DÉCRYPTAGE – Le 27 novembre 2017 s’est tenue à la bibliothèque Françoise Sagan, à Paris, une réunion de l’ABF Île-de-France, au cours de laquelle est intervenu Lionel Maurel pour faire le point sur le prêt numérique en bibliothèque. Ayant été convié, j’ai pu suivre cette présentation synthétique et éclairante.
par Laurent Soual
Consultant associé doXulting
Il y a un peu plus d’un an, le 10 novembre 2016, la Cour de Justice de l’Union Européenne rendait un arrêt concernant l’affaire opposant VOB - Vereniging Openbare Bibliotheken (l’association des bibliothèques publiques néerlandaises) à la VNU (l’association des éditeurs néerlandais) notamment sur l’interprétation de l’article 1er, paragraphe 1, de l’article 2, paragraphe 1, sous b), et de l’article 6, paragraphe 1, de la directive 2006/115/CE du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2006, relative au droit de location et de prêt et à certains droits voisins du droit d’auteur dans le domaine de la propriété intellectuelle (JO 2006, L 376, p. 28). Vous trouverez le texte de cet arrêt à cette adresse.
ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Le propos de Lionel Maurel était de démontrer que cet arrêt, en l’état, est applicable directement en France. Il avait d’ailleurs déjà exprimé cette analyse dans un billet publié le 11 novembre dernier.
La conclusion de l’avocat général de la CJUE citée dans ce billet est très explicite : « Sans le bénéfice des privilèges qui découlent d’une dérogation au droit exclusif de prêt, les bibliothèques risquent donc de ne plus être en mesure de continuer à jouer, dans l’environnement numérique, le rôle qui a toujours été le leur dans la réalité du livre papier». L’arrêt considère donc que la directive européenne de 1992, abrogée et remplacée par la Directive de 2006, doit être interprétée de manière extensive comme s’appliquant au livre numérique.
Que dit la directive de 2006 (qui s’est substituée à une précédente directive de 1992) ? : les États membres peuvent déroger au droit exclusif des auteurs pour autoriser le prêt des œuvres par les bibliothèques, et s’ils le font, ils doivent leur garantir « une rémunération au titre de ce prêt » (article 6). C’est précisément ce que prévoit la loi française du 18 juin 2003.
La difficulté juridique est que si la directive de 1992 a été transposée dans le droit français en 2003, celle qui l’a remplacée en 2006 ne l’a, quant à elle, pas été. Et c’est sur ce constat que se basent des juristes qui considèrent que l’arrêt de la CJUE ne peut donc être appliqué en France. Au contraire, Lionel Maurel nous explique d’une part que les directives non transposées en droit national restent invocables, sous conditions, en cas de litiges entre particuliers et ce d’autant qu’une décision de la Cour de cassation en septembre de cette année le confirme, et d’autre part, que si cette directive de 2006, pour ce qui regarde le livre, n’a pas été transposée en droit français, c’est tout simplement parce que la loi de 2003 prévoyait déjà ce qui y est stipulé.
Comme la directive de 2006, la loi de 2003 concerne le « livre » (qui n’est dans la loi ni défini ni réduit à un support ou une forme particulière), et comme elle, elle ne peut donc être interprétée restrictivement au seul livre papier. Cela est d’autant plus évident que l’essentiel de la production de livre numérique est homothétique.
Pour L. Maurel, au même motif qu’un libraire ou un éditeur ne peut pas refuser la vente d’un livre papier à une bibliothèque qui entend le prêter, il ne peut plus désormais le faire pour un livre numérique. La bibliothèque (ou plutôt la collectivité dont elle dépend) qui se verrait refuser l’achat pourrait saisir un juge en lui demandant de s’appuyer sur la directive de 2006 (et sur l’arrêt de la CJUE) pour prendre sa décision.
Et pour lui il fait peu de doute que cette décision serait favorable à la collectivité. La conclusion qu’il en tire est que les bibliothèques peuvent dès maintenant acquérir des livres électroniques et les prêter au même titre qu’elles le font déjà avec les livres « papier ». Dit autrement : la loi de 2003 s’applique de façon pleine et entière aux livres électroniques dès lors que l’opération de prêt s’effectue selon le même principe qu’un livre physique. Je ne suis pas juriste, mais ces arguments me semblent convaincants.
(ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
En attendant le surgissement et le règlement d’un tel litige, qui aurait le mérite de clarifier les choses, essayons de nous projeter dans le cas de figure où des bibliothèques décideraient d’acheter des livres numériques pour les prêter au même titre qu’un livre papier.
Rappelons pour commencer que la première des 4 questions posées par le Rechtbank Den Haag (tribunal de La Haye) à la CJUE est très restrictive en termes d’usages :
« la notion de “prêt” […] couvre[-t-elle] également la mise à disposition pour l’usage, non pour un avantage économique ou commercial direct ou indirect, lorsqu’elle est effectuée par un établissement accessible au public […]
effectuée en plaçant une copie sous forme numérique (reproduction A) sur le serveur de l’établissement et en permettant qu’un utilisateur reproduise cette copie par téléchargement sur son propre ordinateur (reproduction B),
lorsque la copie effectuée par l’utilisateur durant le téléchargement (reproduction B) n’est plus utilisable après l’écoulement d’une période fixée, et lorsque d’autres utilisateurs ne peuvent pas télécharger la copie (reproduction A) sur leur ordinateur pendant cette période ? »
Cela revient à demander si l’on peut prêter un livre numérique en respectant les règles suivantes : limitation du nombre de copies (2 en l’occurrence), chronodégradation et non-simultanéité. Règles, qui peuvent être résumées par le principe du « one copy – one user ».
Notons au passage que dans la même question posée, la définition du livre semble restrictive, en termes de contenus, puisque cette mise à disposition ne parle que de « romans, de recueils de nouvelles, de biographies, de récits de voyage, de livres pour enfants et pour la jeunesse protégés par le droit d’auteur ». Heureusement la réponse de la CJUE ne reprend pas cette notion restrictive et évoque bien les « livres » sans précision sur la nature de leurs contenus.
(ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Que signifierait concrètement pour une bibliothèque française l’application de l’arrêt de la CJUE ? D’abord, la possibilité d’acheter auprès de tout revendeur des livres numériques en un ou plusieurs exemplaires qui seraient ensuite mis à disposition sur son serveur ; puis de permettre à ses usagers de télécharger ces livres.
Techniquement cela impliquerait :
Idéalement, cette opération de téléchargement contraint serait à proposer depuis le catalogue en ligne de la bibliothèque, en lien avec le module de prêt du logiciel de la bibliothèque, afin notamment de comptabiliser l’opération de prêt, au même titre qu’un prêt physique. En attendant, les bibliothèques pionnières qui décideront de proposer cette offre de prêt numérique auront, dans un premier temps, plus probablement recours à des solutions « bricolées » ou à un procédé « manuel ».
Notons également que l’arrêt évoque le serveur de la bibliothèque publique, mais pas celui d’un autre opérateur, un tiers de confiance par exemple, auprès duquel le service pourrait être délégué. On pourrait notamment imaginer que des bibliothèques s’associent et utilisent une centrale d’achat ou recourent à un groupement d’achat pour ensuite constituer une collection numérique commune sur un serveur mutualisé.
De la même manière, il n’est pas précisé les conditions de contrôle de l’effectivité de la désactivation du téléchargement durant la période de prêt. En précisant les modalités techniques, l’arrêt contraint les usages et pose simultanément de nouvelles questions auxquelles nous ne pouvons répondre à ce jour.
Le prêt des liseuses en revanche ne me semble pas incompatible avec le prêt homothétique défini par l’arrêt de la CJUE. Il suffira aux bibliothèques de précharger les liseuses avec les livres munis de leur DRM. La difficulté sera plus de faire coïncider la durée de prêt de la liseuse avec celle de la chronodégradation.
L’arrêt n’évoque pas la possibilité alternative pour l’usager qui disposerait d’une qualité de connexion suffisante d’accéder au contenu du livre en mode streaming, durant un temps limité équivalent à celui de la chronodégradation. En l’état nous ne pouvons donc pas envisager cet usage. Nous ne pouvons non plus envisager que l’usager puisse recopier le livre numérique sur ses différents appareils (ordinateur portable, tablette, liseuse), car l’arrêt n’évoque que les copies A et B, et pas les copies C, D ou E…
Ces restrictions sont loin d’être anodines quand le dernier baromètre OpinionWay des usages du livre numérique, réalisé cette année pour le compte du SNE, de la SOFIA et la SGDL, nous apprend que 30 % des lecteurs multi-équipés utilisent plusieurs appareils pour lire le même livre (cf. cette présentation préparée pour la Biennale du Numérique de l’ENSSIB, les 13 et 14 novembres derniers).
Le prêt homothétique validé par l’arrêt de la CJUE exclut également les livres numériques qui ne sont pas dotés de DRM de chronodégradation : impossible, dans ce schéma, de prêter des livres tatoués ou même dépourvus de toute protection. Or il existe des éditeurs (ou leurs distributeurs) qui, parce qu’ils la jugent inefficace, coûteuse ou qu’ils considèrent les DRM comme un frein à la vente, proposent des livres dépourvus de protection. Ils sont de plus en plus nombreux : 4 éditeurs sur 10 selon la dernière enquête KPMG sur l’offre de livres numériques effectuée entre mars à juin 2017 auprès de 81 éditeurs ayant répondu.
Les éditeurs qui préfèrent recourir au tatouage sont également en nombre croissant, selon cette même enquête. Si on souhaitait prêter ces livres, il faudrait être en mesure de les équiper d’une DRM de chronodégradation après les avoir achetés (ou demander au vendeur d’équiper de DRM les livres qu’il propose aux collectivités…).
Alors, si sur le plan des usages et des contraintes techniques, il n’y a pas lieu de se réjouir outre-mesure de l’arrêt de la CJUE, il n’en demeure pas moins déterminant et essentiel, car il énonce deux principes cruciaux pour le prêt numérique en bibliothèque : celui du droit des bibliothèques à prêter des livres numériques sans obtenir par voie de contrat le consentement préalable de l’éditeur et celui de la rémunération des auteurs au titre du prêt.
Ce qui distingue fondamentalement le prêt numérique « à la mode VOB » du prêt numérique « à la PNB » c’est que dans le second cas le prêt n’est consenti contractuellement que pour une durée ou un nombre de transactions donnés (jetons) alors que dans le premier cas il est établi de plein droit, également au bénéfice des auteurs. C’est peut être ce qu’a aussi voulu dire L. Maurel lors de son intervention à la journée ABF Ile de France lorsqu’il a dit que le prêt numérique dans PNB n’était pas du prêt numérique (sauf erreur il n’a pas développé ce sujet).
(ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Dès lors peut-on imaginer qu’à l’avenir, le prêt numérique se développe de façon schizophrénique en France, d’une part sur un mode contractuel et selon les conditions des éditeurs via PNB, et d’autre part en vertu de la loi de 2003, mais dans des conditions d’usage contraintes pour les bibliothèques qui opteraient pour le mode « VOB » (ou « Openbare ») ?
PNB a été construit dans un esprit de collaboration interprofessionnelle (même si les conditions de cette collaboration sont contestées). Comme évoqué ci-dessus, la rémunération des auteurs au titre du prêt par exemple n’est pas prise en compte.
Cependant si dans PNB le prêt est consenti contractuellement et limité par le système des jetons, certains éditeurs permettent qu’un livre numérique acquis une fois soit prêté simultanément à plusieurs usagers, les fichiers peuvent être recopiés plus de deux fois et les contenus peuvent être lus en mode streaming. Enfin le remplacement probable de la DRM Adobe par la DRM LCP laisse présager une amélioration ergonomique bienvenue qui bénéficiera notamment aux personnes empêchées visuellement comme l’a souligné Luc Maumet au cours de cette même journée ABF Ile de France.
Mais comme j’ai déjà eu l’occasion de l’exprimer, on est encore loin de satisfaire aux 12 recommandations de novembre 2014 qui avaient pourtant été signées par l’ensemble de l’interprofession.
Dès lors, peut-on espérer que les deux modalités soient en quelque sorte fusionnées en procédant à une actualisation de la loi de 2003 et en reprenant point à point, pour ce faire, le chantier des 12 recommandations de novembre 2014 ? Peut-on par exemple envisager un PNB qui ne reposerait pas sur le consentement contractuel au prêt, mais sur la loi, donc sans jetons ? Aujourd’hui ni PNB ni le prêt purement homothétique à la « VOB » ne sont pleinement satisfaisants. Et si on essayait de construire, auteurs, éditeurs, libraires et bibliothécaires une solution satisfaisante, pérenne et conforme aux lois françaises et européennes ?
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