La « culture du silence », selon l'expression consacrée, prendrait-elle fin ? Le témoignage des actrices qui ont précipité la chute du producteur américain Harvey Weinstein, entraînant une libération – une libéralisation ? – de la parole. Logiquement, ce sont les réseaux sociaux qui s'en sont fait l'écho, amplifiant les messages de colère, tristesse ou de soulagement. #MeToo, autant que le plus virulent #BalanceTonPorc, ont marqué profondément, jaillissant de toutes parts, et dénonçant le harcèlement sexuel vécu sous toutes ses formes. Alors, dans l'édition ?
Le 31/10/2017 à 16:00 par Nicolas Gary
Publié le :
31/10/2017 à 16:00
Le 9 novembre, pour l’Éducation nationale, est déclaré journée contre le harcèlement, celui qui pourrit la vie des enfants, quotidiennement. La violence psychologique associée aux menaces et parfois aux agressions. En milieu scolaire, le harcèlement se définit également par sa répétitivité et l’isolement de la victime. (plus d’infos)
Dans le même mouvement la ministre de la Culture, a tenu la semaine passée à souligner la « réalité inacceptable [des] violences faites aux femmes ». Et saluant la prise de parole qui s’effectue, Françoise Nyssen de rappeler que « si la sphère privée est concernée par les violences que subissent les femmes, le monde professionnel l’est au moins autant ».
« Le harcèlement sexuel est malheureusement présent partout dans la société, il n’y a donc pas de raison qu'il ne sévisse pas aussi dans le secteur du livre et nous condamnons évidemment ces pratiques. Si cette prise de conscience collective pouvait changer, dans le futur, le rapport de force et la domination que certains hommes croient pouvoir faire subir impunément aux femmes, alors ce serait une belle victoire », indique Geoffroy Pelletier, directeur de la Société des Gens de Lettres.
Une chasse à l'Homme – au propre comme au figuré – n'aurait aucun sens, sinon celui de la délation. Mais au cours de nos différents entretiens, reviennent en boucle des récits qui se ressemblent : non, l'édition n'est certainement pas à l'abri du harcèlement sexuel. Loin s'en faut. L’égalité entre hommes et femmes fait pourtant partie des négociations au niveau des branches professionnelles. Cela dit, « on ne régule pas ces comportements avec des accords entre organisations professionnelles et syndicats », déplore une éditrice.
Pour Samantha Bailly, présidente de la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse, il faut rappeler que « le harcèlement sexuel est un délit condamné par la loi. Mais encore faut-il que les victimes puissent trouver le contexte et l'appui pour faire valoir leurs droits. La libération massive de la parole dans tous les secteurs professionnels montre une réelle prise de conscience, individuelle et collective, sur un fléau de société d'une extrême gravité, qui détruit des femmes dans un silence assourdissant ».
Briser le silence sur ce sujet est une première étape, la seconde est de faire valoir ses droits aux yeux de la loi quand pareille situation se produit. « C'est donc la responsabilité d'un secteur professionnel de ne pas faire du harcèlement sexuel une anecdote ordinaire, mais bien d'ouvrir les yeux sur cette violence », poursuit-elle. La Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse, en tant qu'association représentant 1400 auteur/auteures et illustrateurs/illustratrices jeunesse, considère que ses missions propres ne peuvent exclure la conscience citoyenne et l'humanité.
« Nous travaillons donc sur le sujet des inégalités hommes/femmes, qui sont pour nous une préoccupation bien réelle. En juin dernier, une commission "Stop sexisme" a été lancée dans notre association, et sera un projet que nous allons faire grandir », conclut Samantha Bailly.
« Les autrices sont plutôt au courant de ce genre de choses », relève Christelle Pécout, vice-présidente du SNAC BD, et membre du collectif des créatrices de BD. « En février dernier, le SNAC BD avait d’ailleurs partagé, la liste de témoignages que le Collectif avait rassemblés. Et par la suite, d'autres autrices ainsi que des femmes travaillant dans l’édition nous ont fait part de gestes ambigus ou de propos déplacés dans un cadre professionnel pouvant tenir du harcèlement. Pour ces dernières, c’est plus compliqué, parce que justement, elles ont moins de liberté de parole. »
domaine public
Pour les auteures de BD, la situation n’est pas nécessairement plus facile : « Économiquement, le milieu va de plus en plus mal. Si une autrice commence à se fermer des portes, en dénonçant un comportement ou une inconduite, cela induit des risques pour ses prochaines œuvres. Il faut alors, malheureusement, avant de parler évaluer les conséquences. » Au paternalisme ambiant dont les autrices pouvaient être victimes, s’ajoute le harcèlement. « Le harcèlement intervient quand il y a répétition d'allusions ambiguës.»
Le billet de février 2017, Paye ta bulle, découle d’ailleurs « d’une exaspération qui avait conduit à la création du collectif. En 2016, on se souvient que dans le cadre de la sélection des noms pour le Grand Prix, il n'y avait pas une seule femme dans la sélection ».
L’année suivante, ce point avait été largement amélioré : « Dans le cadre officiel du FIBD, tout s’est bien déroulé, mais post-festival, nous avons eu des témoignages relevant du harcèlement moral et sexuel, qu'il s'agisse d'auteurs à autrices ou plus grave, d'éditeurs à autrices. Sans parler des blagues sexistes à répétition de la part de professionnels qui finissent par générer une atmosphère pénible pour les femmes. » De là une mise à jour des témoignages sur Paye ta bulle.
Le métier d'auteur, pour les femmes, serait-il particulièrement risqué ? « Je ne pense pas que ce soit bien différent d’autres professions, mais le problème vient de ce que la BD incarne un milieu cool. La bonhomie et la sympathie règnent : dans ces conditions, il devient plus complexe pour une femme de s’exprimer sur le sujet, si on ne veut pas se retrouver blacklistée par la suite. Certaines font le choix de ne pas assister à des manifestations afin de ne pas subir une ambiance qui va les mettre mal à l'aise.»
Le Collectif des créatrices aura, à ce titre, permis de libérer la parole. Réunissant exclusivement des femmes, il a offert un espace d’échanges entre elles. « On négligeait, auparavant, la présence des femmes dans la bande dessinée : ce fut la raison même de la constitution du collectif. Aujourd’hui, on a le sentiment que les mentalités changent en la matière. Qu’il n’est plus possible ni acceptable de faire n’importe quoi – et que les gens le comprennent. »
Reste que, ainsi que plusieurs employées de l’édition ont pu le raconter, « durant les cinq premières années, alors que tu débarques juste dans le métier, ça ne rate pas. Avec l’âge, soit on se blinde, soit on sait comment répondre. Mais ce n’est jamais évident », assure une éditrice. « Le plus infect, c’est cette culpabilité qui plane par la suite... »
Une ancienne attachée de presse, aujourd’hui totalement détachée du secteur, fait part de son écœurement : « Que ce soit avec des journalistes, qui ont pu croire que les AP sont à leur disposition – littéralement ! – ou même avec des auteurs, oui, je pense que nous sommes nombreuses à y avoir eu droit. » Du commentaire insidieux, en passant par les gestes déplacés, « encore faut-il pouvoir mettre les choses au clair, immédiatement ».
« Même si, au vu de son ampleur, il apparaît comme un phénomène de société, le harcèlement — spécifiquement le harcèlement sexuel — relève avant tout d’une affaire d’individus », souligne Pierre Dutilleul, directeur général du Syndicat national de l’Édition. « Pourquoi, dans l’industrie du livre, la situation serait-elle différente des autres domaines de notre société ? » Et d’ajouter : « Que ce soit en mon nom propre, ou celui du SNE, je condamne naturellement toute forme de harcèlement. Sans aucune réserve. »
« Le secteur du livre est un milieu particulièrement féminin. Cela doit nous inviter à examiner les problèmes qui pourraient être portés à notre connaissance avec une attention toute particulière. Cela étant, à ce jour, le SNE n’a pas été sollicité sur ce sujet. »
Et Pierre Dutilleul de reconnaître que « nos membres nous consultent principalement pour des problématiques financières ou juridiques. Il est évident que si nous l’étions, le syndicat mettrait en place tous les moyens dont il dispose pour proposer accompagnement et soutien ». En effet, « les conditions de travail relèvent des attributions syndicales de notre organisation ».
« Si nous étions saisis sur une affaire de harcèlement, nous serions bien sûr tenus à la confidentialité. Ni le Bureau ni le Directeur général du SNE ne pourraient mener d’action en justice. Mais nous ne laisserions personne en danger, physique ou psychologique. Nous pourrions conseiller la personne et l’orienter vers les structures adaptées qui assureront sa prise en charge. »
Aujourd’hui, note Pierre Dutilleul, les victimes de harcèlement ont l’occasion de s’exprimer — l’affaire Weinstein a provoqué un emballement médiatique, notamment sur les réseaux sociaux. Et d’ajouter : « La libération de la parole ne doit pas non plus virer à la vendetta, ou servir des intérêts personnels. Tout cela est avant tout une affaire de justice et de droit. Le Code pénal prévoit tout cela. »
Mais les excès surviendront, inévitablement. « Nous devons nous réapproprier des termes comme vigilance, écoute et bienveillance. D’autant plus que pour une personne victime de harcèlement, la crainte de perdre son emploi et d’être exposée en public conduit plus souvent à se taire. Les enjeux de pouvoirs pourraient sembler moins importants dans l’édition que dans d’autres secteurs — mais il serait insensé de croire que l’édition n’a pas été concernée hier et qu’elle ne l’est pas aujourd’hui. »
Depuis janvier 2017, un dispositif d’alerte et de signalement est ouvert aux 30 000 agents du ministère de la Culture pour, notamment, signaler tout acte de harcèlement sexuel : « Allo Discrim » au 0800 10 27 46.
Le gouvernement a par ailleurs mis en place deux numéros d’appel d'urgence (Victimes : 0842 846 37 et 3019 Violence femme info) pour dénoncer toutes formes d’agressions ou de violences subies.
Une ancienne libraire insiste : « Personnellement, c’est grâce au service juridique que propose ma banque que j’ai pu trouver des solutions. Il faut rappeler qu’il existe cet accompagnement, qui permet dès que l’on possède une carte bleue, de disposer d’une assistance juridique, même minimale. »
Contacté, le Syndicat de la librairie française n'a pas apporté de commentaires.
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
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