ENTRETIEN – La Librairie Al Kitab a été ouverte à Tunis en octobre 1967 par Lilia Kabadou, qui fut la première femme libraire dans le monde arabe. Cette année, on célèbre les 50 ans de la librairie, alors que Selma Jabbes, la fille, a repris l’activité en 1988 après des études d’économie et de gestion. Elle a pu bénéficier de la levée du monopole d’État qui était imposé aux libraires, ainsi que de la libération des importations. Aujourd’hui, elle nous raconte son aventure.
Le 09/03/2018 à 14:40 par Nicolas Gary
Publié le :
09/03/2018 à 14:40
Selma Jabbes — CC BY SA 2.0
Selma Jabbes : Notre librairie est au cœur du centre-ville, sur l’avenue Bourguiba, elle est généraliste, avec un accent particulier mis sur l’actualité. À l’image de la Tunisie, l’assortiment de la librairie est bilingue arabe et français, et depuis quelques années, l’anglais commence à trouver sa place, surtout auprès du jeune public.
Nous avons ouvert une deuxième librairie en 1992 dans un centre commercial, que nous avons fermé depuis, car la qualité de ce centre s’était fortement détériorée et la clientèle l’avait déserté. Puis nous avons inauguré une librairie spécialisée jeunesse en 1995 dans la galerie commerciale d’un parc d’attractions se trouvant dans un quartier résidentiel huppé de la proche banlieue, sur les berges du lac. Deuxième mauvaise expérience, car, après avoir très bien travaillé durant les 2-3 premières années, le parc a été racheté et la galerie commerciale a été intégrée au parc.
Enfin, depuis dix ans maintenant, nous avons une librairie à La Marsa, qui nous permet de toucher le public qui a déserté le centre-ville, et tout se passe pour le mieux. Cette année, nous avons installé en terrasse un espace d’animation où nous organisons des rencontres, présentations de livres, clubs de lecture, etc.
Selma Jabbes : Le livre, pour la plupart des Tunisiens, est considéré comme du matériel scolaire qu’on oublie une fois les études terminées. Nous nous adressons à une clientèle très limitée, une niche d’intellectuels amoureux du livre. Le livre a été considéré longtemps comme un produit dangereux, et a souffert de la censure durant 50 ans. Aujourd’hui, les Tunisiens sont libres de choisir leurs lectures et la production locale s’est beaucoup améliorée, en contenu et en qualité.
Selma Jabbes : Le marché du livre n’est pas du tout structuré et il n’y a aucun respect de la chaîne du livre. Il existe un projet de création d’un CNL tunisien qui tarde à voir le jour malgré l’appui du CNL français et un jumelage des ministères de la Culture français et tunisien.
L’État, qui est le plus gros acheteur de livres, s’approvisionne directement auprès des éditeurs ou à travers des appels d’offres ne tenant pas compte du marché local. Pour ce qui est du livre importé, nous subissons un glissement permanent de notre monnaie qui renchérit énormément les ouvrages et les met hors de portée de la bourse du Tunisien moyen.
Nous essayons aussi, avec l’aide de l’AILF de faire respecter les lois françaises hors des frontières pour les institutions françaises au moins. En effet, les ambassades, établissements scolaires et autres institutions françaises en Tunisie, comme dans le reste du monde, ne sont pas soumis à la loi Lang qui encadre les achats de livres des collectivités, alors qu’ils le seraient sur le territoire français. Nous préférons qu’on nous achète des livres sans nous obliger à les vendre à prix coûtant, plutôt que de recevoir des aides.
Si un centre de langues envoie ses étudiants acheter leurs livres chez un libraire de proximité plutôt que de les fournir au moment des inscriptions, nous verrions des rayons de livres français fleurir dans les librairies, ce qui ne peut que profiter à la Francophonie.
Selma Jabbes, CC BY SA 2.0
Selma Jabbes : Les livres mis en avant changent en fonction de la période, de l’actualité et des évènements de la vie culturelle. Avec, bien sûr, la touche de nos libraires derrière en fonction de leurs coups de cœur et de leurs conseils de lecture.
Selma Jabbes : Les éditeurs tunisiens sont pour la plupart leurs propres distributeurs et nos relations sont excellentes. Nous essayons de présenter toutes les nouveautés, mais exigeons un droit de retour pour les invendus. Les distributeurs sont présents essentiellement sur le secteur du parascolaire et pour le livre arabe. Ils sont intéressants pour le réassort des classiques ou des best-sellers, mais, pour faire un vrai choix, nous préférons être notre propre importateur.
Avec les distributeurs français, nous avons l’impression d’être en contact avec des entreprises qui ne regardent plus que les chiffres et la rentabilité. Quand on reçoit un représentant, il nous sort des tableaux, des chiffres d’affaires et nous parle d’objectifs. J’ai souvent envie de leur dire que si les chiffres ont baissé, c’est peut-être parce qu’ils n’ont pas suffisamment de bons livres !
Je caricature un peu la situation, mais nous aimerions nous concentrer plus sur notre travail de libraire et j’apprécierais que nous soyons plus souvent en contact directement avec les éditeurs. Il est certain que nous faisons attention aux chiffres et aux résultats, même si c’est pour remplacer une collection par une autre quand nous avons de meilleures conditions, mais les nouveautés ou les best-sellers ne sont pas remplaçables.
Il n’empêche que depuis maintenant près de 30 ans que je travaille, je peux dire que mes relations avec les distributeurs sont devenues celles d’un réseau d’amis, avec lesquels je sympathise énormément et j’ai le sentiment que le monde du livre est un peu une grande famille.
Selma Jabbes, CC BY SA 2.0
Selma Jabbes : Le réseau de l’AILF m’a permis de faire connaissance avec des libraires du monde entier, et nous avons l’occasion lors des rencontres de confronter nos expériences et d’échanger nos idées de manière constructive.
L’AILF nous a toujours encouragés et poussés à nous structurer et elle est pour beaucoup dans notre décision de nous organiser en syndicat professionnel.
Il y a énormément de choses à faire pour promouvoir la Francophonie et l’AILF demeure un relais incontournable pour la promotion du livre, de la lecture et de la diffusion de la langue française à travers le réseau des acteurs culturels que sont les libraires adhérents.
Selma Jabbes : J’aime à croire que le livre se rapproche plus du monde de l’artisanat que de celui de l’industrie. Font partie du monde de l’artisanat les libraires, et laissons les marchands du livre se revendiquer du monde industriel.
Je pense que les libraires indépendants sont les derniers résistants au nouveau mode de fonctionnement, imposé peut-être par le monde industriel, les multinationales, les lobbies voulant imposer un mode de pensée unique, ne laissant plus de place à la liberté de penser — ou de lire ?
Selma Jabbes, CC BY SA 2.0
Selma Jabbes : Tout de suite au lendemain de la révolution, la censure a été levée et nous avons constaté un engouement pour les livres qui étaient interdits, mais pas seulement. Avec la révolution de 2011, nous avons fait le constat que 50 ans après l’indépendance, et presque autant de régimes de dictature, derrière les politiques qui avaient été menées il y avait une volonté évidente d’abrutissement de la population. Les Tunisiens n’étaient plus analphabètes, mais malheureusement incultes.
La révolution a été le déclic avec lequel beaucoup de Tunisiens se sont réveillés et ont réalisé qu’ils devaient compter sur eux-mêmes pour se remettre à niveau et compléter leur formation. C’est ainsi que l’on s’est mis à vendre en quantité les livres d’histoire, de philosophie, de psychologie, et les ouvrages de réflexion d’une manière générale.
La demande a évolué vers les livres tunisiens dont les auteurs, n’étant plus bridés par la crainte de voir leurs écrits censurés, ont reçu un accueil enthousiaste du public qui aujourd’hui fait plus confiance aux écrits des Tunisiens vivant ici qu’à des analystes ayant une vision lointaine de la situation.
Aujourd’hui, avec les difficultés économiques subies, il y a un désintérêt pour la politique et un retour vers les lectures faciles, les romans et le développement personnel.
Librairie El Kitab
43, avenue Habib Bourguiba, Tunis, Tunisie
Ouverte 7 jours/7 de 8 h à 20 h.
Librairie El Kitab La Marsa
14, avenue de l’Indépendance, La Marsa, Tunisie
+216 92 606 358
Ouverte 7 jours/7 de 9 h à 20 h.
En partenariat avec l'AILF
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
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