ROMAN FRANCOPHONE - Nous nous souvenons tous ce que nous faisions le vendredi 13 novembre 2015. Nous nous souvenons tous ce que nous faisions le mardi 11 septembre 2001. Avant nous, d’autres se sont souvenu.e.s du 1er septembre 1936, du 6 août 1945, du 12 août 1961 ou du 5 avril 1976. Etrangement, nous retenons plus facilement les dates associées à des drames, à des hommes et des femmes massacrés, à des avenirs anéantis.
Notre mémoire est plus profondément marquée par les évènements tragiques qui nous ont fait basculer dans la barbarie, l’indicible, l’inimaginable. Oui, je me souviens exactement ce que je faisais ce vendredi 13 novembre 2015, le jour où Paris a pris feu, le jour où la jeunesse, l’allégresse, la légèreté ont laissé la place à la peur, la méfiance, le repli ; ce jour démoniaque où 130 personnes, dont le seul crime fut d’être présents au mauvais endroit au mauvais moment, ont succombé aux assauts de quelques fous rêvant d’un paradis éternel…
Khalil aussi se souvient de cette soirée du 13 novembre 2015. Khalil était à Paris aux abords du stade de France. Khalil portait un gilet d’explosifs. Khalil devait tuer un maximum de personnes. Mais Khalil, bien qu’il ait appuyé sur ce détonateur, encore et encore, est resté vivant. Il a failli. L’artificier aurait commis une erreur, lui aurait donné le mauvais gilet. Était-ce un test de l’organisation pour évaluer sa détermination ? Pour vérifier, que malgré l’échec, il serait prêt à repartir ? Il demeure que Khalil fait toujours partie du monde des mortels, contrairement à son ami Driss qui lui a mérité son statut de martyr. Khalil doit rentrer chez lui à Molenbeek, comprendre ce qui s’est passé, car la prochaine fois, il ne se ratera pas, car un jour « il avait choisi sous serment de servir Dieu et de se venger de ceux qui l’avaient chosifié… ».
Dans son dernier roman, Yasmina Khadra nous immerge avec réalisme et violence dans l’esprit, l’âme et le cœur de Khalil, jeune belge au parcours chaotique, dont les parents sont arrivés de leur bled pour tenter d’offrir, comme tant d’autres, un avenir différent à leurs enfants. Mais Khalil peine à se trouver, à se construire, à s’engouffrer dans une voie qui le sortirait de son quartier, de sa condition, de sa misère – misère tant matérielle, spirituelle, qu’intellectuelle. A force d’entendre qu’il ne sera jamais un Belge à part entière, il finit par se laisser endoctriner par les paroles du cheikh révéré et embrigader dans cette légion suicidaire : « Tu n’auras pas de voiture avec chauffeur. Et s’il t’arrivait de porter un costume-cravate, le regard des autres te rappellerait d’où tu viens. Quoi que tu fasses, quoi que tu réussisses dans un laboratoire ou dans un stade, il suffirait que tu donnes un coup de boule à une fiotte pour …redevenir le bougnoule de toujours. »
Quand l’espérance s’évanouit, quand les siens deviennent des étrangers, quand demain n’a plus de sens, on ne peut refuser les bras accueillants et protecteurs d’une nouvelle famille qui jure de vous de vous élever, de faire vous un être flambant neuf : « Tu deviens le frère, et tu marches la tête haute parmi les hommes, comme un seigneur. Enterré le citoyen résiduel qui rasait les murs ; tu es le nombril du monde ». Plus rien ne compte si ce n’est l’association, le clan, l’idéal. A l’exception de sa sœur jumelle, unique élément qui le rattache à la vie, Khalil n’avait rien, ne voyait rien, n’envisageait rien. Les frères lui octroient une seconde chance, le respectent, lui confie des responsabilités. « Qu’avais-je été avant ? Une feuille volante ballottée par les vents contraires. Sur cette page blanche, ils avaient promis d’écrire une épopée dont je serais le héros…Un parasite voilà ce que j’étais avant, une larve, qui toute honte bue, vivotait aux crochets d’un père radin et d’une mère misérable. » Grâce à ses frères, Khalil devient visible, devient quelqu’un.
Mais ses convictions vont être confondues, renversées, bouleversées. Ses frères vont lui enlever une partie de lui-même, de sa chaire, de son sang. Et Khalil ne s’en remettra pas. Bien que désigné pour participer à la prochaine mission, Khalil questionne, Khalil doute, Khalil égare ses certitudes. En lui prenant le seul être qu’il a refusé de sacrifier sur l’autel de sa guerre, Daech a tué son humanité entière (Sourate 5, verset 32 du Coran : Qui tue un être humain a tué toute l’humanité.) Les mots de son ami d’enfance Rayan, résonnent peu à peu, le sortent progressivement de sa léthargie soumise, de son aveuglement forcé. « Le devoir est de vivre et de laisser vivre. Il n’y pas plus précieux que la vie et personne n’a le droit d’y toucher », même le Tout-puissant.
Au cours d’un entretien, Yasmina Khadra a dit qu’« en Islam, le grand péché est de se substituer à Dieu en jugeant les autres, en le condamnant ». Yasmina Khadra ne juge pas Khalil, ne le condamne pas. Il tente de remonter le fil d’une existence et saisir comment un jeune homme, qui n’est pas plus perdu ou plus mauvais qu’un autre, peut se laisser glisser vers la mort, sa mort et la mort d’innocents. Khadra n’excuse pas pour autant. Il n’épargne aucun acteur impliqué dans cet engrenage meurtrier.
Des parents pas assez attentifs à la détresse de leurs enfants ; des enfants qui n’ont plus la volonté de s’en sortir ; une société qui catégorise, isole, rejette, insulte ; des Etats qui ont permis aux clivages de se creuser et à la haine de fleurir ; des extrémistes avides de pouvoir qui profitent des faiblesses d’une génération en quête de repères et de réponses. Khadra redistribue la culpabilité sans infliger les peines. Nous sommes toutes et tous maîtres de notre destin, nous avons toutes et tous la possibilité de modifier la donne de départ.
Dans Khalil, Khadra illustre son refus de la fatalité et réaffirme sa foi inébranlable dans le libre arbitre en dressant le portait de ces trois enfants nés entre mars et juillet 1992. Dans le même immeuble, rue Melpomène, à Molenbeek. « Elevés comme des triplés », ils apprennent à marcher ensemble, ils chutent ensemble, ils grandissent ensemble. Résultat final : le premier explose pour s’acquitter de sa tâche divine, le second choisit de se battre pour se sauver ici-bas, et le troisième ne sait que faire de ce doute qui l’assaille alors qu’il se retrouve seul face à la seule vérité qui compte : « Toi, c’est-à-dire (être) ou bien un soldat de Dieu ou bien un suppôt de Satan. »
Alors, oui Khalil, ce n’est pas moi, ce n’est pas vous. Pourtant, au fil de pages, la narration à la première personne nous rapproche de lui et nous impose de nous mettre à sa place, de nous demander ce que nous aurions fait, lequel des trois, Driss, Rayan, Khalil, nous serions devenus. L’écriture de Khadra est pourvue d’une puissance unique, puissance qui nous happe et nous emmène dans des territoires où nous ne désirions pas aller initialement. Khadra nous attrape, nous oblige à reconsidérer nos acquis, à reformuler nos évidences.
Rien n’est totalement juste, rien n’est totalement injuste ; des zones d’ombre subsistent et la vérité est bien plus complexe que celle instillée par les frères à leurs recrues. Au-delà d’une analyse déconcertante – dérangeante parfois - du phénomène terroriste, Khadra réitère haut et fort sa confiance en l’être humain et dans la potentialité d’un Islam d’amour et de paix. Khalil est un redoutable message d’espoir sur l’aptitude de tout un chacun de ne pas se laisser entraîner dans la spirale du mal.
Alors, n’oubliez pas, n’oubliez jamais : le Bataclan, le World Trade Center, l’invasion de la Pologne, Hiroshima, le Mur de Berlin, la Place Tian’anmen, et tous les autres jours qui ont mis en péril notre liberté, notre solidarité et notre humanité. Le Bien a réussi à triompher, il n’y a aucune raison valable pour qu’il ne triomphe pas à nouveau…
Yasmina Khadra - Khalil - Julliard - 9782260024224 - 19 €
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