Clémentine Beauvais
Depuis une quinzaine de jours, nous avons demandé à de nous écrire un petit billet personnel.
À la fois écrivain et chercheuse, Clémentine nous explique avec son analyse et son intelligence habituelle, pourquoi nous avons du apprendre à l'école et réciter à voix haute les poèmes de Maurice Carème , Jacques Prévert ou encore Raymond Queneau…
Me revoilà sur Les Histoires sans Fin pour raconter aujourd'hui la grande histoire sans fin des amours de la littérature jeunesse et de la poésie – et les nombreux bébés qu'elles ont faits ensemble depuis qu'elles se sont rencontrées.
La poésie prise au sens large du terme - une approche hautement stylisée du langage, qui attache une attention particulière aux effets auditifs tels que le rythme, la musicalité et la sonorité des mots - est omniprésente dans toutes les traditions orales; et elle a toujours rempli une fonction à la fois esthétique et éducative, car elle rend tout message immédiatement séduisant, facilement mémorisable, récitable et donc transmissible.
Jusqu'à très récemment (les historiens s'accordent généralement sur les XVIIe-XVIIIe siècles), il n'y avait pas de récits spécifiquement conçus pour les enfants, mais ils avaient toujours très exposés aux comptines, fables, chansons et poèmes qui les divertissaient tout en leur transmettant un héritage. Logiquement, dès le début de ce qu'on appellerait plus tard la littérature jeunesse, ses liens avec la poésie ont été très étroits. Les premiers exemples de livres spécifiquement créés pour les enfants avaient une mission pédagogique très forte - et la forme poétique était couramment employée pour aider les jeunes lecteurs à mémoriser les connaissances à la fois factuelles et morales qui leur étaient données.
Le New England Primer, publié vers la fin du XVIIe siècle et censé éduquer les petits Anglophones de l'empire, utilise la poésie dans son sens peut-être le plus restreint - la versification, la rime - pour enseigner à la fois l'alphabet, la Bible et la vie, la vraie, celle où les chiens mordent les voleurs et où les ‘idiots paresseux/ Sont fouettés à l'école' (c'était le bon temps!). Le célèbre premier distique annonce la couleur: "In Adam's fall/ We sinned all": ‘Par la chute d'Adam/ Nous avons tous péché'
La production "pour la jeunesse" adopte alors largement la poésie et ses multiples manifestations - fables, comptines, chansons, sonnets, etc - dans les livres d'images, manuels et petits albums qui commencent doucement à se multiplier. De nombreuses comptines sont écrites par des femmes, certaines célèbres (Christina Rossetti par exemple), d'autres non. Il y a eu récemment un gros effort universitaire pour tenter d'identifier les auteur/es des comptines les plus communes, car souvent, dans les anthologies de poèmes populaires, ceux écrits par des hommes comprennent le nom de leur auteur, alors que ceux attribués à Anonyme sont souvent l'oeuvre de femmes.
Il est facile de comprendre pourquoi la poésie est naturellement privilégiée à l'aube de la littérature jeunesse: elle apporte aux enfants pré-lecteurs la possibilité de conserver en eux - et de se repasser en boucle - les messages délivrés par l'adulte au moyen du livre jeunesse. On demande alors souvent aux enfants d'apprendre par coeur des poèmes, notamment les Chansons Divines (Divine Songs) d'Isaac Watts, publiées au début du XVIIIe siècle et dont le sous-titre déclare qu'elles sont "Tentées dans une Langue Simple à l'Usage des Enfants".
L'omniprésence de ces poèmes moralisateurs et religieux dans l'éducation pendant près de deux cents ans donnera lieu à la célèbre parodie de Lewis Carroll dans Alice au Pays des Merveilles, où la pauvre rêveuse échoue misérablement à réciter un poème de Watts, remplaçant ses abeilles industrieuses par un "petit crocodile".
Comme le montre Kate Wakely-Mulroney, l'une de mes collègues chercheuse en littérature jeunesse qui travaille sur la question, l'idée de faire apprendre aux enfants des poèmes moralisateurs était assez ambiguë. D'un côté, on encourageait les enfants à se remémorer ces poèmes "au coeur de la nuit", ou "s'ils s'ennuyaient", histoire peut-être de se divertir avec autre chose que certaines parties de leur corps. En cela l'apprentissage de la poésie avait une fonction régulatrice ou disciplinaire. D'un autre côté, pour la première fois peut-être, on estimait que l'enfant avait une intériorité assez profonde, une subjectivité assez solide, pour posséder ces textes, pour se libérer de l'aiguillage de l'adulte quand il se les "repassait". Et indirectement, il était toujours possible, comme Alice, qu'il ait des problèmes de mémoire… Bref, c'était une injonction à la fois conservatrice et potentiellement transgressive.
En parallèle, aux XVIIIe et XIXe siècles, le lien entre l'enfant et la poésie est profondément renforcé, dans la littérature "pour adultes", par les grands poètes romantiques comme William Blake et William Wordsworth qui font de l'enfance un terrain privilégié pour leurs contemplations nostalgiques et leurs espoirs en l'avenir - l'enfant, cet être magique à la frontière de deux mondes, devient l'emblème d'un paradis perdu, pré-linguistique, rédempteur. Chez nous, Victor Hugo par exemple utilisera amplement le motif de l'enfant dans des poèmes "pour adultes" qui sont de nos jours enseignés dans les écoles.
Avance rapide jusqu'au XXe siècle où, à côté des romans pour enfants qui se multiplient, la poésie et la littérature jeunesse continuent à vivre une histoire d'amour un peu moins intense mais plus… belle. Avec la montée en puissance d'une vision de l'enfant comme individu doué d'un sens esthétique, et avec l'intérêt du modernisme et du surréalisme pour l'univers de l'enfance, la poésie pour la jeunesse se fait elle-même de moins en moins moralisatrice et de plus en plus esthétique. En France, de nombreux grands poètes, Prévert et Queneau en tête, écrivent à la fois pour la jeunesse et pour les plus âgés, sans s'embarrasser de dire à qui ils s'adressent. A l'école, on fait apprendre à la fois des poèmes écrits pour la jeunesse (typiquement, Maurice Carême ou Maurice Fombeure) et des grands classiques de la poésie française.
L'épreuve de récitation de poésie à l'école ne fait pas l'unanimité : le manque d'originalité du corpus de textes est gentiment moqué par de nombreux auteurs jeunesse - André Maurois notamment fait du Carroll avec son corbeau Honteuzékonfu dans Le pays des 36 000 volontés. Dans certains pays, l'exercice est aussi un moyen plus politique de corriger l'accent régional des enfants. Aujourd'hui, en Grande-Bretagne, le débat fait rage - face au gouvernement conservateur qui cherche à réhabiliter la récitation (depuis longtemps abandonnée), nombre d'éducateurs libéraux la perçoivent comme brutale et traumatisante pour l'enfant, et culturellement impérialiste.
Dans la littérature jeunesse elle-même, la poésie est de nos jours fortement liée à l'album. Des refrains rimés, rythmés et allitératifs ponctuent les livres pour tout-petits: ‘Zébulon, arrête de pleurer, / Ton ballon, on va le chercher…/ Un de perdu, dix de retrouvés,' (répète en boucle ma petite filleule à la lecture du Ballon de Zébulon d'Alice Brière-Haquet et Olivier Philipponneau). Dans ce conte initiatique, le refrain, chantant et stable, apporte du réconfort entre les pages plus anxiogènes de la chasse au ballon perdu.
Les récits comiques s'appuient aussi énormément sur la poésie, avec par exemple les hilarantes Revolting Rhymes (Poèmes dégoûtants/ Poèmes qui se révoltent, traduits sous le titre Un conte peut en cacher un autre) de Roald Dahl, une interprétation très, euh..., dahlienne des contes de fées traditionnels.
La poésie n'est pas seulement, évidemment, une question de vers, de rimes et de pieds, mais surtout d'approche du langage, tant verbal que visuel. Elle prend des formes multiples, ces jours-ci, et l'interaction entre texte et image se ‘fait' aussi poésie. À une époque où les recueils de poèmes se vendent mal (pour enfants comme pour adultes), la poésie vient squatter les textes et les images pour la jeunesse. Patience, douceur; rimes et rythme de l'image; les couleurs et les sons se répondent dans les splendides albums sans paroles de Jan Ormerod...
Dernière preuve en date de la vitalité du poétique dans le livre jeunesse : l'étrange émergence de "romans en vers" pour les adolescents dans les pays anglo-saxons. Il y a du très mauvais - romans en poèmes dignes d'un Skyblog des années 2000 - et du très bon - dont le magistral The Weight of Water, de l'anglaise Sarah Crossan, nominé pour le Carnegie il y a deux ans. Ce genre encore marginal, dont je ne connais pas d'exemple en français (?), est extrêmement populaire et les ados en redemandent.
Et c'est peut-être normal, puisque cela fait maintenant plus de vingt ans que l'adolescence, par le rap et le slam, vit au rythme de nouvelles formes de poésie. Et la tombe de Baudelaire au cimetière du Montparnasse n'est-elle pas toujours recouverte de mots aux stylo quatre couleurs, sur des bouts de copies doubles à rayures Seyes? Si la poésie et la littérature jeunesse vivent heureuses et ont beaucoup d'enfants, c'est peut-être que les jeunes lecteurs sont particulièrement sensibles à la musicalité d'un langage qu'ils sont en train d'apprendre à maîtriser… et que les adultes ne font plus qu'utiliser.
Par Clémentine Beauvais
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