ENQUÊTE – Bookwitty voulait vendre des livres dans le monde entier. S’appuyant sur un algorithme équilibrant prix de vente, disponibilité, coût et déplacement, cette plateforme proposait 27 millions d’ouvrages. Entrepôts, bureaux, outils éditoriaux, tout avait été structuré pour destituer Amazon. Un colosse aux pieds d’argiles, en regard de la situation actuelle...
crédit Bookwitty
Fin mai, la Librairie des Colonnes de Tanger, également éditeur, diffusait un message alarmant : à destination des auteurs, partenaires et clients, elle indiquait que Bookwitty, en tant que diffuseur-distributeur des titres en France, Suisse et Belgique « ne respecte plus ses engagements contractuels ». Et ce, en ne réglant plus les ventes. Une rupture des accords unilatérale, malgré « les multiples relances » des 33 éditeurs sous contrat, basés au Maghreb, en Afrique subsaharienne ou encore Océanie.
Les éditeurs attendent d'être payés par Book Witty et de récupérer leurs livres... « La situation est vraiment préoccupante pour eux dans la mesure où ils sont face à "un mur", et qu'il y a clairement un manque de transparence dans la communication avec cette société », confirme une source.
Quelques jours plus tôt, le site Publishers Weekly avait fait état d’un courrier interne de Bookwitty.com, le siège parisien, adressé aux pigistes qui produisaient le contenu éditorial. Ce dernier annonçait la fermeture du site, ouvert en 2015. En partenariat avec Levant Distributors, société de distribution libanaise fondée en 1950, Bookwitty était également poussée par Keeward, société de technologie. Des partenaires basés à Beyrouth.
Son approche reposait sur une balance entre contenus éditoriaux journalistiques et commandes de livres, avec une offre colossale de 27 millions d’ouvrages en anglais, en français, en allemand et en espagnol. La livraison gratuite, pour concurrencer Amazon, reposait sur un outil algorithmique d’une infinie complexité. « Sauf que notre site ne fonctionnait pas correctement : les développeurs devaient constamment appliquer des patchs », relève une ancienne salariée.
Fort de cette démarche, le système avait su convaincre des éditeurs, notamment en se positionnant comme une réelle alternative à Amazon sur certains territoires.
La fermeture de Bookwitty.com confirmait « l’immense gâchis qui se profilait depuis des mois », nous assure un ancien collaborateur. Les commandes coupées, le site arrêté, cela ne préfigurait rien de bon. Et en effet, la fermeture des différents bureaux ouverts n’a pas tardé : Beyrouth ou Montréal, laissés dans un état déplorable, puis Paris, Bruxelles, mais encore Dublin. « Au Liban, les salariés ont été parmi les moins bien traités, du fait du droit du travail local », nous indique-t-on.
Selon les informations du Commerce du Levant, les sociétés Keeward et Bookwitty sont entrées en cessation de paiement pour la France, et une audience est prévue au tribunal de commerce ce 9 août. Cyril Hadji-Thomas, le PDG, assure que le plan de restructuration se poursuit. Dans les faits, il semblerait bien que la situation soit véritablement désastreuse.
« Fin mai, le groupe s’est séparé d’un tiers des salariés, dans cet effort de restructuration. Il n’est pas juste de considérer que les choses vont mal depuis quelques mois : de fait, il n’y a pas une décision avec impact négatif pour le groupe qui n’ait pas été prise. L’étendue du gâchis est incroyable », nous indique un proche du dossier. Au plus fort, le groupe comptait près de 200 personnes...
On évoque ainsi une grosse dizaine de millions de dollars d’impayés auprès des éditeurs – dont 80 % seraient toutefois concentrés sur le territoire nord-américain. « La cessation de paiement aura pour conséquence que personne ne disposera de moyens de recours. »
« Tout le problème est que le PDG était seul à décider, sans prendre en compte les conseils de personnes qu’il payait pour le conseil », déplore une ancienne salariée. Un autre nuance : « Les actionnaires ont le bon rôle : tout était géré de façon centralisée, mais sans suffisamment de jugement. Les actionnaires auraient dû regarder la gestion du groupe. Aujourd’hui, ils se mènent une guerre dont nous, employés, sommes les otages. Personne n’a pris ses responsabilités. »
La réalité économique de Bookwitty a toujours posé question : cette entreprise donnait le sentiment d’une abondance constante. Des ressources inépuisables, comme en atteste la multiplication des recrutements. « La vérité est que le modèle économique, très noble puisqu’il reposait sur l’idée de vendre des livres, sur de seules recommandations, était totalement utopique », déplore-t-on.
« Il était tellement séduisant de se dire qu’on allait lutter contre Amazon... » Le déploiement international donnait d’ailleurs ce sentiment d’une entreprise qui se portait extrêmement bien, et qui avait les moyens de ses ambitions. « Voilà un an, Bookwitty/Keeward, c’était Byzance : nous avions des budgets pour les contributeurs avec des enveloppes bien plus intéressantes que pour des missions free-lance classiques. On nous donnait l’opportunité de bien faire notre travail », note-t-on.
En juin 2017, une vague de recrutements commence, « alors que la société avait déjà des créances. On vivait clairement au-dessus de nos moyens : la société décidait de faire des embauches alors qu’on avait des factures impayées ». Jusqu’à la société de nettoyage pour les bureaux, remarque une employée, désabusée.
Reposant également sur un modèle d’affiliation avec des blogueurs, Bookwitty/Keeward continuait de développer son réseau. « Dans la situation logistique où l’on se trouvait, qui ne fonctionnait plus, nous avons continué à recruter et faire grandir ce réseau. Cela a participé à nous décrédibiliser », attendu que le suivi des ventes était devenu chaotique.
« À Beyrouth, depuis l’automne dernier, on sait que la situation est mauvaise : les premiers signes de la crise sont apparus à cette époque. » En décembre 2017, au bureau de Paris, on annonçait qu’il n’y avait plus d’argent pour payer les contributeurs qui écrivaient les articles. « En mai, on a su que c’était la catastrophe... »
Il y avait bien tout pour réussir : des levées de fonds importantes, des moyens techniques, des compétences, et des idées. Mais surtout, confirme-t-on, « nous avions une vraie volonté de travailler ensemble ». Alors quoi ? « La vente de livres, en réalité, était dérisoire. Et dans le même temps, les dirigeants ont flambé, avec des dépenses considérables, tant en frais de bouche qu’en déplacements luxueux », note une partenaire.
Apparu comme un partenaire privilégié pour les éditeurs, « Bookwitty a fini par devenir ce qu’il voulait combattre », regrette un éditeur africain. « Il a toujours régné une certaine opacité. Il était difficile de comprendre ce qui était en cours. » En novembre 2016, une personne chargée d’auditer la société, recrutée spécifiquement à cette fin, a été licenciée. Ses conclusions « pointaient clairement que nous allions droit dans le mur. Elles n’ont bien entendu pas été prises en compte. »
L’autre difficulté, « c’est que rien n’est fait dans les règles. La protection du droit du travail en France existe, mais, en cas de liquidation, ce sont les dettes sociales qui seront à verser en premier lieu. Or, les charges restent impayées depuis de nombreux mois » nous indique un ex-salarié. « Ils ont retardé le dépôt de bilan le plus longtemps possible, mais on n’aurait pas différemment agi, pour organiser l’insolvabilité de l’entreprise. Aujourd’hui, on en est arrivé aux huissiers. »
D’un côté, des éditeurs qui risquent de perdre des sommes qui peuvent être significatives, pour de petites structures, de l’autre, des salariés qui sont toujours en attente du paiement de leurs indemnités de licenciement. « Il y a eu de nombreux retards dans le versement des salaires, sans aucune information. On a attendu jusqu’à deux mois, sans aucune réponse. »
Dans un silence total, « Cyril [Hadji-Thomas] s’est défaussé de ses responsabilités : il n’a absolument pas assumé son rôle vis-à-vis de l’équipe. C’est difficile de le voir comme une victime des actionnaires, ou d’une levée de fonds qui ne s’est pas concrétisée, alors qu’il ne s’est que rarement préoccupé de nous. » Celle de 2016, par exemple, qui visait 30 millions €, mais n’aura pas abouti, a fait naître la mésentente entre actionnaires, refroidissant également les ardeurs. « Et pourtant, cet argent a été dépensé, comme s’il existait... »
N’ayant jamais véritablement réussi à intégrer les libraires dans le projet global, la société aura pêché « par excès d’orgueil. On comptait plus de développeurs que de personnes pour la communication globale, ou avec une connaissance du milieu du livre. » Conclusion : « Des ventes dérisoires, des commandes clients faibles, une absence de promotion... il aurait fallu porter le site différemment. »
Un gâchis, dont les salariés autant que les éditeurs font les frais, les yeux désormais rivés sur le 9 août... Contacté par ActuaLitté, le PDG n'a pas donné suite à nos demandes.
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
1 Commentaire
Henri Mojon
25/07/2018 à 16:40
Les Editions du Net ont toujours refusé de travailler avec Bookwitty à cause de l'opacité de cette entreprise, tout était trop beau...
Malheureusement, les auteurs eux ne bénéficient pas de l'assurance des salariés et ils ne toucheront jamais leurs droits d'auteur. Ce patron est un voyou et malheureusement en France il ne risque rien. #auteursencolere #editeurencolere