Édité chez Stock en 1945, une date qui en valait bien une autre pour un ouvrier qui n’avait pas d’ambition littéraire, Travaux est le premier livre de l’œuvre discrète mais sûre de Georges Navel. Il était préfacé par Paul Géraldy, avec qui Navel s’était lié à la faveur de quelques travaux manuels qu’il avait effectués chez lui. On songe avec amusement à la rencontre improbable entre ce dramaturge à succès de la bourgeoisie de l’entre-deux-guerres et cet ouvrier cultivé à l’esprit libertaire qui, à l’époque installé dans le Haut-Var, s’était fait apiculteur après avoir exercé mille métiers entre le Nord et le Sud, l’usine et la campagne. Juste avant la guerre, Navel avait donné des articles à L’Humanité et à Commune. Encouragé par Géraldy, Navel écrivit Travaux à partir des notes qu’il avait couchées dans des cahiers au fil de ses déplacements. Suivront les récits autobiographiques Parcours (1950), Chacun son royaume (1960) et plus tardivement Passages (1982), tous dans l’esprit de Travaux, et surtout Sable et limon (1952), ouvrage composé de lettres écrites au philosophe Bernard Groethuysen.
Le 16/07/2017 à 09:00 par Les ensablés
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16/07/2017 à 09:00
Les querelles entre écrivains prolétariens, communistes et populistes sont choses du passé lorsque Navel arrive sur la scène littéraire. L’usine, qui occupe une place-clé dans Travaux, ne serait-ce que comme repoussoir, situe d’une certaine manière le livre de Navel dans l’esprit de L’Usine (1931) de Jean Pallu, et prélude aux Belles Journées (1949) du militant communiste Maurice Lime et au Journal d’un ouvrier (1959) et du métallo Daniel Mothé.
La condition prolétaire fait partie intégrante de la posture littéraire de Navel, issu d’une famille ouvrière nombreuse et lui-même ouvrier dans les premières années de sa vie. Mais le talent est bien celui d’un poète. Car ce qui frappe dans son œuvre, c’est la qualité de la langue littéraire, ce style « étonnamment expressif pour un homme qui s’est formé tout seul », comme le disait Henri Crouzel dans son compte rendu de Travaux dans la revue Études en juillet 1946. La réussite de Navel n’est pas un cas unique, la démocratie littéraire en a donné quelques autres, de ces écrivains de grande tenue que rien ne prédisposait à bâtir quelque chose comme une œuvre. Celle de Navel n’est pas volumineuse, mais elle est cohérente et le talent indiscutable. La phrase est simple mais profonde, et l’expérience et l’observation qui, faites autant de sagesse que de finesse, lui font énoncer quelques grandes vérités, ne sentent pas le poncif. L’émotion porte, elle a la beauté qui fait défaut à la misère économique dont elle procède ; c’est la fleur qui pousse dans la boue.
Travaux commence un peu comme du Camus : « Ma mère m’a eu à quarante-sept ans. Je l’ai toujours connue comme une mère, comme une femme dont la beauté ne compte pas, mais seulement la bonté, la chaleur, la main à tartines. » Navel retrouvera son souvenir vers la fin de son livre, lorsque, en proie au découragement après vingt ans de métiers et de recommencements, il repère dans le simple geste de saler la soupe dans la marmite celui de sa mère. Il observe, à travers ce geste, que le souvenir maternel fait le pont entre les générations, que si le travail manuel abrutit, la vie s’agrandit par la pensée. « La vie, c’est ce qu’on touche, les mêmes sensations amènent aussi les mêmes songes. »
C’est en vertu de ce principe que Navel peut aussi comprendre la vie du père, manœuvre aux fonderies de Pont-à-Mousson, en Lorraine, pendant quarante ans, et se permettre de la juger. Navel voit dans son père un être amer et déçu, surtout un homme résigné, comme si rien ne pouvait améliorer la condition ouvrière. Le point de vue de l’écrivain est autre. Si Navel entre à quinze ans à l’atelier où travaille son père, il est surtout initié par un frère aîné aux luttes syndicales et fréquente les réunions libertaires. La Révolution russe resplendit à l’Est, et le marquera à jamais : « Je ne me suis jamais guéri de 1919 », écrit-il. 1919 : au lendemain de la guerre, c’est sur les répercussions européennes qu’il veut mettre l’accent, sur un nouveau rapport à la vie et aux choses qui fera de l’écrivain un enfant de Karl Liebknecht, de Rosa Luxemburg, de Lénine.
L’usine ne sera pour lui qu’un cachot, comme l’avait été l’école ; la répétition mécanique des gestes le tue. En attendant de refaire le monde, la nécessité de respirer la nature, de faire corps avec la terre, le font descendre vers le sud ; il fait du terrassement dans les Basses-Alpes, récolte du sel aux salins d’Hyères, fait les vendanges dans un village de l’Hérault, cueille des pêches à Fréjus, manie la faucille à flanc de montagne, dans un « pays blanc et bleu de calcaire et de lavande, étrangement immobile », gardant un œil sur le mont Ventoux, parce que la grandeur de la nature permet aussi à l’homme de mesurer la dignité qu’on lui refuse si souvent. Rares sont ceux qui sur les chantiers, comme lui, pensent que le monde doit changer, souscrivent à la pensée révolutionnaire, comme ces terrassiers qu’il admire parce qu’ils peuvent rendre le mépris qu’on leur porte. « Ils savent qu’eux aussi, en allant aux écoles, auraient pu faire dans le monde figure plus avantageuse. » « Je lis l’organisation sociale dans un jardin, la barbarie dans les murs qui l’entourent », précise Navel.
La mer, les arbres, les oiseaux, rien de plus simple ni de plus inutile, et donc de plus beau. Navel y trouve la plénitude d’une vie libre qui exige de garder ses sens en éveil, comme le travail commande l’esprit critique. Il y a quelque chose chez lui qui rappelle Giono, le romancier sensuel de la terre. Sauf que chez Navel la relation à la nature, au monde, à la vie concrète a valeur d’ascèse, elle est une arme de combat contre « l’état de sécheresse intérieure [qui], encore plus que la faim, est le vrai mal des hommes », car « la souffrance n’est pas la douleur musculaire, mais l’ennui ». « J’essayais de vivre complètement réveillé, toujours conscient du moment, de la chose, du geste. Il n’y a que l’enfance qui vit dans la découverte. L’adulte vit endormi dans ses habitudes. C’est toujours beau d’apprendre la vie, et tout à coup j’apprenais à l’arbre vert du contact direct. Il n’y a que la vie où l’on s’émerveille qui vaut la peine d’être vécue. »
L’attention à la nature est du même ordre d’exigence chez Navel que l’attention, la précision et la patience que requiert le travail manuel. « Je m’occupais à donner à mes mains le maximum d’habileté, ne faisant aucun geste sans que l’attention n’y participât », note-t-il lors de la cueillette des cerises. De retour à l’usine (c’est le dernier chapitre), devenu ajusteur de fabrication dans l’équipe des bielles et des coussinets, il indique : « Pour le modeler, il ne fallait faire qu’un avec le métal, se marier, n’être qu’avec lui, être en relation constante avec le grignotage de la petite râpe, l’enregistrer, le mesurer à l’intérieur. […] Avec la sensation d’être aussi vide qu’un tambour, je me réjouissais, dans ma tâche toujours difficile, d’être un homme, une combinaison de forces, de facultés aux prises avec le noir de la matière. » L’écrivain charpentier René Bonnet écrira des pages semblables dans À l’école de la vie, paru la même année que Travaux. Dans Où va le travail humain ? (1950), le sociologue Georges Friedmann parlera, au sujet de Travaux, de « méditation psycho-physiologique sur le corps humain, ses perceptions, l’activité des sens et de l’esprit au travail », rappelant au passage que, dans un autre registre, Jean Prévost s’était livré à des réflexions semblables dans Plaisir des sports (1925). Dans cet essai, Friedmann utilise en effet le livre de Navel pour donner une illustration pratique de ses réflexions théoriques sur « l’opposition du milieu naturel et du milieu technique », car la valeur poétique de Travaux se double d’un témoignage « pénétrant sur le travail dans notre civilisation de transition ».
Par souci d’unité, Navel ne déborde pas le récit de ses emplois. C’est l’école de la vie, la vie de force, comme on dit une camisole de force. Mais dans les marges, on devine pourtant la valeur des livres qu’il lit et médite, Romain Rolland, Nietzsche, sans lesquels Travaux n’aurait pas trouvé ce ton d’assurance littéraire, et l’amour sans lequel une vie ne vaut pas le coup. « Le monde vrai, c’était l’amour, qui me rendait encore plus nécessaire le monde du fer ». Mais cette vie au-delà du travail n’est pas donnée, il faut avoir le courage de la recréer après une journée éreintante, et parfois le moral flanche. « J’avais besoin d’une santé double, je voulais vivre après le travail, être un homme libre. Je n’avais pas réussi. » C’est que dans les usines, sur les chantiers, « des milliers d’hommes, dans le travail moderne, robots de la série et de la chaîne, s’ennuyaient avec plus ou moins de patience », philosophe-t-il dans une longue réflexion pascalienne mise au goût prolétarien. « L’ennui partout, sauf là où les hommes s’animent d’intentions généreuses, ont un but en commun. Je pensais à la Russie, à ce grand dégel paysan. » Parce que la vie ne pourra pas toujours être absurde.
À sa parution, Travaux connut un réel succès, et Michel Ragon, vingt ans plus tard dans son Histoire de la littérature prolétarienne de langue française, écrira que Travaux est très certainement l’un des plus beaux livres, l’un des plus émouvants de la littérature ouvrière ». Cela ne fait aucun doute.
François Ouellet
Juillet 2017
Par Les ensablés
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