de toute une mythologie, celle du Grand Écrivain, du chef-d’œuvre. Derrière l’idée – absurde – de désigner le meilleur écrivain ou livre de l’année, il y a cette symbolique, encore très vivace dans notre culture.
Cette dimension très romantique regarde de manière méprisante les prix littéraires... Cela dit, beaucoup d’écrivains, quand ils ont été primés, reconnaissent que cela a facilité leur carrière, leur entrée dans la sphère littéraire. Indéniablement, un prix renforce les liens de confraternité littéraire, beaucoup de lauréats deviennent jurés, par exemple.
Par ailleurs, on constate aujourd’hui que les logiques marchandes et financières se sont durcies avec la concentration des maisons d’édition et la financiarisation de l’édition via de grands groupes éditoriaux et de communication cotés en Bourse. Le secteur de la distribution a suivi la même évolution : il s’est rationalisé et doit faire circuler de grandes masses de « marchandises » : on est entrés dans une logique d’industrie culturelle, de massification de la culture.
On est dans ce système paradoxal où ce n’est ni l’éditeur ni l’auteur qui tire le plus de profit de son travail, c’est le diffuseur-distributeur... Tous les rapports le confirment, la majorité des écrivains vit très mal en France. En cela, rien de nouveau depuis le XIXe siècle.
Avec la démocratisation culturelle, l’auteur n’est plus non plus l’icône sociale et culturelle qu’il était jusqu’en 1950-1960, supplanté par des idoles de la musique, du cinéma ou du sport... La question que l’on doit se poser est : comment faire en sorte que l’écrivain puisse tirer son épingle du jeu ? Tout le système repose sur la création littéraire des écrivains qui sont, faut-il le rappeler, à l’origine des livres. Là, les jurys ne font pas toujours bien leur travail...
Pour ne pas tomber dans le système de prix d’éditeurs, il serait souhaitable que ces instances soient plus soucieuses de la défense de l’écrivain et de son œuvre...
S.D. : La multiplication des prix renvoie à un autre paradoxe... La surproduction de livres fait que le lecteur est perdu. La pléthore éditoriale de la rentrée justifie des instances de tri et donc renforce le système des prix qui par nature sélectionne. A contrario, la multitude et la diversité des prix assainissent le système dans la mesure où il faut défendre l’activité symbolique de l’instance dans cette concurrence et que les choix se doivent dès lors d’être plus rigoureux.
En revanche, il existe d’autres vecteurs de sélection. Les critiques littéraires, par exemple. Mais la presse écrite étant en crise, cette prescription s’amenuise... De nos jours, les blogueurs – qui sont à 80 % des blogueuses – ont un pouvoir de prescription considérable. Tout comme les booktubers. Si le lecteur peut se perdre dans cette profusion, l’effet heureux est qu’il oblige les jurys traditionnels à être plus exigeants dans leurs choix.
Clairement, des instances de prescription émergent et viennent concurrencer les prix littéraires.
S.D. : Les prix ne sont pas faits pour des élites ni pour un public de niche. Ils sont destinés à un large public. Que ce dispositif de prix se contente d’être dans une réponse à une demande est regrettable, comme de ne pas satisfaire à ce qui pourrait être une logique d’offre. Hervé Bazin, de l’Académie Goncourt, dans les années 1970, a essayé de le faire en ouvrant, via un système de bourses Goncourt, les sélections à la poésie, à la nouvelle...
Mais les logiques marchandes sont guidées par le goût de la majorité des lecteurs. Et là, il y a indéniablement une hégémonie du roman qui s’impose.
Leila Slimani, la folie du Goncourt - ActuaLitté, CC BY SA 2.0
S.D. : L’impact économique d’un prix, particulièrement du Goncourt, est central et énorme, qu’il s’agisse de l’édition en grand format, bien sûr, mais aussi des éditions dérivées : le poche, la traduction, le passage en clubs de livres, l’adaptation cinématographique, les retombées sont considérables.
Le Goncourt influe sur la carrière de l’écrivain : un prix est une carte de visite. Il permet de changer de maison d’édition, de renégocier son contrat à la hausse, etc.
La première étape est la publication, la seconde entrée en littérature peut être un prix, même si un écrivain peut parfaitement exister sans ce genre de consécration. Un prix littéraire est une reconnaissance par la profession : un Goncourt surtout a une grande force symbolique, d’ailleurs on « est Goncourt à vie ». Du point de vue économique, un Goncourt c’est en moyenne 300 000 livres vendus...
Il ouvre des opportunités, vers le cinéma, par exemple. Un scénario est souvent la conséquence transmédiatique d’un roman primé, comme en témoigne, entre autres, Philippe Claudel, prix Renaudot 2003 et des lectrices Elles 2004 – pour Les Âmes grises. C’est grâce aux prix que le roman a été adapté au cinéma. Il y aurait bien d’autres exemples de ce type à citer. Du côté du lecteur, un prix est un signe de valeur littéraire, surtout si c’est un lecteur non averti, un lecteur moyen ou faible lecteur.
S.D. : Oui, c’est très français. Et notre système est apprécié et envié à l’étranger. Le seul pays qui rivalise est le Royaume-Uni avec son Booker Prize, un sérieux concurrent du Goncourt. Réservé aux écrivains britanniques et du Commonwealth, il s’est ouvert aux auteurs américains depuis deux ans. Si des têtes d’affiche américaines rentrent dans le prix, les ventes seront immenses. En comparaison, notre Goncourt paraîtra minuscule et très franco-français...
S.D. : On pourrait plutôt poser la question de cette façon : comment faire des prix littéraires un espace où repenser une éthique de la chaîne du livre ?
Les prix littéraires devraient être plus exigeants dans leurs sélections, moins soucieux d’accorder leurs violons avec les prix voisins, souvent pour des raisons éditoriales. On voit trop souvent dans les sélections les représentants des « écuries d’éditeurs » – ceux qui lancent des livres tous les ans ou tous les deux ans en vue d’un prix – : ces auteurs phares de la maison d’édition qui permettent à l’éditeur de mener une politique de péréquation.
Les prix en fin de compte sanctionnent une littérature que j’appelle « moyenne » : ni ultra-exigeante ni une littérature de gare. Cette moyenne naît de l’addition entre de très bons auteurs (Duras, Yourcenar, Malraux, Proust, Céline...) et de bien moins bons, voire de médiocres. Des livres le plus souvent très « lisibles » qui sont ceux que publient les éditeurs en trop grand nombre à chaque rentrée. Littérature du juste milieu, en somme, lisible par le plus grand nombre : pas non plus indigente – ce que j’ai lu cette année, c’est plutôt bien.
Les jurys ont là une grande responsabilité, ils donnent le ton du prix, d’où l’importance du choix de leurs membres et des cooptations. Ce que je reprocherais à certains prix – notamment le Goncourt actuel –, c’est d’être trop placés sur le terrain grand public, une orientation donnée par certains de ses membres, professionnels du livre plus qu’écrivains. Ils sont prêts à éliminer des auteurs et des ouvrages de grande qualité, de plus grande exigence, parce qu’ils veulent viser le « grand public ».
Il y a une responsabilité de l’écrivain juré que certains oublient, pourtant, ils sont responsables de ce l’on fait aux écrivains sélectionnés, ceux-là, parfois, deviennent des alibis de logiques marchandes... Or, la littérature, ce n’est pas qu’une marchandise que l’on déplace de l’éditeur à la librairie...
Il n’y a pas en littérature de valeur absolue, il n’y a que des valeurs relatives ou subjectives. Cette valeur littéraire varie selon les stratégies, les enjeux des instances. Pour éviter que cette valeur littéraire ne soit dissoute dans des logiques marchandes, il faudrait instaurer un juste équilibre entre valeur littéraire et valeur économique. Et ça, c’est de la responsabilité des jurys.
Sylvie Ducas a notamment publié La Littérature a quel(s) prix ? (La Découverte, 2013), a dirigé plusieurs ouvrages collectifs et prépare actuellement un livre sur la prescription littéraire à paraître aux Presses de l’Enssib
En partenariat avec l'agence Ecla
Par La rédaction
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