Michiel Kolman (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
ActuaLitté : Le mouvement #Metoo a révélé des comportements problématiques dans de nombreuses maisons d'édition, notamment aux États-Unis. Comment l'édition peut-elle combattre ces comportements ?
Michiel Kolman : Je pense pour commencer que le fait que l'attention soit portée sur ce sujet est un bon signal. Dans les sociétés où j'ai travaillé, des directives très strictes étaient mises en place pour définir ce qui était acceptable et ce qui ne l'était pas : s'il y avait des manquements à ces règles, ils étaient immédiatement pris en considération. Dans les grandes maisons d'édition, celles que je connais, ces comportements ne sont pas si problématiques, car ils font déjà partie des considérations de ces sociétés.
Il faut engager une discussion plus large sur ces sujets, de l'égalité entre les sexes aux politiques inclusives en passant par la diversité, et cela me tient à coeur en tant que président de l'IPA, avec nos membres du monde entier. Nous partageons des pratiques vertueuses : ici, au Royaume-Uni, l'industrie ouvre la voie, à travers la Publishers Association, pour améliorer l'inclusion. Ils ont commencé avec l'égalité des sexes, et travaillent désormais sur la diversité ethnique avec un plan très ambitieux. Il y a un agenda, des récompenses, des conférences, par exemple sur les manières dont on peut discriminer inconsciemment, que j'ai moi-même suivi.
On se rend compte que cela peut influencer la manière dont on travaille avec les gens, dans les réunions ou lors d'un processus de recrutement. D'ici 5 ans, la Publishers Association souhaite que 50 % des chefs d'entreprise du secteur soient des femmes, ce qui est formidable, à mon avis.
Le gouvernement britannique a obligé les sociétés à publier leur gender pay gap, pour obtenir un état des lieux des inégalités salariales dans le pays. L'édition s'est elle-emparée de ce sujet ?
Michiel Kolman : La publication du gender pay gap a en effet été demandée par le gouvernement à toutes les sociétés, et je suis personnellement impressionné par le fait que le Royaume-Uni ait obtenu ces données, qui, je crois, ne sont pas disponibles dans de nombreux pays. Elles sont pourtant très importantes : si l'on veut légiférer ou agir, il faut avoir une bonne compréhension des enjeux et de la situation.
Le gender pay gap fait apparaître la différence de salaires non pas pour le même emploi, mais entre l'emploi le moins payé et l'emploi le mieux payé : néanmoins, le gender pay gap révèle que dans la plupart des sociétés, l'emploi le mieux payé est celui d'un homme, quand celui qui est le moins payé est celui d'une femme. De nombreuses maisons d'édition sont en train de réagir et de modifier leurs politiques, mais il est clair que nous avons encore beaucoup de travail à faire.
Elsevier, le groupe où vous travaillez, a ainsi publié un gender pay gap de 40 % : comment l'expliquer ?
Michiel Kolman : Elsevier a mis en place des mesures pour réduire cet écart, qui s'explique par deux facteurs : nous avons recruté des universitaires haut placés, qui se sont révélés être avant tout des hommes. De la même manière, nous avons recruté des cadres d'importantes sociétés dans le secteur des technologies, qui se sont aussi avérés être en majorité des hommes. Cela ne veut pas dire que nous pouvons être complaisants par rapport à ce sujet, mais que nous devons intensifier nos efforts dans le recrutement, le management et l'information autour de l'égalité dans nos sociétés : par exemple, nous devons recevoir des candidats hommes et femmes pour ce type de postes.
Nous devons penser à l'avenir, et aux gens qui dirigeront nos maisons d'édition : il est nécessaire d'avoir une représentativité équilibrée, il n'est plus possible de poursuivre en admettant que le secteur doit être dirigé exclusivement par des hommes. Il y a eu des progrès, mais ils ont été trop lents. J'ai moi-même travaillé pour plus d'inclusion en oeuvrant pour les personnes LGBT au sein d'Elsevier, qui a montré beaucoup de volonté et a beaucoup soutenu cette cause.
Quel est l'état des lieux de la liberté de publier dans le monde, aujourd'hui ?
Michiel Kolman : L'IPA a deux piliers : le premier est le copyright, le second est la liberté de publier. Je voudrais pouvoir vous dire que le travail est presque terminé pour la liberté de publier, mais ce n'est malheureusement pas le cas, même plutôt le contraire. En fait, la liberté de publier est menacée dans de nombreux pays, encore plus aujourd'hui que par le passé. Nous sommes inquiets de ce qu'il se passe en Turquie, en Iran, en Chine, mais aussi dans certains pays d'Occident, avec un livre qui n'a pas plu au président des États-Unis, lequel a pris des mesures légales pour empêcher la publication, ce qui représente une menace pour la liberté de publier.
C'est quelque chose de particulièrement inquiétant, cette possibilité d'utiliser des moyens juridiques pour empêcher ou ralentir une publication. Les lois sur la diffamation, qui sont en vigueur au Royaume-Uni, rendent aussi difficiles la publication de certaines informations.
De nombreux cas, ces dernières années, ont vu des éditeurs retirer des ouvrages ou renoncer à leur publication suite à une polémique : qu'en pensez-vous ?
Michiel Kolman : Si nous combattons la censure en Iran, en Turquie ou en Chine, je pense qu'il est difficile d'affirmer ensuite que certains livres, en Occident, parce qu'ils pourraient choquer certaines personnes, ne devraient pas être publiés. En règle générale, j'affirmerais que les livres sont publiés, peu importe qu'ils portent à la controverse ou mettent mal à l'aise des gens. Dans le cas contraire, il faudrait que les éditeurs commencent à anticiper ce qui pourrait porter à polémique, et ils pourraient alors céder à l'autocensure. Je préfère que les livres soient publiés, qu'ils soient neutres ou qu'ils portent à controverse. Et j'affirme ceci sans soutenir l'antisémitisme ou le rejet des différences.
L'autocensure est quelque chose qui nous inquiète, et je pense qu'il est important d'avoir des livres publiés pour pouvoir en débattre à la vue de tous. Auteurs, éditeurs, distributeurs, libraires et bibliothécaires sont conscients que l'autocensure est dangereuse à tous les stades, car, à la fin, c'est le public qui n'aura pas accès à des livres importants, qui auraient du être publiés.
L'IPA et l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle ont récemment publié un rapport sur l'édition dans le monde, qui dévoile des chiffres impressionnants pour l'édition chinoise. Que vous inspire ce marché ?
Michiel Kolman : La Chine est un énorme marché, qui s'explique par la croissance d'une classe moyenne et une fréquentation accrue des universités. Le pays est très dynamique : des centaines de millions de personnes sont désormais capables de lire et en capacité d'acheter des livres. Des ouvrages imprimés ou des formats de livres plus inattendus : en ce moment, en Chine, de nombreux textes sont diffusés en feuilleton, avec quelques lignes publiées chaque jour, qu'il est possible de lire sur son smartphone.
Parmi ces auteurs, un grand nombre a rencontré un succès important, d'autant plus que ces publications deviennent des séries télévisées ou des jeux vidéo. Je suis très optimiste quant à l'avenir de ce marché : de nombreux éditeurs du monde entier sont d'ailleurs déjà présents sur ce territoire. Bien sûr, la situation serait encore meilleure avec une plus grande liberté de publier, mais nous y travaillons. Et les éditeurs chinois font désormais partie du marché international.
L'IPA a récemment abordé le sujet des exceptions au droit d'auteur avec les organisations de bibliothécaires : quelles exceptions peuvent encore être mises en place, selon l'IPA ?
Michiel Kolman : Le droit d'auteur est la source de l'édition : sans lui, les éditeurs ne pourraient pas faire d'investissements à long terme, d'innovations, de livres aussi variés qu'aujourd'hui. Nous comprenons que le droit d'auteur va évoluer, comme le monde a évolué, et que certaines discussions ont lieu sur les exceptions. Cependant, nous serions inquiets s'il y avait trop d'exceptions, ou si ces dernières s'avéraient trop importantes, au point de menacer les bases de l'édition.
Dans l'ensemble, qu'il s'agisse de prêt numérique ou d'usages pédagogiques, nous préférons que des solutions basées sur des licences soient mises en place, comme c'est le cas dans de nombreux pays. Rien n'empêche les bibliothèques de prêter des livres numériques, et d'ailleurs les éditeurs ont ouvert les discussions pour que cela soit possible.
Par Antoine Oury
Contact : ao@actualitte.com
Commenter cet article