L'invisibilité dans l'album
Le 18/01/2015 à 21:35 par Clémentine Beauvais
Publié le :
18/01/2015 à 21:35
L'essentiel est invisible pour les yeux, nous dit le plus niais des petits princes (pas taper). La littérature jeunesse semble lui donner raison. Dans les livres pour enfants, l'invisibilité est un motif omniprésent, qu'elle soit littérale (magique ou technologique), ou métaphorique - des amis qu'on imagine, des monstres qui n'existent pas vraiment (ou juste un peu), des rêveries inaccessibles aux adultes.
Un enfant, après tout, est à la fois extrêmement visible (on remarque sa présence, on l'abrutit de commentaires et d'injonctions) et en même temps souvent invisible en tant qu'être humain, en tant que subjectivité propre et complexe. Et l'enfance apparaît beaucoup en littérature jeunesse comme un moment de grande perméabilité entre l'imaginaire et le réel; il n'est pas surprenant que l'invisibilité y ait une place de choix.
Bien entendu, être invisible, c'est d'abord plutôt fun : Oum-Popotte va devoir apprendre à apprivoiser cet hurluberlu de chien invisible qui, dans l'album de Claude Ponti, fait deux mille bêtises à la minute. Les albums jeunesse sont remplis de fantômes, de personnes, d'animaux, d'objets invisibles ou qui n'apparaissent que pour disparaître de plus belle.
Mais plus intéressants peut-être que ces êtres purement magiques, il y a ce que les enfants voient, mais que les adultes ne voient pas; ces moments d'enfance que les adultes ratent. Le pauvre Bernard de David McKean, après avoir imploré ses parents de l'écouter parler du monstre qui est dans le jardin ( ‘Pas maintenant, Bernard,' lui répondent-ils sans le regarder), se fait manger par ledit monstre. Et le monstre le remplace tranquillement dans ses activités, sans que les parents affairés n'aient noté la différence.
Chez Kitamura, dans Lily takes a Walk (La promenade de Julie - Gallimard jeunesse, 1990) c'est le chien de Lily qui remarque ce que la fillette ne voit pas : les monstres et les embûches sur le chemin de la promenade. Et on rit chez Pat Hutchins de l'invisibilité totale du renard aux yeux de la poule dans Rosie's Walk (ndlr : Gare au renard - Éd. Milan (1996) et ressortie aux Éd. Circonflexe (2014)). Que nous disent ces albums dont presque tout se passe dans l'image ? Que certaines personnes ne regardent pas assez autour d'elles - et vivent leur vie à côté d'une autre, bien plus intéressante.
Dans l'album, l'invisibilité est d'autant plus intrigante qu'elle doit être représentée dans le dessin. Et alors les questions commencent - ce monstre, est-il vraiment visible ? Si Lily se retournait, le verrait-elle ?
De nombreux moyens graphiques peuvent être explorés pour montrer ces choses et ces gens que l'on ne voit pas. Dans le très beau La carie, d'Avi Slodovnik et Manon Gauthier (Éd. Les 400 coups (2009)), la petite Marissa est la seule à remarquer un homme invisible aux yeux des adultes, parce qu'il vit dans la rue… Tracés sur une sorte de papier calque, dans leur bulle, les passants pressés ne voient pas l'homme assis. La petite fille, elle, l'a repéré, et cet échange de regards est une manière de se donner l'un à l'autre une existence.
Éthique de l'invisibilité
Les histoires d'invisibilité ont une fonction morale évidente, et qui nous vient de loin. Dans la République, Platon racontait déjà le mythe de Gygès, simple berger qui, ayant trouvé un anneau magique rendant invisible, en profitait pour tuer le roi et coucher avec la reine. Quels crimes pourrions-nous commettre, s'écrie Glaucon, et avec quelle rapidité abandonnerions-nous toute morale, si nous savions que personne ne pouvait nous voir ?
La littérature jeunesse apporte des réponses ambivalentes à cette question. Chez Rowling, le pouvoir d'invisibilité est presque immédiatement accompagné d'une injonction morale: « Fais-en bon usage », dit Dumbledore à Harry dans le message épinglé sur la Cape d'Invisibilité.
De manière assez inexplicable, le jeune garçon suit les conseils du vieillard et utilise l'objet pour vaincre les Forces du Mal ou aller chercher des bonbons à Pré-au-lard plutôt que pour entrer dans le dortoir des filles. Et la fidèle cape, sollicitée plusieurs fois par livre, se révèlera être l'objet magique le plus puissant de la saga (pour des raisons que nous ne révèlerons pas aux quelques désolants individus qui n'auraient pas encore fini la série...) - le plus noble, le plus sage, le plus vertueux.
Pourtant les autres êtres invisibles dans Harry Potter n'ont pas cette énergie positive. Les effrayants Sombrals ne deviennent visibles qu'à ceux qui ont vu une personne mourir. Les Détraqueurs, qu'on voit à peine, aspirent l'âme des vivants. Ce qu'on ne voit pas est toujours un risque; le journal intime ensorcelé de Tom Elvis Jedusor, qui manque d'achever la pauvre Ginny, fera dire à Mr Weasley: « Ne fais jamais confiance à un être dont tu ne vois pas le cerveau.»
L'invisibilité est rarement entièrement positive. Chez Tolkien, qui n'est pas à proprement parler un auteur pour enfants, elle est plus qu'ambiguë - elle accompagne le pouvoir destructeur de l'Anneau.
C'est peut-être Robert Cormier, extraordinaire auteur canadien pour adolescents, qui a traité de l'invisibilité en littérature jeunesse avec le plus d'audace. Dans le terrible et ténébreux L'éclipse (Éd. École des loisirs), un jeune garçon découvre qu'il peut se rendre invisible, et en profite pour visiter, la nuit, sa ville - se faisant le témoin des crimes les plus glauques, de la prostitution à l'inceste, du meurtre au viol.
Passés inaperçus
Beaucoup de personnages, dans la littérature jeunesse, sont métaphoriquement invisibles: on ne les ‘calcule pas'. Le best-seller de Stephen Chbovsky, Le monde de Charlie (Éd. Sarbacane), dans sa version originale, s'appelle The Perks of Being a Wallflower - « les avantages de faire partie des meubles », pourrait-on dire. Mais cette invisibilité métaphorique en cache une autre, celle des lourds secrets des histoires personnelles.
Les passés inaperçus de ceux qui passent inaperçus font l'objet de nombreux récits. Le petit héros, dans Tom et le jardin de minuit de Philippa Pearce, « voit tout le monde, et personne ne le voit » dans le jardin magique qui s'ouvre pour lui la nuit. Mais ce que ces visions nocturnes rendent visible, c'est en réalité le passé de la seule personne qu'il ne « voit » pas dans la vie réelle : une vieille dame acariâtre à qui personne ne veut parler.
Cette invisibilité des gens et des choses à laquelle l'enfance résiste - cette capacité, selon la littérature jeunesse, à voir ce que les adultes ne voient pas - disparaît douloureusement quand les enfants grandissent. Phil arrêtera, en grandissant, de voir le crocodile qui l'a tant aidé à soigner son vague à l'âme dans le livre de Claude Morand. Le pays des 36 000 volontés d'André Maurois (Éd. Le livre de poche jeunesse) deviendra invisible à ceux qui sont trop grands pour lui.
C'est l'enfance alors qui devient un passé inaperçu, une présence invisible dont on se souvient à peine et qui pourtant continue à faire partie de nous - jusqu'à être réveillée, peut-être… par un petit morceau de madeleine?
Intéressant et ironique, n'est-ce pas, que l'on présente aux enfants eux-mêmes cette vision d'une enfance qui bientôt disparaîtra, d'une vie vouée à être désespérément visible?
Pas toujours, cependant - le très joli Catherine Certitude*de Patrick Modiano nous parle de l'expérience partagée entre père et fille (tous deux myopes comme des taupes) d'un monde d'adultes pas aboli, mais adouci par le simple fait d'ôter ses lunettes.
Invisible surveillance
Il existe enfin une inquiétante invisibilité, celle de la surveillance : l'oeil qui nous voit et que nous ne voyons pas, mais dont nous soupçonnons l'existence. La littérature jeunesse contemporaine, en particulier les dystopies pour adolescents, poussent à son paroxysme la mise en garde orwellienne de 1984. Les Hunger Games sont intégralement filmés, et Katniss ne peut pas renvoyer le regard de ces milliers d'yeux rivés à leurs écrans.
Il est devenu d'une grande banalité, en études de la littérature jeunesse, de parler des effets panoptiques de la surveillance en littérature jeunesse. Et de disserter sur ses liens avec le sentiment, typiquement adolescent, que quelqu'un est sans cesse en train de nous regarder. Ce sentiment n'est pas seulement paranoïaque, il est aussi hautement narcissique Bella Swan de Twilighta comme l'impression d'être observée… et elle l'est, par son vampire de boyfriend qui la regarde à son insu lire ou dormir. Mais ça, c'est trop chou mignon romantique.
Mais en même temps, cette obsession de la littérature adolescente qui réitère sans cesse à ses lecteurs qu'ils sont surveillés n'est-elle pas le véritable reflet d'une société qui espionne de plus en plus ses citoyens ?
Le poids du regard des autres est très bien décrit dans Wonder, de R.J. Palacio. Atteint d'une grave malformation faciale, le petit August Pullman ne demande qu'à être invisible - car d'ordinaire, tous les regards se tournent vers lui. Dynamique fascinante, dans le roman, entre l'extrême visibilité - la fascination morbide - et les moments, pourtant pas totalement jubilatoires, où August échappe aux regards en couvrant son visage.
On comprend combien ces portraits peuvent séduire à un âge où on a si souvent l'impression d'être la cible de regards malveillants, et où l'on voudrait si souvent « disparaître sous terre »…
Par Clémentine Beauvais
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