Dico des Filles
Le 17/11/2014 à 10:49 par Clémentine Beauvais
Publié le :
17/11/2014 à 10:49
Genre "invisible" par excellence, et pourtant extrêmement populaire, le livre documentaire en littérature jeunesse est glorieusement sous-étudié par les universitaires, négligé par la plupart des adultes (qui diront allègrement que non, Lucas "ne lit rien", alors qu'il avale tout le rayon documentaire de son CDI), plus ou moins méprisé par les ‘vrais' auteurs de fiction, même ceux qui écrivent des livres documentaires eux-mêmes ("oh, c'est juste alimentaire"), et sous-représenté dans les prix littéraires. En anglais, le livre documentaire est un "non-fiction book", preuve ultime du pauvre statut de ce genre littéraire qui ne peut être défini qu'en opposition à ce qu'il n'est pas.
Mais une fois de temps en temps, le livre documentaire pour enfants sort de son tranquille anonymat, et généralement, ce n'est pas pour en dire du bien. Cette semaine, par exemple, a été marquée par de nombreuses attaques envers le , publié par Fleurus, énorme encyclopédie de la puberté rose bonbon qui, comme d'habitude, égrène sur un ton tranquillement sirupeux des "vérités" sur l'avortement, l'homosexualité et la masturbation (entre autres) tout à fait représentatives de l'idéologie chrétienne conservatrice de son éditeur.
Bien que je trouve personnellement ce "dico" parfaitement lamentable, il est normal pour Fleurus de publier ce genre de choses. C'est un parti pris assumé de la part de l'éditeur, qui toute l'année inonde le marché de livres roses et bleus où Manon joue à être la secrétaire de Justin. On peut être contre (je le suis), et dans ce cas il faut en effet absolument proposer des alternatives et expliquer pourquoi on peut trouver ça problématique; la réaction des féministes est tout à fait justifiée. Cependant, Fleurus fait partie de ces maisons d'édition dont l'idéologie est active, c'est-à-dire qui (comme Rue du Monde, Talents Hauts, La ville brûle, Planète Rêvée et compagnie, mais politiquement de l'autre côté de l'éventail) cherche à faire de la littérature jeunesse avec des valeurs spécifiques et assumées, et rejette les valeurs qui s'opposent aux siennes. J'ai lu quelque part que l'éditrice du Dico des Filles s'en défendait en disant que c'était la ligne éditoriale de la maison. Elle a raison, ça l'est.
Clairement, on montre une anxiété particulière par rapport au Dico des Filles parce que c'est un livre documentaire et non un ouvrage de fiction. Le Dico des Filles prétend informer, donc il a un "impératif de vérité". Il est, du coup, possible de l'accuser de contre-vérités : on peut contester, par exemple, le fait que l'avortement est systématiquement / le plus souvent un traumatisme (dixit le Dico) sur la base de données empiriques montrant que ce n'est pas forcément le cas.
Mais le problème du Dico transcende en réalité les questions factuelles, bien qu'elles soient évidemment importantes. Même s'il était prouvé qu'on est toujours traumatisée par un avortement, on pourrait objecter au Dico que c'est précisément le fait de relayer de telles idées qui normalise ce traumatisme. Qui serait dans le "vrai" et dans le "faux" alors ? En bref : de quoi parle-t-on quand on parle de l'impératif de vérité dans le livre documentaire pour enfants?
L'impératif de vérité est une spécificité très importante du genre du livre documentaire, surtout en littérature jeunesse, parce qu'il semble impliquer une responsabilité éditoriale (et autoriale) accrue par rapport au livre de fiction. Même les maisons d'édition engagées, se dit-on, doivent respecter une certaine neutralité idéologique quand elles relaient des "faits". Il n'est pas question d'y mettre de la politique, puisqu'il s'agit d'information.
Et la plupart du temps, cela semble assez facile à réaliser, car la plupart des livres documentaires pour enfants nous semblent parfaitement "objectifs" : un livre sur les dinosaures, un album sur la construction des pyramides, une histoire de l'univers : tout ceci est vrai ou faux, et on laissera aux scientifiques, historiens et anthropologues le soin d'y relever d'éventuelles erreurs factuelles.
Or, cette attitude est problématique. Evidemment, le livre documentaire pour la jeunesse doit informer, mais l'information, quelle qu'elle soit, n'est évidemment ni neutre ni objective et elle ne peut l'être. Le Dico en est une illustration particulièrement controversée, mais il est facile d'aller piocher des exemples sur le site de Fleurus d'autres livres documentaires qui respectent à la manière de la maison "l'impératif de vérité":
Ceci est extrait d'un livre sur les Romains, et c'est la seule page dédiée aux Romaines. Les thèmes du mariage, de la beauté et des enfants sont dominants. La page s'intéresse aussi à "l'émancipation", mais en disant que le fait de ne pas avoir le droit de vote n'empêche pas d'être émancipée. On peut s'opposer à ce point de vue, mais "l'impératif de vérité" est respecté: les femmes avaient en effet un pouvoir implicite et diffus. Le problème, si problème il y a, c'est que la formulation minimise le fait qu'elles avaient peu de droits effectifs.
Regardez l'encart à gauche: on y voit une statue de Romaine allaitant un enfant, avec la légende: "Sous l'empire, on commence à confier les enfants à une ou plusieurs nourrices, parfois achetées par la famille. Cette pratique a été vivement critiquée par certains."
Encore une fois, le "certains", typique du Dico, resurgit ici. Qui critique? Pourquoi ? Mystère. Cependant, j'aurais tendance à en effet croire le livre ici : sans doute "certains" ont-ils critiqué cette pratique. "L'impératif de vérité" est probablement respecté. Mais pourquoi choisir de dévouer un encart à cette question assez marginale? Evidemment parce que ne pas allaiter son enfant et ne pas l'élever à plein temps pour une mère reste un choix très controversé, et indirectement une question chère à la ligne éditoriale de la maison.
Je ne cherche pas à faire du "‘Fleurus-bashing", simplement à montrer que toute décision informative est une décision idéologique, ce qui est le B.A-BA de la critique culturelle contemporaine.
Ceci, nous l'acceptons quand il s'agit de fiction (c'est un "point de vue"), mais le livre documentaire, surtout pour enfants, qui semble avoir la responsabilité de "dire la vérité", est beaucoup plus dangereux et potentiellement beaucoup plus subversif car on a tendance à ne pas le considérer comme véhicule idéologique, alors qu'il l'est évidemment - qu'il soit "de gauche", "de droite", ou en apparence "neutre" (ce dernier étant le "pire", car en apparence le plus "innocent").
Le livre documentaire est vecteur d'idées qui se répandent avec l'approbation tacite des adultes; beaucoup de parents qui lisent tous les romans avant de les donner à leurs enfants ne font pas la même chose quand il s'agit d'une encyclopédie. De plus, on est toujours dans un monde où règne l'idée, complètement dépassée en études sociales et culturelles, qu'il est possible d'être hors de l'idéologie. C'est pourquoi Jean-François Copé est totalement à côté de la plaque quand il dit "Oh mon dieu, il y a de l'idéologie!" dans Tous à poil. Tout est idéologie, surtout dans les livres qui estiment qu'ils disent la "vérité". Regardez cette page d'un (d'ailleurs très beau) livre documentaire de chez Nathan, La peinture entrée libre:
"La femme", clame cette page, et nous montre une femme "exotique" de Gauguin, lascive et pensive dans son "paradis terrestre", peuplé "d'humains silencieux" et d'"hommes primitifs", nous dit-on plus loin. La description reflète l'érotisation orientalisante, pour le plaisir des yeux masculins et occidentaux, typique de l'époque de Gauguin.
Devrait-elle la questionner ? Non, pas forcément. Mais nous, en tant que "médiateurs" de la littérature jeunesse, le devrait-on? On devrait, au moins, en être conscients.
La moindre couverture de livre documentaire a quelque chose à dire qui "dépasse" l'impératif de vérité. Les "animaux menacés" sont plus séduisants sous la forme de tigres et de baleines, alors que la disparition de tels animaux serait beaucoup moins problématique à l'échelle de la planète que celle de nombreux maillons moins chou-mignons de la chaîne alimentaire.
Peu importe de quel bord politique on se trouve : évidemment, je n'allais pas critiquer les livres documentaires sortis de maisons dont je suis plus proche idéologiquement, mais je vous rassure, je suis au courant qu'ils font la même chose. Et tant mieux ! Je n'ai rien contre l'idéologie active, bien au contraire: elle témoigne d'une réflexion et d'un engagement, au contraire des idées et valeurs véhiculées passivement par la vaste majorité des livres.
Ce qui est à revoir, c'est l'indifférence généralisée pour le livre documentaire pour enfants malgré son énorme lectorat. Il faut rappeler que l'information n'est jamais neutre, et qu'on peut dire "la vérité" (factuelle) tout en étant vocalement idéologique. Il faut que les enfants soient aussi conscients que le livre documentaire, comme le roman, reste un "point de vue".
Le Dico des Filles est de bonne guerre : la littérature jeunesse a toujours été le lieu d'une bataille de valeurs. Et le livre documentaire est le soldat qu'on oublie souvent dans cette bataille, alors qu'il est peut-être l'un des plus puissants, protégé comme il est par son air innocent et son apparente objectivité.
Par Clémentine Beauvais
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