En 2010, Rodolphe Lachat fonde les éditions Huginn & Muninn, qui publient des beaux livres en lien avec la culture populaire. Véritables livres-objets, ces ouvrages deviennent des totems sur les étagères des fans de Star Wars, Harry Potter ou Disney. C'est dans les locaux de Media Participations, à qui la maison appartient, entre les piles de livres, les figurines, les cartons et sous l'œil un peu inquiétant du fameux corbeau qui donna son nom à la maison d'édition, que Rodolphe Lachat nous parle du secteur du beau livre, du travail avec les licences, des communautés de fans ou encore du marché du livre américain.
Le 06/06/2017 à 16:52 par Laurène Bertelle
Publié le :
06/06/2017 à 16:52
Rodolphe Lachat, fondateur des éditions Huginn & Muninn (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Rodolphe Lachat : Ça fait très longtemps que je suis dans l'édition, plus d'une quinzaine d'années. J'ai commencé à la Table Ronde, puis j'ai travaillé chez Chroniques et Dargaud et j'ai été directeur éditorial des éditions du CNRS. Par la suite, j'ai souhaité revenir à des univers que je n'avais pas beaucoup traités jusque-là, à savoir le beau livre d'images, et plus particulièrement un sujet qui me semblait à l'époque dévalorisé, la culture populaire.
J'ai donc quitté le CNRS et suis venu proposer mon projet à la direction générale de Media Participations qui m'a fait le grand plaisir d'accepter pratiquement dans l'heure qui a suivi notre réunion. Huginn & Muninn est ainsi né en 2010, avec pour principe de s'attacher donc uniquement à la culture populaire, c'est-à-dire l'exploration de la littérature et du cinéma de genre, des séries télé, de l'animation, de la bande dessinée, principalement dans sa composante comics et mangas, des jouets et des jeux vidéos. C'est à peu près le spectre que nous voulions balayer, avec aussi une touche de musique, principalement métal.
Rodolphe Lachat : Lorsque je me déplaçais en salons (j'allais beaucoup à la Comic Con de San Diego), je me rendais compte qu'il y avait aux États-Unis, en Italie, en Grande-Bretagne, au Japon, des maisons entièrement dédiées à la culture populaire. Et elle le méritait parce qu'elle était partout : avec l'explosion des effets spéciaux, on a vu l'arrivée des grandes sagas de fantasy, de science-fiction, de superhéros, tout cela arrivait à peu près en même temps au cinéma au début des années 2000, avec Le Seigneur des anneaux, Superman, Spiderman...
Le public s'est de nouveau passionné pour l'univers de l'imaginaire. Partout dans le monde ont éclos des petites maisons dédiées à la culture populaire. À l'époque, on utilisait aussi beaucoup le terme de geek. Nous, on l'utilise avec parcimonie, parce qu'il est un peu galvaudé à mon sens. Il y a une sorte de geek exploitation. Si tout le monde est geek, plus personne ne l'est...
Par ailleurs, en France, on a une véritable tradition de la culture populaire, des feuilletons du XIXe siècle jusqu'à aujourd’hui en passant par les grands héros de polars. Donc d'un côté, la culture populaire est partout, on célèbre les geeks, À Nous Paris titre « le geek c'est chic », il y a des maisons partout dédiées à cette culture pop, mais pas en France. D'où l'idée de Huginn & Muninn.
Rodolphe Lachat : Au départ, notre but était de publier 6 à 12 livres par an, maximum 15. Et aujourd'hui, nous en sommes à 120 livres par an. Je pense que nous n'avons pas respecté notre première règle (rires). À partir du moment où on ne respecte pas sa première règle, on s'accorde beaucoup plus de liberté dans plein d'autres domaines. Et ça a bien marché dès les premières années avec 6 titres parus. Nous avions un très beau livre sur l'univers DC Comics pour fêter leurs 60 ans. On était le premier éditeur à faire un beau livre sur cette franchise. Aujourd'hui ça semble normal, mais à l'époque, faire un livre sur les couvertures mythiques de DC Comics semblait un peu étrange pour tout le monde. Ça ne l'était finalement pas tant que ça puisque le livre a été épuisé dès sa sortie.
Dès la première année, Star Wars a aussi été très présent dans notre ADN : avec L'Encyclopédie LEGO Star Wars, qui a été et continue d'être l'un de nos meilleurs best-sellers, mais aussi un petit coffret figurine Yoda, et un livre en partenariat avec Bragelonne sur Dark Vador, qui était déjà un premier positionnement dans la maison d'édition : avec 8 000 exemplaires vendus 60 €, c'était à la fois du collector et du grand nombre. Tous les exemplaires ont été vendus.
Ça a rapidement défini ce qu'on voulait faire. On est très vite devenu l'éditeur officiel de nombreuses marques de référence. On a commencé par Lucasfilm qui a eu la bonté de nous faire confiance alors que nous n'étions encore rien, que personne ne nous connaissait. Ça nous a donné une belle carte de visite pour aller voir les autres marques. Petit à petit on est devenu l'éditeur officiel pour les beaux livres de beaucoup de licences Disney (Marvel, Star Wars, Disney Pixar, L'Étrange Noël de Monsieur Jack inclus), mais aussi de pas mal de choses rattachées à Warner Bros et au monde du jeu vidéo, avec Ubisoft et Blizzard, entre autres.
Rodolphe Lachat : On est le groupe qui a la plus belle rentabilité du monde. Moi j'ai longtemps travaillé tout seul, pendant deux ou trois ans pratiquement, avec quelques stagiaires exceptionnels. Et ensuite, j'ai eu la chance d'engager deux éditrices, Sabrina Lamotte et Amélie Retorre, puis une chef de fabrication. On avait une mentalité très start-up et on continue à l'avoir : on a des petits locaux, on fait nous-mêmes nos cartons... on est 4 ou 5 pour faire 120 livres. Donc on va vite, on travaille beaucoup.
Rodolphe Lachat : Huginn et Muninn sont les deux corbeaux du dieu Odin, qui est le plus grand dieu de la mythologique scandinave. Ce sont deux corbeaux qui partaient chaque matin parcourir les neuf mondes et qui revenaient chaque soir dire à Odin ce qu'ils avaient vu et entendu. Par ailleurs, l'un représente la mémoire et l'autre l'imagination. Le côté avant-gardiste de l'un et nostalgique et vintage de l'autre, ça représentait parfaitement les deux aspects que l'on voulait donner à notre catalogue.
Rodolphe Lachat : À partir du moment où ça a très bien fonctionné, cela a éveillé l'appétit d'autres maisons. Progressivement on a vu des éditeurs, parmi les plus grands d'ailleurs, avoir envie de faire de la culture pop. Moi j'ai bien senti que ça allait être compliqué, parce que la politique de mon groupe est raisonnable, c'est-à-dire qu'on ne fait pas de surenchère sur des livres.
Je suis donc parti m'installer en Californie, à San Francisco, afin d'être plus près des éditeurs là-bas et pour sécuriser les livres, puisque plus de 50 % de notre production est de la traduction de livres issus de 5 principales maisons d'édition anglo-saxonnes, deux au Royaume-Uni (Titan Books, Dorling Kindersley) deux sur la côte ouest (Insight Editions, Chronicle Books) et une sur la côte est (Abram Books). Si je travaille main dans la main avec eux, ça leur est plus difficile de proposer un projet à un autre éditeur français, même si ce Français propose davantage d'argent. Et puis cela me permettait aussi de me rapprocher de tous les ayants droit, puisque les chaînes de production, les majors sont principalement à Hollywood.
C'est donc ce que j'ai fait pendant 4 ans. C'était un peu épuisant, beaucoup de voyages. C'est aussi communiquer avec une équipe qui a 9 heures de décalage horaire, ce qui implique de se lever très tôt et de passer beaucoup de temps au téléphone. On travaillait en 3/8 : quand je me levais, j'avais les questions de mon équipe et tout ce que je devais faire pendant qu'elle dormait. Puis elle arrivait au bureau quand moi je dormais. Ça ne s'arrêtait jamais. C'est aussi pour ça qu'on a pu réaliser autant de livres avec si peu de personnes. Les résultats ont été très vite probants, puisqu'on n'a pas eu à craindre véritablement la concurrence. Depuis, j'ai déménagé à New York pour être plus proche, avoir moins de décalage horaire et pouvoir faire les voyages plus souvent.
Rodolphe Lachat : Nous faisons principalement du livre officiel, et à partir du moment où c'est officiel, les licences touchent des royalties, entre 8 et 10 %, comme un auteur. En ce qui concerne le droit de regard, il est total, et c'est parfois compliqué. On n'a pas un seul interlocuteur, ou du moins il n'est pas le seul à valider. Il faut demander l'avis du producteur, des acteurs... Il y a une immense chaîne de validation, ce qui rend ces projets très difficiles à monter. Souvent on pense que c'est terminé, mais quelqu'un n'est finalement pas d'accord avec une phrase ou une illustration. Même quand on est en train d'imprimer et qu'ils veulent changer quelque chose, on le fait.
Pour ces personnes-là, que je respecte par ailleurs, le livre n'est qu'une carte de visite. Ils ne vont pas faire d'argent avec ça. La plupart vont vendre entre 4 000 et 6 000 exemplaires, et pour un studio de production, 8 % de 5 000 exemplaires à 35 €, soit 20.000 $, ça ne va pas révolutionner leur compte d’exploitation. Ce n'est rien comparé à ce que va rapporter la production d'une ligne de T-shirts, de chaussettes, de jouets, qui sont des choses de grande consommation et qui sont surtout très simples à valider : c'est un contrat, une charte graphique qui est exploitée, un dessin par T-shirt, et des T-shirts partout dans le monde ou en France. Un livre, c'est un contrat compliqué, des milliers de clauses, pour arriver à quelque chose qui se vend peu. Donc c'est surtout une carte de visite pour eux, et ils veulent qu'elle soit exceptionnelle.
Après, il y a des maisons qui ont des cellules Publishing comme Disney. Elles ont à l'intérieur de leur consumer product des personnes formées et dédiées au livre qui parlent à des éditeurs. Mais quand c'est la personne qui s'occupe de tous les produits dérivés, donc à la fois des jouets, des vêtements, des jeux vidéos et des livres, c'est plus compliqué. Généralement elle est seule, et elle a peur de faire une bêtise donc dans le doute, elle préfère dire non. C'est donc beaucoup de travail, de challenges, mais aussi beaucoup de plaisir.
Rodolphe Lachat : Il y a des éditeurs qui arrivent à penser sur deux ans, nous on déteste ça. On a ce côté start-up et passionné, qui fait, je crois, notre succès, et l'idée que l'on va se réunir en comité pour parler de projets pour 2019, et qu'on va patiemment tous les mois développer le projet, ce n'est pas possible. Là on vient de signer un livre il y a trois semaines, pour octobre, donc ça fera quatre mois, et c'est possible, on l'a fait plein de fois. Mais un temps agréable pour nous, c'est un an environ.
On fait généralement plusieurs réunions autour de la foire de Francfort, le grand rendez-vous annuel des professionnels. C'est là où l'on rencontre tous nos homologues. On échange beaucoup, ils nous disent leur projet pour l'année prochaine. Après Francfort, on a déjà une vision à 80 % de ce qu'on va acheter, et à partir de là on réfléchit à ce que l'on va créer.
Nous sommes aussi un éditeur très saisonnier. Le beau livre se vend principalement en octobre, novembre et décembre. On essaie de sortir de ça, parce que c'est difficile économiquement : vous sortez beaucoup de livres à la fin de l'année, aucun au début de l'année alors même que l'on a les retombées des mois passés. Là on a un beau livre sur La Belle et la Bête, qui reprend l'histoire du conte jusqu'au film, qui vient de sortir et qui a bien marché. On sent aussi qu'on pourrait sortir un livre sur Harry Potter à n'importe quel moment de l'année et que ça fonctionnerait. Mais à part ces exceptions, on a essayé de sortir d'autres livres moins « faciles » dans les 6 premiers mois de l'année et ça n'a jamais marché ou très peu.
C'est aussi une question de place. Le libraire, même s'il nous soutient, et il y a une vraie fidélité des librairies pour notre maison, a un certain nombre de mètres carrés. Ce n'est vraiment qu'à la fin de l'année qu'il va trouver de la place pour exposer du beau livre et être capable d'en commander davantage. Le reste de l'année, il peut par exemple commander un seul exemplaire d'un ouvrage.
Rodolphe Lachat : Je ne peux pas parler à la place des éditeurs qui font des beaux livres généralistes. Huginn & Muninn, elle, est une maison qui s'adresse à des niches de passionnés, de collectionneurs : Star Wars, Harry Potter, Games of Thrones, et un peu de métal... ce sont les communautés auxquelles on sait le mieux parler. Ils ne vont peut-être pas tout acheter, mais ils vont acheter beaucoup parce que ce sont des collectionneurs, qu'ils ont besoin d'avoir ces livres, et puis ce sont des livres intéressants qui vont les renseigner sur leur passion.
Ensuite, ce qu'on propose nous, c'est l'anti livre numérique. En fait, je préfère le terme américain pour les beaux livres : « coffee table books », c'est exactement ça. C'est le livre que l'on pose sur sa table basse, qu'on est fier de montrer, qu'on veut regarder tous les jours, qui fait partie de votre décoration, qu'on a besoin de posséder et d'afficher. Je pense que c'est comme cela que les livres de Huginn & Muninn, et plus généralement en France, sont conçus. En plus, beaucoup de nos ouvrages contiennent des plus-produits, des fac-similés, des choses détachables ; il y a un coté livre-objet, livre ludique, petit musée miniature qui fonctionne très bien, qui fait qu'on est capable de mettre entre 35 et 40 € pour l'acquérir, parce que c'est plus qu'un livre.
Rodolphe Lachat : Donc non, je ne ferai jamais de livre numérique. Je n'en fais pas, je n'en lis pas, je ne sais même pas comment ça fonctionne. C'est surtout pour être sûr qu'aucun patron ne me demanderait de faire du livre numérique que j'ai choisi les beaux livres (rires). On en fera peut-être, parce que ne faut jamais dire jamais, pour les essais et les romans.
On n'est pas radicaux à ce point, mais l'idée du beau livre collector qui serait plus qu'un livre, c'est vraiment ça qui fait la création de Huginn & Muninn.
Rodolphe Lachat : C'est peut-être un peu cloisonnant de les délimiter de la sorte, mais on a environ trois publics. Le tout public d'abord : du jour au lendemain, on peut se prendre de passion pour une série. Ça pourra durer quelques saisons, on ne sera pas forcément passionné, mais parce qu'on l'aime bien, on peut être capable d'acheter un livre dessus. Ensuite il y a le fan, qui va acheter tout ou presque, parce que ça fait partie de sa vie, c'est pratiquement sa vie. Et enfin, il y a le geek et le multi-fan, qui se passionne pour plusieurs univers : Game of Thrones, How I Met Your Mother, Star Trek, il lit des comics, des mangas, il va au cinéma regarder tous les films de super héros, il aime les jeux vidéos... Donc à tous ces gens-là on doit parler différemment, ou du moins on essaie de le faire.
La communication digitale a été très importante aussi, dès le début. Je me fiche d'un article dans Le Point sur Dark Vador. Je serais tout à fait ravi d'avoir un article dans Le Point sur plein d'autres choses bien sûr, mais le fan de Dark Vador n'en a pas besoin. Quand il y a des communautés bien délimitées comme ça, à partir du moment où j'ai renseigné les bons sites, qui vont relayer l'information sur leurs forums et leurs réseaux sociaux, on n'a pas besoin de plus. En contrepartie, ces fans-là qui relaient nos informations, qui sont nos plus fidèles émissaires, sont exigeants. Ils nous posent des questions, on reçoit un message par heure ou plus sur notre messagerie Facebook. Ils sont toujours très sympathiques. Soit ils nous font remarquer qu'il a des erreurs, soit ils nous interrogent ce qui va sortir. Surtout Harry Potter.
La communauté la plus présente en ce moment c'est Harry Potter, et de loin. Moi je les aime beaucoup, je les trouve très sympathiques. Le fan de Star Wars, qui a vu l'un des premiers films de la trilogie au cinéma, a entre 40 et 50 ans : il a son livre Star Wars régulièrement, depuis 20 ans, donc il est très exigeant. Le fan de Harry Potter, lui, n'a pas grand-chose : uniquement les romans et les films, souvent, il a commencé à lire les romans entre 5 et 10 ans, il a attendu la sortie des romans et des films comme un compte à rebours, si bien qu'Harry Potter a été une part prépondérante de sa vie pendant 10 ans, à une époque où on se forme mentalement. Maintenant qu'il n'y plus de roman à attendre, chacun de nos livres est bien accueilli, avec beaucoup d'intérêt et de gentillesse.
Il y a enfin une communauté renouvelée : les jeunes fans de Disney. Il y avait une communauté de spécialistes de Disney qui ont connu les films du vivant de Walt Disney, qui ont aujourd'hui entre 40 et 60 ans. Et puis il y a toute une génération qui a vu ses premiers films Disney au cinéma, La Belle et la Bête, La Petite Sirène, etc., et enfin celle qui est arrivée avec La Reine des Neiges et autres. C'est une nouvelle communauté très gentille. On avait un peu peur là-dessus parce que Disney, c'est un peu généraliste. Mais nous on savait que c'était un univers de la culture pop important, donc on a signé un deal avec Disney pour être éditeur officiel pour les beaux livres.
Rodolphe Lachat : On en fait très peu, justement pour le problème que vous venez de soulever. Quand on l'a fait, ça ne s'est pas toujours bien passé. Soit on l'a fait de façon très voulue, par exemple avec les Games of Thrones saisons 1 et 2, puis Game of Thrones saisons 3 et 4, et ça a fonctionné. Mais le livre sur les 4 premières saisons de Homeland au contraire, n'a pas marché. Donc maintenant on essaie d'attendre que la série soit terminée. Là par exemple on va sortir un livre sur Vampire Diaries. Mais par contre, même s'il y a une grosse fanbase en France, on ne peut pas sortir maintenant un livre sur Supernatural, ça n'aurait pas de sens.
C'est aussi d'autant plus difficile aujourd'hui, car l'offre en séries est délirante. Il y a quelques années, les fans de séries pouvaient quasiment tout regarder, aujourd'hui ce n'est pas possible. Même si quelqu'un a été fan d'une série, le risque est grand qu'il passe à autre chose quand elle se termine. On essaie donc de se focaliser sur les séries qui sont cultes ou qui vont le devenir : Buffy, Lost, Twin Peaks, X-Files.
Rodolphe Lachat : On a beaucoup de chance d'avoir un marché français. C'est un marché merveilleux, rempli de plein de petites librairies. Elles sont sauvées grâce à la loi sur le prix unique, qui fait qu'un petit commerçant de la banlieue de Marseille va vendre son livre au même prix qu'Amazon. Ce n'est pas du tout le cas aux États-Unis. Amazon est devenu le premier libraire et de loin, les grandes chaines Barnes & Nobles sont en train de fermer les unes après les autres. Un petit réseau de librairies survit, mais elles deviennent des sortes de showrooms dans lesquels les gens viennent prendre des photos des livres puis rentrent chez eux et vont les commander sur Amazon.
Après, quand un livre a du succès, il peut fonctionner de manière quantitative impressionnante, car la population est très grande. Un immense best-seller va nourrir une maison pendant plusieurs années. Mais à part ces exceptions, faire un livre est très difficile : ça nécessite beaucoup plus de travail, notamment du côté de la diffusion et distribution, du marketing. Tout devient compliqué quand il n'y a plus de libraires. Ce qui n'est heureusement pas le cas en France. Et puis en France, tous les médias sont intéressés par le livre, on a des pages culture, des revues spécialisées, dans la BD par exemple. Ce sont aussi des relais primordiaux que je n'ai pas toujours aux États-Unis.
Rodolphe Lachat : Il n'y a pas une maison d'édition aujourd'hui en France qui ne veuille pas faire de livre sur la pop culture. Alors qu'il y a 6 ou 7 ans, quand j'allais à Francfort, que je voyais mes amis de Chronicle Books et que je leur disais que j'étais intéressé par un de leurs livres sur Superman, ils me disaient « Tu es sûr? ». Aujourd'hui, le même vendeur me court après, en me disant : « J'ai un super livre sur Shazam, j'ai déjà trois offres françaises. » Tout cela s'explique par l'opportuniste, la geek exploitation. Les gens font des livres en fonction de ce qui marche. Comme on a montré que de tels livres pouvaient exister et fonctionner en France, ils veulent faire pareil.
Donc on est un peu gênés par la concurrence, mais pas trop, parce qu'entre-temps on a réussi à acquérir notre légitimité, notamment grâce au lien que l'on entretient avec les libraires. Le problème, quand on est arrivés, c'était le positionnement en librairie. Comme personne ne s'intéressait à ça, les librairies se demandaient où ranger nos livres. Souvent, ils finissaient dans le rayon « cinéma ». Depuis, on a travaillé beaucoup avec notre distribution et les librairies pour qu'ils créent un rayon pop culture. C'est le cas maintenant : la Fnac a commencé à mettre en place une nouvelle signalétique en magasin. Le rayon « beaux arts » s'appelle maintenant « beaux arts et pop culture ». Cultura a également créé un rayon pop culture. Forcément pour nous, c'est plus simple.
Enfin, il faut parler des créations, d'abord parce qu'on en a besoin. Les traductions, c'est compliqué : on ne peut pas changer la maquette, et pourtant le français est plus long que l'anglais. Donc il y a tout un travail d'adaptation, parce que quand il s'agit d'un roman, on peut ajouter des pages sans problème, mais pas pour un beau livre. On prend donc beaucoup de plaisir à faire nos propres créations. Ça nous aide a assoir notre légitimité, parce qu'on a réussi à réunir tous les spécialistes français de la culture pop, par exemple David Fakrikian qui a signé une biographie de James Cameron, Thomas Olivri, patron du blog Geek Art, qui connait un immense succès avec ses volumes Geek Art, ou encore Alain Carrazé, spécialisé en séries, et Pierre Lambert pour Disney.
On a voulu faire venir cette famille de spécialistes, qui n'était pas orpheline, car elle publiait de temps à autre, mais qui n'avait pas de maison. Tous ces gens-là qui écrivent dans les journaux, qui parlent à la télé depuis des années, maintenant ils travaillent chez nous. Sans prétention de ma part, mais plutôt avec beaucoup de fierté, nous réunissons donc à la fois les spécialistes français, et les plus grands univers de franchises.
Rodolphe Lachat : On a fait plusieurs expériences, certaines marchent, d'autres non. On aimerait bien développer la papeterie. On a fait un peu de carnets, de calendriers des boîtiers de cartes postales, avec un succès mitigé, contrairement aux États-Unis. Là-bas, les produits de papeterie, le « craft », c'est quelque chose d'immense. Il n'y a pas un magasin où il n'y a pas un rayon papeterie. En France, Moleskine a changé pas mal de choses, mais ça reste très timide par rapport aux gammes incroyables des éditeurs américains. Et pourtant c'est un vrai plaisir d'éditeur de faire des choses de ce type-là.
Après on a Fantask, notre collection d'essais, donc uniquement du livre en noir. Un beau livre c'est bien, mais il n'y a pas beaucoup de texte, c'est beaucoup d'images, et parfois on avait envie d'aller plus loin et il y a des sujets comme Twin Peaks pour lesquelles il y a de longues choses à dire. On a notamment publié des biographies de Pharrell Williams, James Cameron ou Stan Lee.
On a aussi créé nos romans, d'abord avec Marvel, puis avec Aliens. On reste dans les franchises, mais ce sont des histoires inédites, pas des novélisations. Demain on se lancera aussi sûrement dans les jouets et les DVD, le cinéma, « Huginn & Muninn Home Vidéo », mais je n'en dis pas plus... On est au tout début de ça, mais il y a plein de films à redécouvrir, plein de coffrets à inventer, de réalisateurs à mettre en avant. Et puis les jouets, c'est autre chose, mais on y tient beaucoup. La base de la religiosité, c'est un livre sacré et des statues. La religion pop culture, c'est des beaux livres et des action figures.
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