Philippe Hériat est l’arrière petit-fils de Zulma Carraud qui s’est illustrée par une intéressante correspondance avec Balzac. Gazé lors de la Guerre de 14, il s’oriente vers l’art dramatique et tourne une vingtaine de films. En 1931, il publie l’Innocent auquel nous avions consacré un article. Son ouvrage phare reste les Boussardel, histoire d’une famille bourgeoise de 1815 au milieu du XXème siècle.
Le 24/06/2018 à 09:00 par Les ensablés
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24/06/2018 à 09:00
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La saga comprend quatre volumes : Famille Boussardel (1944) Grand Prix de l’Académie Française, Les Enfants gâtés (1939) Prix Goncourt, Les Grilles d’Or (1962) et Le Temps d’Aimer (1968). Je m’étais promis de lire ces quelques 1500 pages. J’en suis ravie.
Par Elisabeth Guichard-Roche
De la chute de l’Empereur jusqu’aux années 1900, Famille Boussardel retrace la constitution et l’ascension du clan. Le récit commence dans un Paris où les cosaques campent sur les Champs-Elysées et les Anglais au Bois de Boulogne. Libéré de la Garde nationale, Florent Boussardel retrouve enfin son épouse Lydie et ses deux filles. Leur modeste logis a été réquisitionné, hébergeant trois militaires autrichiens en sus de la famille. Sur le conseil d’un proche d’Ouvrard, Florent abandonne son emploi de fonctionnaire pour une charge d’agent de change.
La sérénité ne dure guère. Lydie meurt en accouchant des jumeaux Ferdinand et Louis. Aidé d’une voisine dévouée, il élève ses quatre enfants. Grâce à son travail, il développe les affaires de la charge, agrandit le domicile familial et réalise ses premières acquisitions immobilières. Le mariage de la cadette est l’occasion de montrer cette opulence nouvelle. « La qualité des convives ou plutôt leurs professions justifiaient, conseillaient, commandaient le déploiement et la dépense. Boussardel n’avait épargné ni l’un ni l’autre ; la prospérité de la charge se pouvait calculer sur cette nappe, d’après les livres de truffes et l’âge des vins ; l’agent de change mettait cartes sur table ».
À la cinquantaine, Florent se consacre à la réalisation de son projet immobilier dans la plaine Monceau. Le récit se centre alors sur son aîné, Ferdinand qui a repris la charge et en conforte la puissance. Il fait bâtir un somptueux hôtel particulier avenue Van Dyck, sur un des terrains paternels. Mère de six enfants, son épouse Théodorine s’impose dans la gestion du clan : dîners hebdomadaires, raouts somptueux, vacances dans la propriété berrichonne.
La place des femmes s’amplifie à la troisième génération avec Amélie qui épouse Victorin, fils aîné de Ferdinand.
Successeur désigné de la charge, il s’est distingué très tôt par un tempérament brutal et libidineux, accumulant les incidents avec la gent féminine au grand dam de la famille. Dès le voyage de noces, il se rut maladroitement sur son épouse avant de la délaisser. Cinq enfants naissent cependant de cette union bancale. Victorin poursuit ses frasques sous le toit familial et dans les lupanars où il finit par mourir. Femme de caractère, Amélie n’hésite ni à fuir seule dans le Berry, ni à demander la séparation. Devenue Boussardel, elle règne en maître sur la famille dont elle maintient l’unité.
« Elle avait toujours prêché par l’exemple qu’aucun motif, aucun grief n’autorise à rompre ou seulement à détendre les liens de la parenté. Dans un certain monde, disait-elle, on ne se brouille pas entre parents. C’est bon pour les petites gens. Elle estimait sans doute que les grandes familles sont, comme les individus, faites du meilleur et du pire, et que le pire n’est pas toujours inutile à leur solidité ». En 1901, Ferdinand, son fils cadet, et Marie donnent naissance à Agnès, héroïne des tomes suivants.
Avec Les Enfants gâtés, le lecteur découvre une jeune fille de 24 ans, qui tente farouchement d’échapper à l’emprise Boussardel. Partie pour un court séjour aux États-Unis, elle y reste deux ans. Contrairement aux craintes familiales, elle ne s’est pas mariée en cachette. Mais elle a succombé aux charmes de Norman dont elle a partagé le toit. Le retour à l’hôtel Van Dyck est glacial. « Mais déjà le baiser Boussardel m’était administré. Par quatre fois, deux baisers chacune. Simulacre jeté à la volée, pfui… pfui…repris avant d’être donné, oublié avant d’être reçu ».
Agnès retrouve la pesanteur du clan dont ni la Guerre ni la Crise n’ont ébranlé la fortune. Seul, Xavier, un cousin phtisique parvient à la distraire. Le temps d’une nuit, elle retrouve Norman de passage en Europe. Quelque temps plus tard, Agnès comprend qu’elle est enceinte. Elle se confie à Xavier qui propose aussitôt de l’épouser. «L’idée de notre mariage remporta l’applaudissement général. Il arrangeait tout. L’avenue Van Dyck prit un air de fête ». Le couple s’installe dans la propriété du cap Baïou sur l’île de Port-Cros. Reste à annoncer la naissance sans que les jeunes époux sachent, contrairement au clan Boussardel, que Xavier est stérile.
La réponse est sans appel : Xavier est sommé de se rendre à Paris pour une conversation urgente et grave. Le lendemain, Agnès reçoit un télégramme alarmant : « sommes obligés te faire savoir accident… survenu Xavier tombé par la fenêtre inutile de nous appeler… avons interrompu téléphone ». Elle se précipite et retrouve Xavier agonisant. Se conformant au souhait du mourant, elle organise clandestinement son rapatriement vers Cap Baïou. Xavier décède durant le voyage. Résolue à couper définitivement avec les siens, elle s’établit sur la petite île où elle accouche.
À travers l’Occupation puis l’Après-Guerre, Agnès poursuit son émancipation dans Les Grilles d’Or. Elle assume l’éducation de son fils Renaudet l’entretien du domaine. Elle connaît quelques aventures sans lendemain. Elle rend des services pour la Résistance jusqu’à ce que son réseau soit inquiété. Contrainte de rester à Paris, elle y loue son propre appartement. Elle vit la joie de la Libération, puis regagne son île méditerranéenne.
Elle affronte les manœuvres familiales à l’encontre de son fils: procédure en désaveu de paternité, assignation en nullité d’un testament en faveur de Renaud, expulsion du Cap Baïou. Profitant de l’engouement pour la Côte d’Azur, Agnès met à profit ses dons de décoratrice pour restaurer de vieilles bâtisses et assurer son indépendance. Elle s’installe à Cagnes où son fils rentre au lycée.
Une dizaine d’années plus tard, dans Le Temps d’Aimer nous retrouvons mère et fils installés à Fonte Verte, une demeure de l’arrière-pays, patiemment restaurée par Agnès. Renaud prépare le bac. Le «style Agnès » jouit d’une solide notoriété. Les relations mère-fils sont alternativement fusionnelles et maladroites. Agnès découvre enfin le bonheur d’une relation stable avec Paul, un de ses clients. Les manigances Boussardel peinent à ébranler cette harmonie.
Deux tantes se sont déplacées jusqu’à Agnès et la prient de témoigner contre sa famille, en relatant les affronts subis. Elles lui promettent en échange une heureuse issue pour l’héritage de Renaud. Bassesse et manœuvre culminent puisque la démarche vise à diminuer la responsabilité d’un cousin aux prises avec la justice. La splendeur Boussardel n’est qu’un souvenir : « Naguère, ils eussent tout préféré, sacrifices, épreuves, souffrances individuelles et collectives, ruine même, à la moindre ombre jetée sur leur considération ».
Au fil des pages et des années, le récit fait émerger des thèmes qui résonnent crescendo, attisant l’intérêt et l’émotion du lecteur.
En premier lieu, l’intimité des relations entre Hériat et ses personnages s’affirme avec brio. Ceux-ci construisent et même conduisent l’histoire. L’auteur s’y attache, s’y soumet presque. Le changement de narrateur dans Le Temps d’Aimer l’illustre avec force : Hériat cède sa plume à Agnès. Les nombreux évènements historiques sont relatés à travers l’impact qu’ils provoquent sur la famille. La guerre de 1870 est vécue via la fuite de femmes et enfants dans le Berry et l’inquiétude pour les hommes restés à Paris.
Le second conflit mondial est présent au travers du long voyage interzone entrepris par Agnès, les missions pour la Résistance, la captivité d’un frère, la déportation d’une amie. Curieusement, la Grande Guerre, épisode phare de la période, est totalement occultée. Enfin, Hériat excelle à guider le lecteur parmi la galerie des Boussardel. À chaque génération, il cible et développe certains personnages. Il en esquisse d’autres comme autant de figurants plus ou moins détaillés.
La propriété foncière s’érige en symbole de la réussite et du moteur Boussardel. La première acquisition illustre la rationalité de Florent. Soucieux de préserver les siens du choléra, il les embarque précipitamment hors de Paris pour le Berry. Parmi les domaines prospectés, son choix s’arrête sur le plus proche qui soit libre à la vente. Sitôt arrivé à Sancerre, il achète Grançay tambour battant. « L’achat du fief familial était un acte important qui dépassait la circonstance. En somme, il n’existait nulle part de domaine Boussardel et il en fallait un ; on n’a jamais vu de famille un peu au-dessus du commun qui soit sans terre et sans château ».
Les acquisitions de la plaine Monceau sont en revanche mûrement réfléchies. « Il lui fallut un an et demi pour réaliser son projet. Parcelle par parcelle, réduisant petit à petit les enclaves qui se formaient, mettant les bordures à l’alignement, il se vit enfin vers l’automne de la seconde année, maître de tout ce qu’il avait convoité ». Un siècle plus tard, Agnès témoigne d’une même patience lorsqu’elle recherche une maison avant de succomber au charme de Font-Verte. Contrairement à son lointain aïeul, elle redonne vie aux ruines plutôt que d’ériger une construction nouvelle.
Enfin, les bassesses et mesquineries dissimulées derrière l’unité de façade s’affirment comme une caractéristique familiale. Après des décennies de silence, Amélie découvre au terme d’une enquête minutieuse que son époux Victorin n’est pas un Boussardel. Par peur du scandale, elle décide de se taire. La stérilité de Xavier consécutive à une opération lorsqu’il était enfant est tenue secrète jusqu’au principal intéressé.
Les manœuvres minables pourrissent les relations entre Agnès et l’avenue Van Dyck. Sa propre mère est l’instigatrice de la mort de son époux ainsi que des multiples procédures pour déshériter Renaud. Sa mère « n’hésitait pas à rallumer les hostilités que les Boussardel et leur monde avaient crues éteintes. Elle ouvrait un scandale , ce qui sortait des traditions de la famille et elle l’ouvrait de façon publique. »
La tétralogie comprend quelques longueurs. En particulier, les passages consacrés à l’introspection pèsent sur le rythme du récit sans apporter de réelle profondeur, telle la confession d’Amélie détaillant son souhait contrarié de prendre le voile.
À l’image des Boussardel, le style est parfois ampoulé : « Pendant près d’un lustre, et ce n’était pas fini, ç’avait été le spectacle le plus ordinaire, avenue Van Dyck, qu’une taille féminine déformée. Il allait de soi qu’une fille Boussardel ou une épouse Boussardel fît des enfants et sût les faire. Elles observaient pour la période de grossesse et pour l’accouchement, des usages et des préceptes que l’on citait dans les autres familles, et c’étaient des disciplines sans faiblesse, à la mesure d’un courage tranquille que chacune à son tour savait montrer ».
Il n’importe ! Le lecteur est porté par la saga, avec avidité et émotion. Si vous appréciez les grandes familles, si vous goûtez aux charmes et aux bassesses de la bourgeoisie, alors lisez les Boussardel ! Chaque tome compose un tout et peut se lire séparément. Ma préférence va aux deux premiers.
Il est aussi possible d’opter pour l’adaptation télévisée : cinq épisodes réalisés en 1972 par René Lucot, où Nicole Courcelle campe une Agnès convaincante et racée.
Élisabeth Guichard-Roche. Juin 2018.
1 Commentaire
Christine Belcikowski
28/06/2018 à 06:55
Dans le même genre, mais d'une écriture plus vive, il y a aussi Les Grandes Familles, de Michel Déon (1948).