Il est parfois l’heure du bilan, même pour les licornes. Voilà presque deux mois que je vous propose mes modestes chroniques et j’avoue ressentir un immense plaisir à me dire que je réussis, dans la mesure de mes moyens, à convaincre certains d’entre vous à se rendre dans une librairie, une bibliothèque ou à emprunter un livre à l’un de vos amis.
Le 28/08/2017 à 11:55 par La Licorne qui lit
Publié le :
28/08/2017 à 11:55
J’ai également pris conscience que je ne suis pas, et ne serai jamais, une véritable critique littéraire. Peu m’importent les figures de style, le rythme des phrases, le temps de narration, l’unicité du lieu ou la vraisemblance du récit. Je ne juge pas ni ne distribue les bons et les mauvais points. J’aime juste les livres. Pour l’objet bien sûr, l’odeur familière du papier (vous connaissez déjà ma réticence à l’égard des tablettes), le poids rassurant des pages, la luminosité d’une couverture, l’harmonie de la mise en page. Un livre n’est pas uniquement une histoire racontée par un écrivain.
Non, un livre représente des potentialités infinies et offre une chance extraordinaire de contempler des images jusqu’alors inconnues, se retrouver dans des situations inédites et rencontrer des individus dont on ignorait l’existence. Un livre, c’est bien la vie, pour reprendre l’adage de l’héroïne du dernier roman de Romain Puértolas (cf. chronique précédente). Un livre, c’est la vie dans tout ce qu’elle comporte de complexe, de violent, d’amusant, de surprenant, d’inattendu, de décevant. Un roman, un polar, une bande dessinée, une biographie, un livre pour enfants sont des condensés de ce que nous, êtres humains et merveilleux, traversons, subissons, éprouvons.
Et évidemment, logiquement, on s’identifie aux personnages, on s’y attache, on les adore, on les hait, on les repousse, on les plaint. La première figure littéraire qui provoqua en moi ce genre de sentiments fut sans aucun doute Emma Bovary. J’en étais arrivée à la considérer comme l’archétype de la femelle adulte que je ne devais absolument pas devenir. J’ai relu Flaubert, plus tard, plus grande, et j’ai trouvé quelques circonstances atténuantes à Emma, elle m’a même attendrie. J’ai voulu qu’elle aille mieux. Tout comme j’ai voulu qu’Eleanor Oliphant aille mieux, qu’elle s’en sorte et qu’elle réalise qu’elle est une femme forte, admirable et aimable, au vrai sens du terme.
J’aurais adoré qu’Eleanor et moi soyons amies. Eleanor, c’est la fille que l’on ignore, que l’on exclut, dont on ne s’occupe pas. Elle n’est pas belle, elle n’est pas hilarante, elle n’est pas à la mode, elle est bizarre. Grossière erreur, cette fille dissimule un trésor, mais la cicatrice qui défigure une partie de son visage et les allergies qui recouvrent ses mains nous donnent des excuses parfaites de ne pas trop nous approcher d’elle.
Eleanor Oliphant va très bien . Le titre nous dévoile la fin. Eleanor ira très bien, mais la plupart du temps, le processus compte plus que le résultat final. Il serait surprenant que Gail Honeyman ait ignoré en écrivant son premier roman que l’Oliphant apparaît originellement sous la plume de Tolkien dans le Seigneur des Anneaux. Gigantesque pachyderme, l’Oliphant, ou Mûmak pour les connaisseurs est un animal de combat et une arme d’intimidation. Car Eleanor se meut dans le monde tel un éléphant dans un magasin de porcelaine.
Peu adaptée aux convenances sociales et aux interactions humaines, Eleanor, 30 ans et comptable dans une société de design, mène sa barque seule. Elle s’autosuffit. Enfin, c’est qu’elle a toujours pensé. L’oliphant est aussi un cor de chasse employé par les chefs de guerre pour annoncer l’arrivée de l’ennemi. Par sa manière de décrire un univers auquel elle n’appartient pas, Eleanor exprime une certaine forme de poésie et une musicalité mélancolique. Elle observe, elle jauge et repousse toute intrusion dans sa bulle. Cette jeune femme, qui se demande souvent à quoi elle sert, se protège : d’elle-même, des autres, qu’elle estime mal élevés et peu cultivés, et de sa mère. Cette mère, cassante et brutale qui lui répète lors de leurs conversations téléphoniques du mercredi soir qu’elle est mauvaise, qu’elle se trompe, qu’elle n’est pas assez bien.
Eleanor croyait donc qu’aucune pièce ne manquait à son puzzle, qu’elle n’avait besoin de personne. Elle s’était persuadée que son quotidien — travailler, faire des mots croisés, manger des pâtes au pesto, lire et noyer sa solitude dans la vodka — l’empêcherait de sombrer, tout en supposant « que l’une des raisons qui nous permettent de vivre le temps qui nous imparti dans cette verte vallée de larmes est qu’il y a toujours une possibilité que ça change, même très peu ».
Deux évènements, deux rencontres, vont chambouler, et pas qu’un peu, les fausses convictions d’Eleanor. D’abord, elle tombe amoureuse d’un chanteur qu’elle entraperçoit lors d’un concert et pour qui elle décide de devenir visible. Ensuite, elle fait la connaissance de Raymond, le nouveau collègue du service informatique, pour qui, inconsciemment, elle choisit d’aller très bien. Raymond sera celui qui le premier verra le trésor enfoui au plus profond d’Eleanor et qui la forcera à le déterrer.
Mais pour guérir, pour « réparer tout ce qui cloche », pour ne plus « passer sa vie à attendre la mort », Eleanor va devoir ouvrir les portes de son âme et de son cœur qu’elle avait si fermement verrouillées, et revenir aux sources du drame de son enfance, drame qui l’a définitivement marquée, psychologiquement et physiquement. Le parcours sera douloureux, mais Eleanor ira très bien, elle ne sera plus seule, je vous l’assure.
Je vous avais prévenus, je n’ai rien d’une critique littéraire et n’ambitionne nullement de me transformer en une pâle copie d’Éric Chevillard, Jérôme Garcin ou Éric Naulleau. Je suis incapable de démonter un livre et suis nullement légitimée à affirmer que tel ou tel auteur n’a aucun talent. Car les livres, c’est comme les gens. Il y a toujours un petit coffret caché, contenant pierres précieuses, perles et pièces d’or. À nous de faire l’effort de le découvrir, de nous salir les mains, d’aller vers ceux qui ne nous ressemblent pas. Alors si une Eleanor Oliphant croise votre chemin, prenez soin d’elle, elle est peut-être votre meilleure amie.
Et surtout, je sais, je me répète, continuez à lire. Ne vous arrêtez pas aux attaques faciles du petit « entre soi » de Saint-Germain, ne prêtez pas trop attention aux récompenses et aux prix. Lisez pour rire, pour vous divertir, pour rêver, pour apprendre. Le livre dont personne ne parle est peut-être votre trésor à vous.
Je conclus en exprimant ma sincère gratitude à la rédaction d’ActuaLitté, non seulement pour avoir donné l’opportunité inespérée à une licorne de partager sa passion au grand jour, mais aussi pour avoir eu l’audace d’envoyer dans les nuages d’un merveilleux pays un énorme colis qui me permettra de vous entretenir sur les belles choses de la rentrée.
PS : Par contre, pas de fraises tagada, ni de champagne dans le paquet : les douaniers du ciel auraient-ils retenu une partie de la marchandise ? Mystère.
(à paraître 28/09) Gail Honeyman, trad. Aline Pacvon-Azoulay – Eleanor Oliphant va très bien – Editions Fleuve noir – 9782265116511 – 19,90 €
Par La Licorne qui lit
Contact : contact@actualitte.com
Paru le 28/09/2017
430 pages
Fleuve Noir
19,90 €
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