Cannibal lecteur, tout à la fois pied de nez et gourmandise, est un livre publié chez Favre par Pascal Vandeberghe, PDG des librairies Payot. Originellement publiées dans Antipresse, une lettre hebdomadaire suisse, ces chroniques sont aujourd’hui compilées dans un recueil. Florilège de lecteur. ActuaLitté vous propose de retrouver quelques-unes de ces chroniques, servies sur un plateau.
De prime abord tout nous oppose, et je n’aurais jamais dû m’intéresser à lui ni à ses écrits : fervent catholique et monarchiste convaincu, Georges Bernanos, présenté sous ces deux seules caractéristiques, ne semblait rien avoir de particulièrement attirant. Et pourtant...
Je ne sais pas quel hasard ou concours de circonstances, certains de ses essais me sont tombés sous la main dans ma prime jeunesse. Ni par quelle conjonction stellaire il m’est venu l’envie de les relire ces derniers temps. Ou plutôt si : je crois que les livres que nous avons lus, même il y a plusieurs décennies, laissent une empreinte indélébile en nous. Si l’on dit d’eux qu’ils sont « marquants », c’est bien qu’ils nous ont laissé une trace profonde.
Et sans doute que, même profondément enfouis, ils remontent à la surface quand des événements, des articles, des réflexions leur font un écho lointain : « Ça me dit quelque chose, ça me rappelle quelque chose. » Un peu comme un anticorps enfoui en vous qui s’active et se réveille face à un virus. Oui, décidément, la lecture fabrique des anticorps bien utiles face au nombre de virus qui envahissent notre monde.
Né en 1888, Bernanos a été profondément marqué par la Première Guerre mondiale, lors de laquelle, soldat dans les dragons, il a été plusieurs fois blessé. Mais c’est aussi la façon à ses yeux choquante dont la France humiliera l’Allemagne après la victoire de 1918 qui forgera sa pensée.
Catholique et monarchiste, certes. Mais surtout et avant tout révolté. En premier lieu contre le catholicisme et la monarchie des derniers rois français. Ce qui mérite quelques explications. Dans Les grands cimetières sous la lune, paru en 1938, il dénonce violemment le franquisme et surtout la complicité du clergé espagnol avec Franco. Il ne cessera, dans ses essais, de s’en prendre à ce catholicisme qui a abandonné toute spiritualité pour fricoter avec les régimes les plus abjects.
Dans Le chemin de la Croix-des-Âmes, volumineux ouvrage qui regroupe tous ses articles écrits et publiés entre 1940 et 1945, durant la Seconde Guerre mondiale, période où il vécut au Brésil avec sa famille, il n’aura pas de mots assez féroces pour condamner l’attirance du clergé pour Pétain et la collaboration : il refusait l’idée que le régime pétainiste constituât une rédemption indispensable et une punition méritée pour les Français.
Concernant la monarchie, il appelle à de nombreuses reprises, dans plusieurs livres, à « reprendre et terminer la grande révolution de 1789 » : pour lui, à partir de Louis XIV la monarchie s’est dévoyée. La monarchie de droit divin, qui fait du monarque un seigneur dont les sujets sont à son service, est une perversion de ce qu’était et doit être la monarchie authentique, dans laquelle c’est le roi qui est au service du peuple, sous le contrôle des parlements dont le pouvoir était égal à celui des rois, ce qui permettait ainsi de réguler, tempérer et modérer, et par là même empêcher les abus de pouvoir d’un monarque qui n’était donc pas « absolu ».
Mais ce qui a fait ressurgir cette lecture du passé dans mon esprit, c’est surtout sa violente critique de la finance, du pouvoir croissant de l’État et de l’asservissement des individus à la « robotisation du monde ». Lire ou relire, soixante-dix ans après leur rédaction, des livres comme La France contre les robots (1944) ou, plus ancien encore, La grande peur des bien-pensants (1931), son premier essai publié alors qu’il est déjà célèbre grâce au succès qu’avait obtenu son premier roman, Sous le soleil de Satan (1926), est étrangement salutaire et paraît d’une modernité proprement incroyable !
Ce qu’il appelle le « déterminisme » économique et qu’il pressent à l’époque comme étant la plus grande menace sur la liberté n’a fait que croître et embellir depuis. Voici quelques morceaux choisis, extraits de La France contre les robots :
Mais le déterminisme économique est aussi bon pour justifier les crises que les guerres, la destruction d’immenses stocks de produits alimentaires en vue seulement de maintenir les prix comme le sacrifice de troupeaux d’hommes.
Car vos futures mécaniques fabriqueront ceci ou cela, mais elles seront d’abord et avant tout, elles seront naturellement, essentiellement, des mécaniques à faire de l’or. Bien avant d’être au service de l’Humanité, elles serviront les vendeurs et les revendeurs d’or, c’est-à-dire les spéculateurs, elles seront des instruments de spéculation.
La Civilisation des machines a besoin, sous peine de mort, d’écouler l’énorme production de sa machinerie et elle utilise dans ce but – pour employer l’expression vengeresse inventée au cours de la dernière guerre mondiale par le génie populaire – des machines à bourrer le crâne. Oh ! je sais, le mot vous fait sourire. Vous n’êtes même plus sensibles au caractère réellement démoniaque de cette énorme entreprise d’abêtissement universel, où l’on voit collaborer les intérêts les plus divers, des plus abjects aux plus élevés – car les religions utilisent déjà des slogans. Politiciens, spéculateurs, gangsters, marchands, il ne s’agit que de faire vite, d’obtenir le résultat immédiat, coûte que coûte, soit qu’il s’agisse de lancer une marque de savon, ou de justifier une guerre, ou de négocier un emprunt de mille milliards. Ainsi les bons esprits s’avilissent, les esprits moyens deviennent imbéciles, et les imbéciles, le crâne bourré à éclater, la matière cérébrale giclant par les yeux et par les oreilles, se jettent les uns sur les autres, en hurlant de rage et d’épouvante.
Dans tous ses essais, Bernanos invective les « imbéciles » : ce mot revient régulièrement. Il explique le sens qu’il lui donne :
Ceux qui m’ont déjà fait l’honneur de me lire savent que je n’ai pas l’habitude de désigner sous le nom d’imbéciles les ignorants ou les simples. L’expérience m’a depuis longtemps démontré que l’imbécile n’est jamais simple, et très rarement ignorant. L’intellectuel devrait donc nous être, par définition, suspect ? Certainement. Je dis l’intellectuel, l’homme qui se donne lui-même ce titre, en raison des connaissances et des diplômes qu’il possède. Je ne parle évidemment pas du savant, de l’artiste ou de l’écrivain dont la vocation est de créer – pour lesquels l’intelligence n’est pas une profession, mais une vocation. Oui, dussé-je, une fois de plus, perdre en un instant tout le bénéfice de mon habituelle modération, j’irai jusqu’au bout de ma pensée. L’intellectuel est si souvent un imbécile que nous devrions tenir pour tel, jusqu’à ce qu’il nous ait prouvé le contraire.
Et enfin, pour terminer, je ne résiste pas à l’envie de vous faire partager un dernier morceau de l’œuvre de Bernanos, extrait celui-là de La liberté pour quoi faire ?, un recueil de cinq conférences données en 1946 et 1947 :
Les masses sont de plus en plus faites non pas d’hommes unis par la conscience de leurs droits et la volonté de les défendre, mais d’hommes de masse faits pour subsister en masse dans une civilisation de masse où le moindre petit groupe d’hommes dissidents libres serait considéré comme une grave rupture d’équilibre, une menace de catastrophe, une espèce de lézarde, de fissure capable d’entraîner brusquement la chute de tout l’édifice. La dictature des masses n’est nullement la libération des masses. On imagine très bien, au contraire, une dictature des masses asservies et cette dictature sera d’autant plus lourde que les masses seront plus « masses », c’est-à-dire plus asservies.
Tout est dit !
OUVRAGES PRINCIPAUX :
Georges BERNANOS (1888-1948):
Sous le soleil de Satan (1926), LGF, « Le Livre de poche », 2012
La grande peur des bien-pensants (1931), LGF, coll. « Le Livre de Poche Biblio », 1998
Les grands cimetières sous la lune (1938), Le Seuil, coll. « Points signature », 2014
Le chemin de la Croix-des-Âmes (1943-1945), Éditions du Rocher, 2017
La France contre les robots (1944), Le Castor Astral, 2017
La liberté pour quoi faire ? (1953), Gallimard, coll. « Folio essais », 2012
POUR ALLER PLUS LOIN :
Georges BERNANOS :
Essais et écrits de combat, tome 1, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,
1971
Essais et écrits de combat, tome 2, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1995
Œuvres romanesques complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2 tomes, 2015
[à paraître 14/02 : Pascal Vandenberghe – Cannibale lecteur Chroniques littéraires et perles de culture – Favre – 9782828917494 – 20 €]
Dossier : Rentrée d'hiver 2019 : une nouvelle année littéraire lancée
Paru le 14/02/2019
347 pages
Favre
22,00 €
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