ENTRETIEN – Dans son œuvre, Claire Morel joue avec la matérialité du livre, ses normes typographiques et sa substance, transformant l’acte de lecture. Elle extrait, découpe, recoupe, dessine, calcule et réinvente joyeusement l’objet imprimé, source d’imagination inépuisable. Dans une discussion avec l’artiste, elle nous dévoile la pluralité de son travail.
Le 03/05/2018 à 11:06 par Laure Besnier
Publié le :
03/05/2018 à 11:06
C’est d’abord en déambulant dans les allées de Drawing Now Art Fair, le salon du dessin contemporain de Paris, que nous avons découvert Claire Morel et ses couvertures de livre reproduites, redessinées au crayon. Ces dernières sont par ailleurs affichées sur les murs de la galerie Martine Aboucaya jusqu’au 12 mai prochain, réunies dans une exposition du nom « d’Apologie du plagiat ».
Claire Morel : J’ai toujours aimé les livres, l’objet imprimé. C’est donc naturellement que j’ai travaillé avec le livre et l’écrit. Le livre a toujours été au cœur de ma pratique et de mes expérimentations. Et, oui, bien sûr, le livre peut être un objet d’art ! Le livre et l’écrit sont des « supports », des matériaux.
Claire Morel : Durant mes études, j’ai fait pas mal de choses, des mathématiques, de la philosophie, des arts appliqués et les beaux-arts. Je suis d’ailleurs enseignante aux beaux-arts à Mulhouse actuellement, j’enseigne la sérigraphie et l’édition.
Claire Morel : Ce sont des copies exactes, oui. J’essaye de respecter au plus près les couleurs, format, etc. Tout est parti d’une participation à une exposition autour du manuscrit. Cette exposition se déroulait à ma galerie, la galerie Martine Aboucaya à Paris, et s’intitulait « Quelques manuscrits trouvés dans une cervelle » (« Agathe ou le Manuscrit trouvé dans une cervelle », exposition 2016). Martine — c’est la galeriste avec qui je travaille — fait, plusieurs fois par an, des expositions de groupe. Elle m’a appelé en me disant qu’elle faisait une exposition autour du manuscrit et m’a demandé si j’avais envie de participer, si j’avais une idée. Je cherchais donc une pièce à faire autour du manuscrit. Et je me suis interrogée : est-ce que dessiner des lettres était un geste plus proche du dessin ou de l’écrit ?
J’aime travailler à la frontière entre image et écrit. Pour cette exposition, j’ai choisi de dessiner la première de couverture de la première édition de Bartleby de Melville. Copier la couverture d’un livre sur l’histoire d’un copiste qui préfère ne pas (copier). J’aime le côté absurde des choses.
Claire Morel : Je travaille mes dessins avec un « criterium » 0,3 mm, des crayons de couleur taillés, des tailles crayons (beaucoup) et des lunettes loupes.
Je choisis des livres dans ma bibliothèque personnelle. Il n’y a pas de critère de sélection particulier ; je choisis un livre parce que sa lecture m’a marquée, m’a plu ou parce que c’est un incontournable pour moi. Je choisis rarement le livre pour sa couverture uniquement.
Claire Morel : Je conçois le livre comme un espace, une architecture, un paysage. Pour moi, le livre est un champ d’expérimentation. Je travaille sur les différents niveaux de lecture. Je cherche à ouvrir des interstices, des lignes entre les lignes. Pour cela, je dilate le livre, le contracte. Le livre se déploie ou se replie dans un détail.
J’exerce mon rapport personnel à la littérature, mon point de vue, par rapport à un ressenti. J’adore les livres, c’est un matériau pour moi.
J’essaye de faire ressortir des choses dans les livres, qui sont de l’ordre de l’hypertexte, qu’on remet au habituellement au second plan, comme les didascalies ou les notes de bas de page. Le lecteur est plus particulièrement focalisé sur le texte courant. Je mets donc en avant des éléments qui me paraissent intéressants.
Claire Morel : Pour le travail sur les premières de couvertures, j’utilise comme je l’ai dit plus haut, des mines graphites de différentes dimensions, crayons de couleur et tailles crayon, lunettes et table lumineuse pour les couvertures les plus compliquées.
Mais le dessin n’est pas du tout au cœur de ma pratique habituellement. Je m’attache plutôt à l’objet imprimé en général ; mes outils de prédilection sont l’encre, le papier, le livre et l’écrit que je considère tous les 4 comme des matériaux à part entière.
Claire Morel : Tout est source d’inspiration. Je peux m’inspirer d’une lecture, et donc d’un personnage de fiction, d’une histoire. J’ai un côté « matheuse » qui fait que je m’intéresse également beaucoup à la physique et à la logique. Par exemple l’expérience du chat de Schrödinger, les univers parallèles en physique, la décohérence, l’absurde en logique. Ce sont des idées (et quelquefois seulement des mots) qui poussent également ma réflexion. J’aime mesurer, quantifier, comparer et en tirer des conclusions décalées. Mais bien sûr, je m’inspire également de tous les auteurs qui savent me surprendre.
Claire Morel : Pour mes livres, j’attends que le public les lise même s’il ne peut y avoir que la ponctuation. Pour les couvertures ou d’autres pièces plus visuelles, j’aime quand le public reconnaît les ouvrages ou cherche l’ouvrage de référence.
Pour les couvertures, les spectateurs ne parlent que de livres, de ceux qu’ils ont ou pas encore, de telle ou telle édition qu’ils ne connaissent pas. On parle beaucoup et essentiellement littérature devant ces dessins. On a souvent demandé mon âge lorsque j’ai présenté ma série de dessins. Apparemment, au vu de ma bibliothèque, je fais beaucoup plus que mon âge ! Je plaisante souvent à propos de cela et je dis que je ne lis que des auteurs morts !
Claire Morel : Pour une de mes œuvres, j’ai récolté plus de 700 dédicaces imprimées dans les livres, du type « À mon père », « À ma mère » et je les ai affichées sur un mur. J’ ai ensuite calculé la densité de population en fonction de la surface du mur et du nombre de dédicaces et j’ai appelé cela : « 33 hab/m2 ». C’était pour une exposition collective intitulée « Taratantara » à la galerie Martine Aboucaya.
Une deuxième pièce m’avait été recommandée au Frac Lorraine, mais uniquement autour de la Science-fiction. Il y avait un peu moins de dédicaces, la densité de population était moins importante : « 28hab/m2 ».
C’était quelque chose qui me plaisait, et une idée que j’avais depuis un moment. J’ai eu un peu de mal à la réaliser, car il fallait énormément de dédicaces, se procurer des bouquins et en découper une page. J’ai eu une opportunité où une bibliothèque m’a ouvert tout un étage avec des livres destinés au pilon, et j’ai pu prendre ce que je voulais, cela m’a fait de la matière.
Claire Morel : Il y en a plusieurs : « À personne », « À Julien Courbet et son hélicoptère » ou encore « À Édouard... Qu’il crève ».
Claire Morel : Oui bien sûr, j’ai des tas d’idées autour du livre. Mais pour l’instant, je ne sais pas encore comment m’y prendre, ou je n’ai pas encore trouvé le bon livre pour telle ou telle idée. Mais oui j’ai quelques projets en suspens dans mes carnets, j’attends juste de trouver le bon livre ou le bon auteur. Quelquefois, ce sont des projets qui mettent en œuvre une quantité de livres trop importante donc également en suspens.
En ce moment, je travaille sur la traduction, les traductions délicates, voire impossibles, de certains ouvrages comme La Disparition de Georges Perec. C’est hyper intéressant, je me suis renseignée, il y a des traducteurs qui passent des années à traduire le livre de Perec. Suivant la langue, ils n’enlèvent pas la même lettre. Si dans La Disparition, le « e » est enlevé, en russe ça va être le « o », en espagnol le « a ». De même, il y a 25 chapitres dans le livre de Perec, qui correspondent au nombre de lettres de l’alphabet (moins celui du « e », à la 5e place, les chapitres sont donc numérotés de 1 à 4 et de 6 à 26), ça va changer selon la langue, la quantité de texte sera différente.
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